Fondation Jean Piaget

Les régulations cognitives

Introduction
Les régulations par annulation
Les régulations constructrices
Les régulations parfaites


Introduction

La régulation intervient de manière très générale dans le fonctionnement des systèmes vivants, que ce soit au niveau biologique, psychologique ou sociologique (la notion de régulation s’applique d’ailleurs à tous les systèmes téléonomiques et dépasse ainsi le champ strict du vivant).

C’est elle qui, sous des formes variées, permet à ces systèmes de perdurer, que ce soit en conservant un état à travers le temps (homéostase), ou que ce soit en les transformant de façon à pouvoir conserver, sinon le détail de leur structure, du moins leur fonctionnement.

Sur le plan strictement psychologique, la quasi totalité des exemples de régulation donnés par Piaget dans les différents chapitres et aux différentes étapes de son oeuvre ont la particularité de faire intervenir l’activité du sujet (). Ce sont à ce titre des régulations proprement psychologiques, dont l’effet est là aussi de permettre d’assurer le fonctionnement le plus stable possible des systèmes cognitifs et normatifs qui sous-tendent la conduite humaine.

Régulations affectives et régulations cognitives

Les régulations auxquelles s’est avant tout attaché Piaget sont naturellement les régulations cognitives. Cela ne signifie pas que l’affectivité ou la volonté n’y joue aucun rôle. Les sentiments de l’échec ou du succès, de la joie ou de l’abattement..., en un mot les régulations au sens où l’entendait Janet agissent sur le terrain cognitif comme sur tout autre terrain.

Seulement Piaget va compléter les régulations psychologiques d’application très générale décrites par son maître, par des régulations d’une autre sorte, qui interviennent sur le plan des schèmes ou des systèmes cognitifs en entraînant soit leur stabilisation provisoire, soit leur transformation majorante (ou "méliorantes", pour reprendre un néologisme créé par Cellérier pour exprimer le fait que ces transformations aboutissent à des systèmes "meilleurs", plus puissants, dans l’accomplissement des fonctions cognitives).

Lorsque, à quelque niveau que ce soit, le sujet est soumis à un déséquilibre cognitif, il peut réagir de différentes façons. Dans la longue étude théorique qu’il a consacrée à l’équilibration des systèmes cognitifs, Piaget distingue quatre types ou paliers de réaction.

Le premier revient tout simplement à écarter le problème, sans essayer de le résoudre, c’est-à-dire sans transformer ou enrichir le ou les systèmes cognitifs en déséquilibre. C’est par exemple la conduite de la fuite ou de la «cessation de l’action» face à un obstacle cognitif (JP75, p. 25).

Pour Piaget, ce genre de réaction n’est pas considérée comme une régulation cognitive (observons pourtant qu’il y a régulation affective au sens où l’entendait Janet). La régulation cognitive commence lorsque le sujet affronte le déséquilibre et permet ainsi au système et aux sous-systèmes impliqués dans la situation de retrouver un équilibre plus ou moins durable. C’est alors qu’intervient l’un ou l’autre des trois autres types de réaction, qui sont soit des régulations par annulation, soit des régulations constructrices (qui aboutissent à de nouvelles conduites ou à de nouveaux systèmes cognitifs).

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Les régulations par annulation

Les premières véritables conduites de régulation cognitive sont surtout propres aux situations dans lesquelles le déséquilibre résulte d’un problème que le bagage de schèmes dont dispose le sujet permet de résoudre par simple modification de la situation extérieure ou par simple ajustement de l’un ou l’autre des schèmes activés.

En pareil cas, la réaction la plus élémentaire que pourra adopter le sujet sera d’annuler l’obstacle. Cela pourra se faire de deux manières:
    – Si l’obstacle est faible et perçu comme ne dépassant pas les limites d’accommodation des schèmes activés, le sujet pourra simplement laisser le ou les schèmes activés répéter leur action et les laisser alors s’ajuster à la situation particulière qu’impose l’obstacle;

    – Ou bien alors, si l’obstacle est important et hors de portée des schèmes du sujet, celui-ci pourra, en utilisant les connaissances qu’il a des relations en jeu, chercher à agir sur lui pour l’annuler (par exemple, chez le bébé, en déplaçant la main d’un parent qui l’empêche de saisir un objet convoité).
Une autre forme d’annulation de l’obstacle particulièrement intéressante est celle dans laquelle le sujet refoule celui-ci ou en déforme la perception alors que le bagage de schèmes dont il dispose contient ceux qui lui permettraient de l’intégrer.

Dans ce type de situation, similaire au refoulement mis en évidence par Janet et Freud, il semble que ce qui est régulation cognitive à un niveau inférieur de la hiérarchie des conduites, par exemple au niveau des conduites de perception, joue le rôle de conduite d’évitement pour un niveau supérieur de la vie mentale du sujet.

Un exemple typique ici est celui de ces enfants qui, interrogés sur le problème d’une bille venant heurter un groupe de billes serrées les unes contre les autres, affirment que les billes intermédiaires ont bougé «un peu quand même» (JP75, p. 72): ces enfants ne veulent pas voir ce que leurs yeux perçoivent, parce que ce que ceux-ci perçoivent est contradictoire avec une ou plusieurs de leurs croyances.

Un type de régulation non transformatrice

La régulation par annulation d’un obstacle ne transforme pas le système cognitif. Elle revient simplement, comme son nom l’indique, à annuler l’action de l’obstacle par une action en sens contraire qui implique tout au plus une accommodation conservatrice d’un schème.

Ce type de régulation ne coûte pas beaucoup au système cognitif puisqu’il revient dans les deux cas à utiliser sans création nouvelle des constructions passées pour résoudre un problème actuel.

Néanmoins la régulation par annulation de l’obstacle n’est plus satisfaisante lorsque le déséquilibre du système cognitif a sa cause première soit dans les conflits qui peuvent naître de sous-systèmes insuffisamment coordonnés, soit d’une lacune interne à ce système ou à l’un de ses sous-systèmes (voir le cas du système incomplet formé par les opérations additives et soustractives des nombres naturels, ou à une échelle bien inférieure, le cas du bébé qui n’aurait pas encore construit une notion de causalité suffisante pour lui faire comprendre la nature des obstacles qu’il rencontre).

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Les régulations constructrices

Un troisième palier de réaction aux déséquilibres apparaît avec ce que l’on pourrait appeler des régulations constructrices et non pas seulement conservatrices, dans la mesure où elles résultent en construction de nouveaux systèmes prolongeant et intégrant tout ou partie des précédents.

Cette nouvelle forme de régulation demande plus d’efforts de la part du sujet, et exige que son niveau cognitif soit suffisamment élev par rapport à l’obstacle à franchir.

Elle se produit lorsque le sujet ne se contente pas d’annuler l’obstacle surgi de l’extérieur en ne faisant tout au plus qu’ajuster les schèmes alors activés, mais laisse le champ libre à une activité créatrice de nouveaux schèmes.

Cette régulation par modification du système se fera par exemple en coordonnant progressivement les unes aux autres les constatations que le sujet peut faire par rapport à certaines transformations de la réalité extérieure (allongement d’une boule de plasticine par exemple) mises en relations avec d’autres transformations, l’ensemble de ces transformations étant par ailleurs toujours assimilé aux actions par lesquelles le sujet modifie la réalité extérieure.

Le grand avantage de ce type de régulation par rapport à la simple régulation par annulation de l’obstacle est qu’il permet d’anticiper les transformations pouvant se dérouler dans le futur et ainsi diminuer nombre d’obstacles de même degré que celui ainsi franchi.

De telles régulations anticipatrices se produisent déjà, notons-le, sur le terrain de la perception. Leur intervention se vérifie à travers la constatation de l’apparition, à un certain niveau du développement cognitif, de ce que Piaget a appelé les illusions perceptives secondaires (l’adolescent ou l’adulte anticipe par exemple certaines illusions perceptives primaires produites par des effets perceptifs de bas niveau, en les surcompensant, ce qui fait apparaître des illusions de sens contraire).

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Les régulations parfaites

Dans le cas privilégié de la psychogenèse des opérations logico-mathématiques, les régulations constructrices aboutissent, en cas de regroupement des préopérations de même famille et de différenciation des notions qui leur sont liées, à des capacités parfaites et complètes d’anticipation des transformations résultant des opérations en jeu, que ces opérations soient celles du sujet, ou que ce soient celles qu’il applique ou attribue la réalité extérieure.

En pareil cas, le sujet n’a plus besoin de réguler ses actions par rapport au domaine délimité par chacun de ces groupes ou groupements d’opérations. La régulation cède en quelque sorte sa place à la norme logique ou mathématique guidant de manière parfaite, en droit du moins (mais le droit agit!), une partie des activités logico-mathématiques des sujets.

Mais il y a plus. L’examen des régulations entrant en jeu dans le cas de la psychogenèse de ces systèmes cognitifs privilégiés montre que les régulations agies par le sujet lors de chaque stade dit intermédiaire consistent en l’activation de préopérations de sens contraire à la préopération qui est à la source de la perturbation:
    L’enfant voyant une baguette se déplacer sur la droite d’une autre sera porté à compenser ce déplacement en constatant que l’autre baguette dépasse la première sur sa gauche.
A la lumière de ces faits et de leur interprétation, il apparaît alors que les opérations finales des groupements et groupes logico-mathématiques ne sont rien d’autres que l’aboutissement de ces préopérations régulatrices, aboutissement qui résulte précisément de leur complet regroupement et de la dissociation des notions qui les accompagnent.

C’est en ce sens que, pour Piaget, les opérations logiques et mathématiques de la pensée, qui interviennent constamment dans le fonctionnement de la pensée concrète et de la pensée formelle ne sont rien d’autres, en définitive, que des régulations parfaites et achevées ().

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[…] le but de l’enseignement des mathématiques reste toujours d’atteindre la rigueur logique ainsi que la compréhension d’un formalisme suffisant, mais seule la psychologie est en état de fournir aux pédagogues les données sur la manière dont cette rigueur et ce formalisme seront obtenus le plus sûrement.