Fondation Jean Piaget

Etape 1: Acquisition de la notion de substance

La conservation de la substance
Le début de l’atomisme
Les opérations de composition et de décomposition de la substance


La conservation de la substance

Le second stade est, comme les suivants, subdivisé en deux, le début de ce stade étant caractérisé par des réactions intermédiaires entre la non-conservation et la conservation de la substance, et la fin, par des jugements de franche conservation.

Les réactions intermédiaires

Lorsqu’on transforme de différentes manières l’une des deux boulettes d’argile, ou les deux, qui sont reconnues contenir la même quantité de matière lorsqu’elles présentent toute deux la même forme et la même taille, les enfants oscillent entre différentes réponses (fig. 28).
    – Certains sujets sont plutôt persuadés, comme l’étaient les plus jeunes, que lorsqu’on allonge l’une des deux boules, la ronde, qui n’est pas aplatie, contient plus de matière ("il y en a plus", sous-entendu de matière); mais dans le contexte où l’on sectionne l’une des boules, ils pourront affirmer que «c’est la même chose, parce que si l’on faisait de ça (les deux petites) une boule, elles seraient la même chose» (JP41a, p. 15).

    – D’autres enfants pourront être d’abord tentés d’affirmer qu’il y a plus dans la boule allongée, parce qu’elle est plus longue, puis juste après devenir sensibles à la grosseur de la boule non transformée, et affirmer alors que c’est plutôt celle-ci qui est plus grosse.

    – D’autres encore, ou les mêmes, pourront, après avoir affirmé la non égalité, devenir sensibles au fait que l’on a rien enlevé et rien ajouté, que l’on a seulement changé la forme, et en conclure alors à la conservation, mais non sans retomber ensuite dans un jugement de non-conservation, etc.
Ces comportements intermédiaires manifestent une oscillation typique entre:
    – des jugements fondés sur une estimation par simple transport perceptif d’une propriété provisoirement privilégiée et considérée isolément (la grosseur, la longueur, etc.), et

    – des jugements qui révèlent une sensibilité au fait qu’une transformation peut être annulée par son inverse (mais seule une analyse plus fine de ce que réalise une transformation pourra fournir à l’enfant la garantie ultime que les deux quantités sont vraiment égales).
Les jugements de conservation de la substance

A la fin de ce second stade par contre, la prégnance perceptive ne jouera plus aucun rôle en ce qui concerne la conservation de la substance. L’enfant affirme que la modification de forme d’un objet ne change en rien la quantité de matière (mais il continue à croire que le poids et le volume ne se conservent pas).

Les différentes actions possibles sur l’objet sont dès le départ regroupées de telle sorte qu’il sait que pour ajouter de la matière, il faut se livrer à une opération d’addition qui emprunte à l’extérieur la matière à ajouter. Allonger la boule de plasticine n’est pas ajouter de la substance, mais ne fait que transporter un morceau d’un tout vers une nouvelle partie du même tout considéré dans sa globalité, aucune partie du tout ne venant alors occuper la place laissée par l’ancienne partie.

Comme le dira ultérieurement Piaget , il y a "commutabilité" des parties constitutives de l’objet, c’est-à-dire «équivalence entre ce qui est ajouté au terme du déplacement et ce qui est soustrait ou enlevé à son départ» (JP83b, p. 139).

Il faut noter ici que, avant que l’enfant n’ait cette conviction de la conservation de la substance, qui ne changera plus pour le reste de sa vie, il était déjà en possession des éléments supportant cette conviction. Dès le premier stade, il savait bien en effet que, si l’on veut plus de chocolat, il suffit d’en ajouter à ce que l’on a déjà reçu; comme il savait, au moins en certaines circonstances, que, si l’on arrondit la seconde boule après l’avoir allongée, on va peut-être de nouveau avoir la même chose dans les deux boules (c’est ce que Piaget appelle la renversabilité). De même, il voyait bien que la boule ronde est plus grosse et la boule allongée plus longue.

Mais toutes ces briques de savoir n’étaient pas regroupées. Ce n’est donc que lorsque, grâce à un travail proprement intellectuel, il aura rassemblé les éléments de son expérience (expérience physique, mais aussi expérience portant sur ses actions propres) qu’il accédera au jugement de conservation ().

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Le début de l’atomisme

Que les enfants du second stade parviennent à ne plus faire reposer l’essentiel de leur jugement de quantité sur une lecture perceptive non encadrée par des opérations logiques, c’est-à-dire sur le seul transport perceptif d’une grandeur sur une autre de même type (la comparaison de deux longueurs par exemple, ou celle des points d’arrivée de deux longueurs), en d’autres termes que le rapport entre perception et pensée s’inverse, c’est ce que viennent confirmer les réponses de ces enfants au problème de l’atomisme (fig. 32).

La dissolution du sucre et le début de l’atomisme

Lorsque l’on demande aux sujets du début du deuxième stade ce qui se passe lorsque le sucre fond, les réactions sont doubles.
    L’enfant peut commencer par affirmer l’anéantissement du sucre, puis après avoir constaté que le poids ou la hauteur de l’eau ne change pas, ou que l’eau reste sucrée, rejeter son premier jugement en affirmant, par exemple, qu’ «il y a toujours le sucre, mais en poudre et on ne le voit pas» (JP41a, p. 100; les recherches sur la représentation de l’espace montreront de leur côté que cette déduction, qui seule est compatible avec le fait brut livré par l’expérience, ne signifie pas pour autant que l’enfant ait l’intuition de l’infiniment petit, JP48a).

    Ou bien, avant même toute perception de la non variation du niveau de l’eau, l’enfant peut osciller entre une croyance en la complète disparition du sucre, et la croyance, confirmée par l’expérience, selon laquelle le sucre reste sous une forme où l’on ne peut plus le voir: «il est en miettes, en toutes petites miettes qu’on ne peut pas voir» (p. 101; les réponses de l’enfant montrent qu’il est en train de distinguer les deux notions de disparaître: disparaître à la vue et s’anéantir).
Coordination empirique des rapports perçus

Ce que révèlent les réponses des enfants du deuxième stade par rapport à ceux du premier, c’est l’effort d’intégrer logiquement les différentes affirmations qui traduisent soit la perception actuelle, soit les savoirs antérieurs du sujet par rapport au sucre mis dans l’eau (la conservation du goût, etc.).

Les solutions apportées par les enfants du début du deuxième stade au problème de la dissolution du sucre montrent comment «un processus de différenciation et de coordination complémentaire des qualités ou des rapports perçus», qui, examiné de plus près, apparaît comme un processus de regroupements et de compositions de "préopérations", «suffit à rendre compte de la conservation naissante de la substance» (JP41a, p. 109).

Le problème de la dissolution offre ainsi le grand intérêt, par la multiplicité des dimensions en jeu (le goût, le poids, la couleur, le volume, etc.), et par la liaison qu’il permet entre la perception et le raisonnement logique, de montrer comment les convictions achevées de l’adulte sont, non pas la conséquence d’une simple lecture passive de l’expérience, mais le résultat d’une intense activité intellectuelle faite de différenciations notionnelles, ainsi que de coordination et de composition des préopérations, et qui reste encore mal connue.

En bref, c’est toute la théorie des schèmes, de leurs différenciations et de leurs coordinations qui trouve dans de telles expériences matière à enrichissement et à approfondissement.

Si maintenant on interroge les enfants de la fin du second stade sur le problème de la dissolution, les réponses données sont sans ambiguïté: il n’y a plus aucun doute pour eux que la sucre est présent dans l’eau sous forme, par exemple, de «petits grains fin» (p. 113). Il y a donc conservation de la substance. Mais avant toute lecture de l’expérience ces enfants sont tout aussi convaincus que le poids et le volume du sucre non fondu et du sucre fondu varient.

La dilatation des corps et le problème de la densité

Qu’en est-il des réponses des enfants de ce stade au problème de la dilatation d’un corps (un grain de pop-corn en l’occurrence)? (fig. 31) Comme pour la dissolution du sucre, on y constate la présence de jugements de conservation de la substance dans le même temps où sont niées celles du poids ou du volume.

C’est le cas d’un enfant qui affirme «c’est la même chose, mais plus léger» (JP41a, p. 146). La substance se conserve parce que, puisque rien n’a été enlevé, il faut en conclure à la conservation.

Le sujet du premier stade ne pouvait pas le faire parce qu’il n’avait pas les instruments opératoires lui permettant de se représenter en pensée un grain comme étant composé de petites parties qui demeurent les mêmes après dilatation et qui ne font que se déplacer.

Le sujet du second stade parvient lui à cette décomposition de l’objet en parties. Est-ce que pour autant il a acquis la notion de densité? Non, parce que, ni le poids ni le volume ne se conservent, et qu’il ne parvient pas encore à différencier le volume global visible de celui résultant de la somme des volumes des "atomes" du grain.

Comme le montrent pourtant les réponses au problème d’estimer le poids d’objets composés de matières différentes (un bouchon et un caillou par exemple), une notion préopératoire de la densité apparaît grâce à l’intuition que l’enfant a alors des parties composantes d’un objet. Considérant alors chaque objet de l’intérieur, il peut reconnaître que, pour juger le poids d’un corps, il ne faut pas seulement tenir compte de son volume apparent, mais aussi de la matière dont il est compos.

Mais cette reconnaissance n’aboutit pas à une notion opératoire de densité, parce que, non seulement il faudra qu’il reconnaisse le poids d’un corps comme invariable lorsqu’on en change la forme ou qu’on le sectionne, mais aussi qu’il puisse imaginer les rapports d’éloignements ou de resserrements entre les parties d’un objet, activité qui nécessite une représentation opératoire de l’espace.

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Les opérations de composition et de décomposition de la substance

L’ensemble des recherches portant sur les problèmes de conservation montre que si l’enfant du second stade parvient finalement à affirmer la conservation de la substance, il le doit au fait qu’il parvient à concevoir l’objet comme composé d’une somme de parties qui ne varient pas lors de leur déplacement.

Mais lorsque les problèmes de composition ou de décomposition de parties portent sur les propriétés de poids ou de volume, l’enfant de ce stade n’y parvient que par tâtonnement.
    Ainsi, lorsqu’après avoir fait constaté l’égalité de poids entre une boulette d’argile et un bouchon, puis avoir déposé la moitié du bouchon sur l’un des deux plateaux d’une balance, le psychologue demande à l’enfant de mettre un poids égal d’argile sur l’autre plateau de la balance, celui-ci n’y parvient qu’en enlevant petit bout par petit bout des morceaux de la boulette, jusqu’à ce que la balance lui montre que sa boulette est devenue égale en poids à la moitié du bouchon.
En d’autres termes cet enfant, tout en sachant bien que le bouchon est composé de ses deux moitiés, n’utilise pas l’opération, triviale pour le sujet plus âgé, qui consiste à sectionner en deux la boulette d’argile pour rétablir l’égalité des poids constatée au départ entre le bouchon et la boulette, tous deux alors encore entiers.

On a ici une bonne illustration de ce que signifie la notion de pensée concrète. Alors que l’enfant de ce stade sait opérer sur des objets en les découpant en parties et en déplaçant mentalement ou réellement ces parties, ou encore en additionnant de nouvelles parties, en réalisant des opérations d’égalisation, etc., il suffit d’introduire la notion de poids pour que ce savoir opératoire, dont l’application est strictement identique du point de vue logique, ne soit plus utilisé.

Composer des parties, ou composer des parties pesantes d’un objet, ce n’est donc pas la même chose pour un enfant du présent stade. La seconde action fait intervenir en plus la notion même de poids; et tant que l’enfant ne parvient pas à acquérir une notion opératoire de poids, ce qu’il fera peu à peu, par regroupements de préopérations consistant à égaliser des poids, ou à déplacer en pensée les parties pesantes d’un objet, etc., il en appelle à l’intuition, fonde sur le sentiment du poids qu’offre l’apparence d’un objet, pour résoudre autant les problèmes d’égalisation de poids que ceux de conservation, d’ailleurs intrinsèquement reliés aux premiers.

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[…] il est impossible, à aucun niveau, de séparer l’objet du sujet. Seuls existent les rapports entre eux deux, mais ces rapports peuvent être plus ou moins centrés ou décentrés et c’est en cette inversion de sens que consiste le passage de la subjectivité à l’objectivité.