Fondation Jean Piaget

Stade 1: Absence des notions de probabilité et de hasard

Un mélange trop ordonné...
Les réactions face au trucage
Absence de la notion de probabilité
Du désordre dans les conduites...
Absence de la notion de désordre


Un mélange trop ordonné...

Comment l’enfant préopératoire réagit-t-il face à des phénomènes dans lesquels l’aléatoire est immédiatement perceptible pour l’adulte? L’un des phénomènes qui manifeste le mieux la présence du hasard est celui du mélange (fig. 39).

Contrairement à un fait tel que celui d’une tuile tombant sur la tête d’un passant, dans lequel l’intervention du hasard échappe à l’intuition directe, lorsque des billes se mélangent les unes avec les autres, le sentiment paraît en revanche s’imposer que ce mélange se fait au hasard. En va-t-il ainsi pour l’enfant de cinq ou six ans?

Les prédictions qu’il émet sur le caractère mélangé ou non des billes de deux couleurs, lorsque, après avoir incliné la boîte dans laquelle ces billes étaient bien séparées selon leur couleur, on s’apprête à l’incliner en sens inverse, sont révélatrices.

De manière générale, il affirme que les billes regagneront leur place initiale, les rouges d’un côté, les blanches de l’autre. Si alors on lui fait constater le mélange résultant de cette double inclinaison, les réactions seront variées.
    Certains enfants pourront refuser le désordre et remettre les billes aux places que, selon eux, elles devraient occuper.

    D’autres concevront le mélange comme un intermédiaire vers une telle remise en ordre. Le mélange sera alors conçu comme partiel: les enfants croiront percevoir des régularités dans la distribution des billes.
On voit que la notion véritable de mélange impliquant l’indépendance des éléments mélangés est encore absente de la pensée des sujets. De plus les réponses de ceux-ci ont un caractère paradoxal.

Alors que dans les jugements de conservation les réponses des plus jeunes ignorent la réversibilité des opérations, dans les phénomènes physiques où l’irréversibilité du cours des vénements est la plus grande, il y a tout au moins apparence de réversibilité. Mais cette réversibilité là n’a rien d’opératoire. Dans les jugements de retour des billes à leur point de départ, comme dans les jugements de conservation, l’enfant privilégie l’état qui s’impose avec le plus d’évidence à la perception, au lieu de considérer les transformations qui relient cet état aux autres.

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Les réactions face au trucage

Un deuxième type de situation qui permet d’étudier la genèse de la notion de hasard chez l’enfant est celle fournie par le trucage statistique (fig. 41). Comment réagissent des enfants de cinq à six ans environ, lorsque l’on lance sur la table des jetons dont les deux côtés sont identiques, ces jetons ayant été substitués à d’autres comportant des dessins différents sur chacun de leur côté?

Hormis quelques-uns qui trouvent "drôle" que tous les jetons tombent du même côté (par exemple présentent tous une croix), ces enfants accueillent quelque résultat que ce soit avec le même sentiment de normalité. Tout peut arriver pour des sujets préopératoires, aussi ne sont-ils pas surpris que, bien qu’ils s’attendent à voir des ronds si on relance les jetons, seules des croix réapparaissent à nouveau.

Une preuve supplémentaire que ces enfants sont tout à fait insensibles au trucage du matériel est que, après que le psychologue leur ait dévoilé la façon dont il a substitué des faux jetons aux vrais, ils croient que pour les vrais jetons les choses pourraient sans autre se passer de la même façon qu’elles viennent de se passer avec les jetons truqués.

Quant aux enfants pour qui ce qui se passe est un peu "drôle", ils ne parviennent pas à imaginer que les jetons ont été remplacés et ils peuvent émettre l’idée que tous les jetons se sont mis du même côté, ce qui est certes un phénomène rare (d’où leur affirmation: c’est drôle), mais dont ils acceptent tout à fait l’idée qu’il puisse se reproduire plusieurs fois de suite.

Enfin ces mêmes enfants peuvent évoquer un facteur explicatif coutumier pour la pensée préopératoire: le pouvoir magique d’agir sur le cours des choses pour le modifier. Ils diront qu’il y a quelque chose dans les mains du psychologue (ou dans leurs propres mains, si c’est eux qui vident le sac dans lequel se trouvent les jetons) qui explique que ceux-ci se retrouvent tous du même côté.

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Absence de la notion de probabilité

La compréhension du hasard est très étroitement liée à la compréhension de la notion de probabilité. C’est d’ailleurs celle-ci qui permettra au sujet de niveau opératoire de prédire des phénomènes se produisant de façon purement aléatoire.

Comment donc l’enfant de niveau préopératoire se débrouille-t-il dans des tâches où il est question de probabilité, et en particulier face au problème (fig. 42) qui consiste à prédire la couleur d’une puce ou d’un jeton qui va être extrait d’un sac, ou de celles de deux jetons qui sont extraits ensemble du même sac (l’enfant ayant sous les yeux un double de la collection initiale des puces ou des jetons se trouvant dans le sac et qui, au départ, contient, par exemple, quinze jaunes, dix rouges, sept vertes et trois bleues)?

Il peut être déjà sensible à la différence du nombre de puces de chaque couleur. Mais ce n’est là qu’un critère parmi d’autres qui guidera alors sa réponse, et il ne se livre en tous les cas à aucun calcul justifiant sa prédiction.

Certains enfants pourront même affirmer, dans un cas où il y a six rouges, quatre bleus et un blanc, que c’est une blanche qui va sortir «parce qu’il n’y en a qu’une» (JP51, p. 130). Comme l’expérimentateur lui annonce qu’il va sortir un jeton, l’enfant privilégie la sous-collection n’en comportant qu’un!

Parfois d’ailleurs les enfants se baseront sur l’ordre dans lequel les jetons sont présentés sur la table pour faire leur prédiction (et cela même lorsqu’on leur montre que l’on secoue vivement le sac afin de bien tout mélanger). Il y a là un phénomène de participation à distance qui rappelle l’un des traits caractéristiques dont Lévy-Bruhl avait cru pouvoir détecter la présence dans la pensée prélogique, et que Piaget avait retrouvé dans ses recherches des années vingt sur la pensée enfantine.

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Du désordre dans les conduites...

Dans les phénomènes de mélange (fig. 39), comme dans les problèmes de probabilité (fig. 42), il intervient forcément, du point de vue scientifique, une dimension proprement combinatoire. Lorsque l’on extrait deux puces (ou jetons) du sac, ou lorsque les billes de la boîte viennent se ranger le long d’un côté de celle-ci, c’est à chaque coup une certaine combinaison qui apparaît.

On comprend dès lors que Piaget et Inhelder aient pris soin de relier les recherches sur la genèse du hasard à celles sur les opérations combinatoires, opérations dont les études sur la pensée formelle montrent par ailleurs qu’elles jouent un rôle fondamental dans la construction et le fonctionnement de cette pensée.

Soit une collection de jetons rouges, une autre de jetons blancs, une troisième de bleus, etc.

Lorsque l’on demande aux enfants de six ans environ de placer tous les couples possibles de jetons, pour peu qu’il n’y ait pas plus de cinq ou six couleurs, ils parviennent en tâtonnant et de façon empirique à une solution complète (les enfants plus jeunes ne trouvent qu’un nombre incomplet de combinaisons).

Les combinaisons qu’ils trouvent sont guidées par un certain nombre de symétries élémentaires (par exemple, placer deux rouges, puis deux bleus, etc.), ou par une simple persévération: ayant posé un rouge avec un bleu, puis un rouge avec un blanc, un enfant peut poursuivre sur sa lancée et placer un rouge avec un vert.

Mais le comportement du sujet n’est pas prédéterminé par une règle qu’il se donne. L’enchaînement désordonné de ses actions montre que c’est par hasard qu’il profite de certaines régularités empiriques qui s’imposent à lui et qui l’aident à aboutir à la solution complète.

Les conduites que l’enfant de cinq à six ans manifeste ici sont tout à fait conformes à celles qu’il manifeste dans des problèmes tels que celui de la sériation, dans lesquels il s’agit également d’introduire de l’ordre au sein du matériel considéré.

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Absence de la notion de désordre

Ce qui résulte de l’ensemble des recherches permettant de révéler différentes facettes de la notion de hasard est que l’enfant du stade préopératoire n’a qu’une idée toute primitive de celui-ci. Il peut être sensible au caractère rare d’un phénomène ou au fait qu’il n’est pas sûr qu’un événement attendu se produise (par exemple il peut dire ne pas savoir si un jeton va tomber de tel ou tel côté).

Mais par ailleurs il confond sans cesse ce qui relève de lois physiques, de l’intentionnalité psychologique, de lois logiques, ou ce qui relève des "lois du hasard" (en d’autres termes du calcul des probabilités).

Il croit percevoir de l’ordre logique dans un mélange statistique, ou il croit physiquement possible un retour à un point de départ qui, le calcul l’enseigne, relève de l’improbable (il n’est donc pas ou peu surpris par l’apparition de phénomènes qui n’ont physiquement "aucune" chance de se réaliser, sinon par trucage de l’expérience).

Il s’attend à voir surgir tel événement physique plutôt que tel autre simplement parce que le premier partage un certain nombre de traits avec un troisième événement qu’il perçoit ou dont il souhaite l’apparition, etc. Croire que, d’une collection composée de deux jetons rouges et d’un blanc, il a plus de chance de tirer un blanc, parce que c’est un seul jeton qu’il s’agit de prendre, c’est montrer une imperméabilité quasi totale au concept de probabilité.

En bref, si l’enfant de la fin du premier stade a une certaine notion de la rareté de certains événements par rapport à d’autres, il n’est encore en possession ni de la notion véritable de mélange, ni de l’idée de probabilité.

Il en résulte que cet enfant ne peut être en possession de la notion rationnelle de hasard, qui l’empêchera quelques années plus tard de prendre des vessies pour des lanternes (de prendre par exemple pour le résultat d’une intention psychologique ce qui n’est que simple concours de circonstances, ou inversement de croire naturel ce qui est le résultat d’une supercherie).

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Il peut en effet exister un certain nombre de « sagesses » différentes et cependant toutes valables, tandis que, pour le savoir, il ne saurait subsister sur chaque point qu’une seule connaissance « vraie », si approximative soit-elle et relative à un niveau donné de son élaboration.