Fondation Jean Piaget

Caractéristiques épistémologiques de l’arithmétique

Fécondité
Nécessité


Fécondité

Le problème de la fécondité des sciences est au fond assez récent. Après tout l’une des tendances de la science est d’arriver à une explication ultime du monde physique. Mais la prise de conscience de l’impossibilité d’atteindre jamais une telle fin a curieusement entraîné une valorisation, dès la fin du dix-neuvième siècle, de la tendance inverse, dont Bergson s’est fait le chantre sur le terrain de la philosophie, et qui, sur celui de la science, se traduit par le souhait d’une progression sans fin de la pensée scientifique.

C’est dans ce contexte que Piaget s’est interrogé sur le caractère illimité ou non des constructions mathématiques.

La fécondité de l’arithmétique

Les sources possibles de la fécondité scientifique sont doubles.
    Une science peut espérer puiser une fécondité sans fin dans le caractère forcément inachevé de toute connaissance de la réalité extérieure.

    L’autre source est celle que les biologistes ont mise en évidence: la capacité illimitée du vivant de créer de nouvelles formes.
Or les études psychogénétiques réalisées tant sur le terrain de l’intelligence sensori-motrice que sur celui de la pensée représentative suggèrent que c’est effectivement la seconde source qui fournit la clé de la fécondité de la pensée mathématique.

L’étude psychogénétique montre le rôle crucial de l’activité du sujet dans la production de nouvelles formes mathématiques. Elle confirme en particulier l’importance placée par Poincaré dans le caractère sans fin de la récurrence mathématique. L’enfant, comme le mathématicien ou comme anciennement Aristote, a clairement conscience, vers huit ou neuf ans, du caractère illimité de la construction des nombres.

D’autre part, les multiples différenciations et coordinations notionnelles qui apparaissent tout au long du développement cognitif sont elles aussi la source d’une fécondité quasi-infinie, qui s’inscrit assez directement en prolongement de la fécondité propre au vivant (par exemple, à travers la combinatoire génétique).

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Nécessité

Une fois confirmée la fécondité, interne au sujet, des processus créateurs des êtres et des formes mathématiques, un nouveau problème surgit, celui de la nécessité de la pensée mathématique (). Comment se fait-il que les constructions de l’enfant et du mathématicien ne soient pas de pures et simples inventions formelles? D’où viennent les contraintes internes qui limitent considérablement la création mathématique et font apparaître les produits de l’activité mathématique comme dotés d’une réalité qui impose ses lois au sujet, semblant à ce titre relever d’une découverte plus que d’une invention?

Piaget a très tôt proposé une solution, au début purement spéculative, empruntée d’ailleurs à plusieurs philosophes de la fin du dix-neuvième siècle, et qui elle aussi était basée sur l’intuition biologique. La vie ne fait pas que révéler une prodigalité sans fin. Les êtres qui sont engendrés par les processus de création biologique sont tous, à quelque niveau que ce soit, des organisations dans lesquelles il y a une mutuelle dépendance des parties entre elles, et des parties avec le tout dont elles sont membres. Or ces rapports de dépendance ne sauraient se réduire à des lois physiques, mais sont liés à une propriété de conservation biologique.

Totalité biologique et nécessité mathématique

Pour le dire en un langage un peu désuet, mais qui exprime bien l’intuition profonde qui sous-tend les recherches de Piaget et permet à celui-ci de découvrir et de préciser ce qu’il cherchait: chaque partie ou presque d’un organisme tend à rester en vie, comme l’organisme tout entier tend à le faire.

Il est reconnu que l’intuition vitaliste, qui a longtemps habité les biologistes opposés à une forme de mécanisme et de matérialisme naïfs, a permis de poser les bons problèmes. Il en va de même de la sorte de vitalisme qui a longtemps habité Piaget, quand bien même celui-ci affirmait clairement, dès 1918, la volonté de déboucher sur une solution purement mécanique au problème de la conservation des formes vivantes.

Avec l’intuition des totalités organiques qui sous-tendait ses recherches, Piaget n’a eu aucune peine à découvrir au sein des phénomènes psychologiques des processus intégrateurs qui vont en définitive expliquer comment la construction des structures opératoires (base des idéalités mathématiques) n’est pas gratuite, mais obéit à des contraintes de cohérence, sources de la nécessité mathématique.

Cohérence intellectuelle et nécessité mathématique

La construction des structures opératoires est clairement soumise à cette contrainte. Ainsi, l’enfant qui, lors du stade préopératoire, ne cesse de varier ses critères de jugement quant à la valeur de tel ou tel objet qu’il considère (cette ligne est-elle plus longue que cette autre ligne, y a-t-il plus de chocolat dans l’assiette de mon frère maintenant qu’il a mis en morceaux son chocolat, ai-je plus à boire que ma soeur, etc.), est sans arrêt porté à changer ses affirmations. Or il souhaite par ailleurs conserver ses affirmations. La seule façon de s’en sortir est d’organiser ses croyances et de regrouper ses préopérations de manière à limiter cette variabilité sans borne que fournit la libre combinatoire des schèmes.

Le seul "miracle" dans cette histoire est qu’une telle fermeture, ou un tel regroupement des opérations en familles de même nature, soit possible. Sur ce point, il n’y a pas de réponse. Mais peut-être est-ce cet ultime mystère que Piaget tendra à dissoudre en soutenant la thèse d’une origine biologique de ce processus d’équilibration des différenciations et des intégrations dont il constate la présence au sein du développement cognitif de l’enfant, puis remontant plus haut encore, en suggérant que la tendance à l’organisation qui est inscrite au coeur du vivant repose elle-même sur les propriétés générales de tout système physique.

Comment en tout cas ne pas constater chez Piaget lui-même une tension féconde entre, d’un côté, une sensibilité quasi bergsonienne pour la créativité qui réside au coeur du vivant et de la pensée, et de l’autre, une soif, toute platonicienne elle, de stabilité et d’unité.

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[…] le but de l’enseignement des mathématiques reste toujours d’atteindre la rigueur logique ainsi que la compréhension d’un formalisme suffisant, mais seule la psychologie est en état de fournir aux pédagogues les données sur la manière dont cette rigueur et ce formalisme seront obtenus le plus sûrement.