Fondation Jean Piaget

Représentation spatiale

Introduction
Bilan des recherches psychogénétiques
Apport de la recherche historique


Introduction

L’étude sur la construction de l’espace chez le bébé permet d’apporter une première réponse au problème de l’origine de l’espace.

Alors que tout un "savoir" spatial est en quelque sorte inscrit au niveau de l’organisation biologique, et se manifeste par exemple lors des modifications du tonus musculaire (espace postural), alors que des groupes sont également inscrits dans des comportements réflexes ou dans des gestes automatiques (par exemple les mouvements par lesquels le bébé approche ou écarte ses bras), ce n’est que progressivement qu’il construit l’espace lié aux conduites psychologiques, ainsi que les groupes subjectifs (groupe subjectif), puis de plus en plus objectifs de déplacements qui lui sont constitutifs.

La solution aprioriste et partiellement conventionnaliste de Poincaré est ainsi révisée: Sans être complètement rejeté, l’apriorisme est doublé d’une sorte de constructivisme avant la lettre (en 1937 Piaget n’utilise pas encore ce terme), et le conventionnalisme prend une tournure plus franchement empiriste (l’expérience impose la tridimensionnalité spatiale).

L’étude des représentations spatiales et des jugements géométriques chez l’enfant de quatre à douze ans environ confirme amplement les réponses tirées de l’observation des conduites spatiales des bébés.

Elle permet également de les compléter en montrant comment la connaissance spatiale se détache progressivement de la perception et de la représentation des figures pour se mathématiser toujours davantage.

Regroupées, et comparées à la recherche sur la genèse des pensées logique et arithmétique, ces deux études permettent ainsi d’apporter de précieux éléments de réponse à la question soulevée par le double statut de la connaissance et de la science géométriques.

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Bilan des recherches psychogénétiques

Rôle des opérations et de leur regroupement

La première constatation très générale que Piaget peut tirer de l’étude de la genèse de l’espace représentatif est que celle-ci confirme très largement les observations faites sur le développement de la logique et de l’arithmétique de l’enfant.
    Comme dans ces derniers domaines, les connaissances spatiales dépendent de manière très étroite de la construction progressive d’opérations spatiales variées faites de rotation et de translation, de partition, de section, d’alignement, etc., qui, dans l’analyse logique qu’en fait Piaget, reviennent toutes à des additions, des soustractions, des multiplications et des divisions d’éléments ou de relations.

    Et comme dans le cadre logico-arithmétique, les regroupements d’opérations de même famille se traduisent par des jugements de conservation, et comme dans ce cadre, des synthèses entre certaines de ces opérations, le déplacement et la partition en l’occurrence, permettent la construction de l’unité métrique, condition des opérations de mesure et de la formulation de jugements de quantité non plus seulement intensifs (cette baguette est plus longue que celle-ci), mais extensifs ou métriques (elle est plus longue de n centimètres).
La mise en correspondance des études sur la pensée géométrique d’un côté, logique et arithmétique de l’autre, met en évidence un parallélisme tout à fait surprenant de ces deux grands domaines de la pensée mathématique. A quoi tient donc leur différence?

Au fait que, alors que la logique et l’arithmétique portent sur des éléments discrets qu’il s’agit par exemple d’ajouter ou de soustraire à des classes ou à des collections numériques, les opérations spatiales portent sur le continu, c’est-à-dire sur l’espace et ses contenants qu’il s’agit de déplacer, de découper, d’assembler, etc.

Mais encore une fois, si l’on fait abstraction de leurs contenus respectifs, le domaine du spatial et celui du logico-arithmétique offrent une remarquable parenté de structure, chose que Descartes avait d’ailleurs déjà constatée.

Le support figural de la représentation spatiale

Du point de vue algébrique il n’y pas de différence entre les opérations spatiales et logico-arithmétiques, et ceci est confirmé par la création au dix-neuvième siècle des nombres réels qui ont les mêmes propriétés de continuité que le continu spatial. D’un autre côté pourtant, le développement de la représentation spatiale offre plusieurs particularités par rapport à celui de la logique ou du nombre.

C’est par exemple le cas de la présence de connaissances topologiques élémentaires qui précèdent l’acquisition des savoirs projectifs et euclidiens: les caractères de voisinage, de vide ou de plein, etc., sont très tôt reconnus et représentés par l’enfant dans ses dessins, cela contrairement aux caractères euclidiens, même lorsque ceux-ci n’offrent aucune difficulté technique particulière. De plus la représentation spatiale est constamment reliée à la perception des figures ou de l’ordre de placement des objets dans l’espace.

Ce lien entre l’espace et la perception se reflète dans l’importance que prend le premier dans les stades intermédiaires de la pensée de l’enfant. Que ce soit sur le plan de la logique, de l’arithmétique ou de l’espace, l’enfant de ce niveau trouve le plus souvent dans des constats spatiaux la réponse aux questions qu’il se pose ou qu’on lui pose.

Si l’appui sur la perception de la figure apparaît comme souvent trompeur, autant sur le terrain de l’espace que sur celui de la logique et de l’arithmétique, il n’en montre pas moins l’importance des lectures des relations ou des formes spatiales dans la pensée du jeune enfant.

Sur le terrain de l’espace, comme sur celui de la logique, longtemps fusionnée à l’espace, c’est seulement par une "algébrisation" de sa propre pensée que l’enfant pourra accéder à une véritable maîtrise de l’espace, c’est-à-dire qu’il saura en maîtriser les nombreuses transformations qui y apparaissent. Seulement le sort de cette algébrisation n’a pas le même sens sur le terrain du continu ou sur celui du discret.

Les structures, fondement d’une connaissance objective de l’espace

Comme sur le plan de la logique et de l’arithmétique, c’est uniquement par le poids croissant des préopérations géométriques et surtout par leur regroupement en structure que les enfants accèdent à une connaissance objective de l’espace.

La maîtrise des propriétés les plus complexes de l’espace, comme la notion de volume, ou celles des proportions spatiales, ou encore comme la coordination des doubles systèmes de référence (les déplacements d’un escargot sur une planche composés avec les déplacements de cette planche), ne peut plus trouver de supports directs dans l’image ou dans la perception.

C’est sur le plan abstrait de la composition opératoire d’opérations propres à chacun des systèmes mis en rapport que se joue l’accès à la connaissance géométrique complète de l’espace. Mais, à la différence de l’arithmétique ou de la logique, les opérations d’opérations ainsi construites sur le plan abstrait peuvent aussitôt être attribuées à la réalité extérieure que l’enfant a sous les yeux, ou qu’il est en train de se représenter.

Contrairement donc à ce qui se passe sur le plan de l’arithmétique ou de la logique, où l’enfant doit se détourner des suggestions de la perception pour concevoir les classes ou pour créer le nombre par synthèse de la classe et de la relation, sur le plan de l’espace c’est toujours en ayant en vue l’espace dans lequel il se trouve, ou sa transposition sur le plan de la représentation, que l’enfant regroupe ses préopérations, puis ses opérations géométriques.

On retrouve ainsi sur le plan de la représentation spatiale de l’enfant cet attachement constant entre le sujet et la réalité extérieure, constaté tant sur le plan de la perception que sur celui des activités sensori-motrices. La seule diffrence, qui éclaire le problème du statut particulier de la géométrie, est que les deux pôles de la connaissance se distendent quelque peu, le sujet construisant par abstraction réfléchissante des opérations de transformation géométrique qu’il peut aussitôt cependant appliquer et attribuer aux opérations géométriques extérieures.

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Apport de la recherche historique

Les constats que le psychologue peut faire sur le développement des connaissances spatiales de l’enfant, l’historien des sciences va les retrouver sur le plan du développement de la science géométrique.

Alors que les nombres figuraux des mathématiciens grecs ne sont qu’un épisode de l’histoire de l’arithmétique, c’est pendant des siècles que ce lien constant entre les opérations et les figures géométriques et leur transformation sera maintenu (les opérations du géomètre restant d’ailleurs longtemps inconscientes).

L’importance de la considération des figures, de "l’intra-figural" comme l’appellent Piaget et Garcia dans leur ouvrage comparatif sur la psychogenèse et l’histoire des sciences (JP83b), est telle que ce n’est que lorsque le parallélisme entre l’algèbre numérique et les transformations spatiales sera reconnu, au dix-septième siècle, que les mathématiciens géomètres pourront commencer à s’en détacher quelque peu pour s’intéresser aux opérations qui permettent de transformer les figures les unes dans les autres.

Si l’étape "inter-figurale" de la géométrie réserve encore une place importante aux figures, cette place changera de statut lorsqu’au dix-neuvième siècle les géométries euclidiennes et non-euclidiennes céderont la place à une géométrie algébrique pour laquelle les figures n’ont plus qu’un rôle subalterne, l’essentiel étant les opérations elles-mêmes et les lois auxquelles elles obéissent. Leur étude est alors le fait d’une géométrie "trans-figurale", ou les figures s’effacent au profit des structures liant les opérations les unes aux autres.

Pourtant même à ce stade de haute abstraction scientifique et de virtuosité technique, la dimension figurale ne sera pas complètement perdue de vue. Aujourd’hui d’ailleurs, si les capacités figuratives de l’homme n’arrivent pas à suivre la puissance des compositions opératoires, les machines informatiques permettent de retrouver en partie ce parallélisme constant entre l’opératif et le figuratif constaté à travers le développement de la pensée géométrique de l’enfant.

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[…] l’épistémologie génétique […] cherche […] à analyser le travail réel de la pensée en marche, qu’il s’agisse de celle des travailleurs scientifiques comme de cette immense masse d’activités cognitives préscientifiques débutant dès le passage de la vie organique aux comportements élémentaires.

J. Piaget, Introduction à l'épistémologie génétique., 1973, vol. 1, p. 9