Fondation Jean Piaget

Affectivité et volonté

Introduction
Besoin, volonté et régulation des valeurs
Piaget et la psychanalyse


Introduction

Toute conduite psychologique comporte toujours plusieurs dimensions, de mobilisation, de finalité, de perception (et de représentation), d’action (et d’opération), et d’évaluation, qui peuvent donner lieu chacune à des activités spécialisées.

En s’inspirant des découpages réalisés par la philosophie classique, la psychologie a très tôt distingué différents champs d’étude, dont chacun recouvre plus ou moins complètement l’une ou l’autre de ces dimensions: la motivation et la volition, la perception, l’image et l’intelligence, le comportement, enfin l’affectivité.

Le but premier de Piaget étant de résoudre le problème de l’origine des normes et des formes de la raison et de la science, il a tout au long de son oeuvre avant tout privilégié l’étude de la perception et de l’action, sans consacrer d’études expérimentales aux autres dimensions ().

Il n’en a pas moins constamment reconnu leur importance pour le fonctionnement psychologique, même s’il a partagé une certaine réserve des savants du début de ce siècle face à l’emploi de la notion de finalité, qu’il a alors identifiée à la «traduction subjective d’un processus de mise en équilibre» (JP36, p. 17), mais en laquelle il n’en a pas moins reconnu une "fonction régulatrice" agissant sur l’intelligence.

Un intérêt constant, quoique secondaire, pour l’affectivité

En réalité, Piaget a tout au long de l’élaboration de son oeuvre réfléchi au rapport de la motivation (le besoin, l’intérêt), de la volonté et de l’affectivité avec l’intelligence, comme il a constamment prêté attention aux travaux et aux thèses des auteurs qui portaient sur l’une ou l’autre de ces dimensions de la vie psychologique.

Trois auteurs vont plus particulièrement le marquer, sans pour autant jamais le faire dévier du programme qu’il s’était fixé: Claparède, Janet, mais aussi Freud.
    – De Claparède, il retiendra et discutera non seulement la thèse de l’importance du besoin et de l’intérêt dans toute conduite psychologique, mais aussi sa conception de la volonté (empruntée à W. James), selon laquelle: «lorsqu’une tendance inférieure se trouve aux prises avec une tendance supérieure, il y a intervention de la volonté lorsque la conduite fait primer la seconde, c’est-à-dire s’engage sur la ligne de plus grande résistance, et défaite de la volonté dans le cas inverse» (JP42_5, p. 9). – De Janet, il retiendra son impressionnante conception de l’affectivité définie comme une activité de régulation de l’action (en d’autres termes d’un ensemble d’actions agissant de façon variée non pas, comme les actions dites alors "primaires", sur le monde extérieur ou sur des représentations, mais sur les actions primaires elles-mêmes, en les accélérant, les freinant, les suspendant, les terminant, etc.). Il en retiendra et discutera également l’idée que ces régulations de l’action relèvent d’une sorte d’économie psychologique, chaque individu investissant plus ou moins de force dans telle ou telle activité, chaque activité pouvant être plus ou moins coûteuse en "énergie psychique".

    – De Freud enfin, s’il retiendra l’essentiel des faits découverts par celui-ci, il reprendra plusieurs concepts tels que ceux d’inconscient, de refoulement ou de complexe, mais pour leur donner une interprétation conforme au constructivisme et débarrassée de toute métaphysique.
En commentant l’oeuvre de Claparède, de Janet et de Freud, mais aussi de bien d’autres psychologues du 20e siècle, Piaget apporte chaque fois des idées originales et il nous donne l’occasion d’observer à l’oeuvre un processus fascinant d’assimilation et daccommodation: accommodation que constitue son intérêt et son attention aux théories existantes; et assimilation dans la mesure où il cherche à en intégrer différents concepts, tout en les révisant.

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Besoin, volonté et régulation des valeurs

Les conceptions de Claparède et de James relativement au besoin et à la volonté souffrent toutes deux d’un même défaut. Elles font reposer les conduites inférieures et supérieures de la vie psychologique sur deux constatations, portant l’une sur le besoin (qui serait à la source de toute conduite), l’autre sur la volonté (qui permettrait à l’individu de faire primer la tendance supérieure sur la tendance inférieure), mais qui restent inexpliquées, dans la mesure où l’on ne sait pas comment tout cela se passe.

Le besoin

Comme il l’a fait pour la finalité, Piaget cherche à faire entrer la notion de besoin dans le giron de la science "mécaniciste" en la faisant reposer sur la notion de déséquilibre ou encore sur celle de rythme de fonctionnement d’un organe biologique ou d’un schème (rythme et déséquilibre sont des notions qui permettent de coordonner les faits psychologiques aux faits biologiques, et ceux-ci aux faits physico-chimiques).

On voit ici apparaître le souci de Piaget de n’emprunter aucun concept qui puisse d’une manière ou d’une autre rappeler des notions telles que "l’élan vital" de Bergson, qui feraient sortir la psychologie du domaine scientifique.

La volonté

Quant à la volonté, et là est certainement la chose la plus intéressante, il s’appuie sur sa théorie du développement cognitif pour montrer comment le paradoxe contenu dans la définition de James et Claparède disparaît si l’on compare «l’acte volontaire à l’opération logique»:
    «L’intelligence consiste, elle aussi, à faire triompher une tendance supérieure mais faible (la conclusion d’un raisonnement) sur une tendance inférieure et forte (les apparences perceptives) et, si elle y réussit, c’est simplement que, grâce à la réversibilité opératoire, elle parvient soit à conserver les données perceptives antérieures, de manière à leur permettre de compenser celles qui leur ont succédé, soit à anticiper des données futures susceptibles de jouer le même rôle.» (JP42_5, p. 21).
La volonté, comme l’intelligence parviendra à faire dominer la tendance la plus faible dans la mesure où elle aussi pourra s’appuyer sur la pensée opératoire.

La régulation des valeurs

La thèse de Janet assimilant l’affectivité à une régulation de l’action a séduit Piaget (la joie accélérant par exemple une action, la tristesse, la freinant). Cette interprétation rendait intelligible des faits indiscutables, mais que les anciennes explications tendaient soit à considérer comme de simples reflets du fonctionnement physiologique, soit au contraire à couper de tout lien avec les mécanismes physico-chimiques de l’organisme.

Piaget ne fera ici que compléter la conception de son maître en ajoutant, à côté des «régulations économiques» par lesquelles celui-ci expliquait le choix des conduites individuelles, des «régulations de la valorisation» qui détermineraient la finalité de l’action par opposition aux forces qu’elle mobilise.
    «Pourquoi, en effet, un but donné a-t-il de la valeur pour un individu? Est-ce seulement parce qu’il lui coûtera peu ou augmentera ses forces? Ou est-ce en fonction de toutes les valeurs qu’il a reconnues antérieurement et qui tendent à se coordonner entre elles et à s’équilibrer les unes les autres par des régulations autonomes ?» (JP42_5, p. 18).
C’est dans ses travaux de sociologie des valeurs que Piaget décrira avec plus de précision ce processus de coordination et d’équilibration des valeurs.

Ce bref aperçu suffit à suggérer comment les compléments ou les critiques esquissés par Piaget par rapport à la thorie des régulations affectives de Janet, aussi bien que par rapport à la définition de la volonté proposée par Claparède à la suite de James, sont la conséquence de l’application de la découverte de la pensée opératoire au domaine de l’affectivité et de la volonté.

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Piaget et la psychanalyse

Les rapports de Piaget avec la psychanalyse se réduisent pour l’essentiel aux interprétations nouvelles que l’auteur propose de trois notions clé de la conception freudienne: l’inconscient, le refoulement et le complexe d’Oedipe.

Ces interprétations, qui portent sur les mécanismes en jeu et non pas sur les faits eux-mêmes, seront moins liées à la théorie de l’intelligence opératoire, qu’à la notion de schème ainsi qu’aux processus cognitifs qui interviennent dans la construction de nouvelles conduites et de nouvelles notions.

Piaget va en particulier substituer aux notions de souvenirs inconscients et de complexe d’Oedipe (en tant que lié à de tels souvenirs), celle de la conservation de schèmes anciennement acquis, schèmes portant alors sur les relations de l’enfant avec les événements vécus ou avec ses proches. Quant au mécanisme du refoulement, il montrera qu’il relève du fonctionnement cognitif le plus général.

L’examen de la discussion des thèses psychanalytiques montre l’existence d’un double apport de Piaget basé sur l’élargissement de deux dimensions de sa théorie au domaine de l’affectivité et de la volonté:
    – le premier résulte d’une application de la notion de schème, et plus généralement de la théorie du fonctionnement cognitif aux faits affectifs;

    – le second consiste en la mise en évidence de l’existence d’un parallélisme probable entre la genèse de l’intelligence et les développements de l’affectivité et de la volonté; mise en évidence en partie fondée sur les études sur le jugement moral, mais surtout sur l’application théorique de la conception opératoire aux faits affectifs et volontaires.
Mentalité enfantine et pensée inconsciente

Cette double généralisation de la théorie du développement intellectuel au domaine de l’affectivité et de la volonté s’est faite en trois temps. Le premier est celui des recherches des années vingt sur la mentalité enfantine.

Une étude sur "La psychanalyse dans ses rapports avec la psychologie de l’enfant" aboutit à suggérer que les processus mis en évidence par Freud (le refoulement, l’inconscient, les complexes, etc.) ont «leur importance dans le développement de la raison» (JP20_2, p. 19). Assimilation est faite par ailleurs de la pensée du jeune enfant à certaines caractéristiques de la pensée, décrites par la psychanalyse (primat partiel du principe du plaisir sur le principe de réalité, etc.).

Enfin, l’étude sur le jugement moral (JP32) permet de mettre en parallèle la progression de la pensée de l’enfant sur le plan intellectuel (passage de l’égocentrisme à la relativité des points de vue, donc à une pensée socialisée) et sur le plan moral (passage de l’hétéronomie à l’autonomie et à la réciprocité morales). Elle apporte ainsi une base scientifique à l’emploi du concept de sublimation, utilisé par Freud, mais sans que celui-ci ait jamais pu, ni même d’ailleurs cherché, à analyser ses implications («la psychanalyse n’a point de critère à ses jugements de valeurs», affirmait Piaget en 1918, JP18, p. 181).

Schème, opération, mémoire et affectivité

Le deuxième temps de mise en relation de l’intelligence avec l’affectivité se produit dès le milieu des années trente, avec la théorie de l’intelligence sensori-motrice, puis avec la découverte de la pensée opératoire. Elle dure jusqu’aux années soixante, avec notamment les travaux sur la mémoire.

Appliquée au domaine des relations interpersonnelles, la théorie des schèmes propose de considérer que les interactions de l’enfant avec ses proches entraînent la construction de "schèmes affectifs" ou de schèmes sociaux, dont la conservation peut ne pas relever de la mémoire au sens strict (la mémoire-souvenir, véritable construction plus ou moins continue du passé), mais de la mémoire au sens large, en tant que continuation du fonctionnement des schèmes acquis, pour autant que ceux-ci ne se dissolvent pas par intégration dans des nouveaux, ou ne disparaissent pas faute, peut-être, de fonctionnements répétés.

La théorie des schèmes et l’interprétation constructiviste de la mémoire permet ainsi de faire l’conomie d’une notion de souvenir inconscient, ou d’inconscient comme réservoir de souvenir.

Quant à la découverte de la pensée opératoire, elle se traduit sur le plan de l’affectivité et de la volonté par le même progrès qu’elle a eu sur celui de la pensée intellectuelle de l’enfant. Cette application des travaux sur la genèse des opérations complète l’interprétation de la notion de sublimation, que Piaget esquissait au début des années vingt. De même, en effet, que le groupement des préopérations transforme celles-ci en opérations et permet de triompher de la force des apparences perceptives:
    «[...] la volonté assure le triomphe d’une valeur morale sur une valeur passionnelle [... Il y a là] un "groupement" des valeurs et le caractère réversible de ses enchaînements explique comment l’acte volontaire parvient à insérer l’affectivité du moment dans un système durable de moyens et de fins [...]. C’est pourquoi il demeurera toujours quelque vérité en cette affirmation de l’un des meilleurs connaisseurs des passions humaines, Spinoza, qui en est venu à considérer la volonté et l’intelligence logique comme une seule et même chose» (JP42_5, p. 21).
Refoulement cognitif et refoulement affectif

Le troisième moment, qui confirme donc l’intérêt constant que Piaget a eu par rapport à l’affectivité et à la volonté, est celui où il va utiliser ses découvertes des années septante faites non plus sur le plan de la genèse de l’intelligence et des notions intellectuelles, mais sur celui des mécanismes de construction des structures (en particulier les régulations et la prise de conscience). Ces nouvelles découvertes lui permettront de confirmer ses tout premiers essais consacrés à la psychanalyse et dans lesquels il soutenait que le refoulement et, donc, l’inconscient sont la conséquence de mécanismes psychologiques absolument généraux ().

Hormis les esquisses de mises en parallèle des "stades de l’intelligence" et des "stades de l’affectivité", Piaget n’a jamais été tenté par la volonté d’établir une théorie unitaire englobant la totalité des composantes de la vie psychologique. Il est certain qu’il appelait de ses voeux une telle théorie, dont il a fourni quelques ingrédients possibles. Ainsi affirmera-t-il en 1971 «qu’il viendra un jour où la psychologie des fonctions cognitives et la psychanalyse seront obligées de se fusionner» (JP71_8, p. 12). Mais son intérêt pour l’épistémologie, et plus généralement pour l’explication des normes rationnelles, l’a toujours emporté sur une entreprise qui est avant tout du ressort de la psychologie.

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La société, c’est l’ensemble des rapports sociaux. Or, parmi ceux-ci, deux types extrêmes peuvent être distingués : les rapports de contrainte, dont le propre est d’imposer de l’extérieur à l’individu un système de règles à contenu obligatoire, et les rapports de coopération, dont l’essence est de faire naître, à l’intérieur même des esprits, la conscience de normes idéales commandant à toutes les règles.

J. Piaget, Le Jugement moral chez l’enfant, 1932, p. 310