Fondation Jean Piaget

Biologie et connaissance

Introduction
La continuité entre biologie et connaissance
Le piège réductionnniste
Biologie et mathématique


Introduction

"Biologie et connaissance" est le titre d’un important ouvrage théorique dans lequel Piaget fait la synthèse des recherches et des réflexions poursuivies pendant des décennies (JP67a). "Biologie et connaissance" désigne aussi le coeur de l’oeuvre dans la mesure où le projet que s’était fixé l’auteur vers 1920 était l’établissement d’une théorie biologique de la connaissance, et qu’une part importante de ce projet consistait à développer une épistémologie de la biologie.

L’originalité profonde de Piaget, tant en biologie qu’en épistémologie et en psychologie, est d’avoir systématiquement cherché à rapprocher ces disciplines, mais sans réduire la biologie aux sciences de l’intelligence et de la connaissance, et encore moins l’inverse.

Biologiste de formation, Piaget a très tôt pu constater le peu d’intérêt que les biologistes portent généralement aux problèmes de la connaissance. En sens inverse, il a pu constater soit l’ignorance fréquente des psychologues par rapport aux problèmes et aux solutions biologiques, soit l’évocation parfois quelque peu magique qu’ils font de la biologie pour rendre compte de l’origine des connaissances.

Enfin il a pu également observer le caractère un peu paradoxal du recours aux facteurs biologique et psychologique dans l’explication de cette origine: le facteur intérieur est considéré souvent comme presque entièrement biologique (rôle de l’inné et de la maturation biologique dans la genèse des connaissances), la psychologie se réservant le champ de l’acquisition des connaissances empiriques chez les sujets.

Une part importante de l’approche piagétienne des rapports entre biologie et connaissance va précisément consister à rompre avec cette distribution classique des rôles: d’un côté des biologistes darwiniens, qui privilégient la variation au hasard des formes biologiques, y compris pour ce qu’il y a d’inné dans la connaissance, et de l’autre des psychologues tout occupés à établir les lois de l’apprentissage empirique.

Haut de page

La continuité entre biologie et connaissance

La thèse que Piaget va s’efforcer d’établir dès les années trente, au moins dès la synthèse de ses recherches sur la genèse de l’intelligence sensori-motrice chez le bébé, est l’existence d’une continuité entre la réalité biologique et la réalité cognitive, la première fournissant le terreau dans lequel la seconde trouve ses racines.

Dans "Biologie et connaissance" cette solution prend la forme suivante: «Les processus cognitifs apparaissent [...] simultanément comme la résultante de l’autorégulation organique dont ils reflètent les mécanismes essentiels et comme les organes les plus différenciés de cette régulation au sein des interactions avec l’extérieur» (JP67a, p. 38). Pour corroborer sa thèse, Piaget procède de différentes façons.

De la logique de l’intelligence à la logique du vivant

La plus évidente est celle qui consiste à prolonger le travail de l’épistémologie historico-critique sur le terrain de la psychogenèse, et cela en remontant jusqu’aux sources de celle-ci, c’est-à-dire jusqu’aux premières conduites manifestées par les bébés dans les semaines qui suivent leur naissance. Piaget a eu très tôt l’intuition que la logique de l’action, qui plonge ses racines dans la logique du vivant, est au point de départ de la logique de la pensée. Les recherches psychogénétiques confirmeront la justesse de cette intuition, et surtout permettront de lui donner une consistance qui n’aurait pu être prédite dans les années dix.

La parenté des problèmes, des notions et des solutions

Une deuxième façon de corroborer l’hypothèse d’une continuité entre la biologie et la connaissance est de montrer l’étendue de l’isomorphisme ou de l’analogie entre les problèmes généraux de la biologie d’un côté, et ceux de la psychologie cognitive et de l’épistémologie génétique de l’autre, de même que la similitude des différentes solutions possibles.

Dans le même ordre d’idée, il est aussi possible de montrer la parenté de leurs notions explicatives, et la parenté des modèles utilisés de part et d’autre. Parmi les notions centrales se trouvent les notions d’assimilation et d’accommodation, mais aussi d’organisation et de régulation.

La continuité des processus fonctionnels

Quelles sont les relations qui existent entre les processus fonctionnels à l’oeuvre sur le plan biologique et sur le plan psycho-cognitif? Tout en se gardant de réduire les réalités cognitives supérieures aux réalités cognitives inférieures, et celles-ci aux réalités biologiques concernées par des échanges de nature avant tout physiologiques et non pas cognitifs entre l’organisme et le milieu, Piaget affirme – et cette affirmation est très ancienne chez lui – l’existence d’une continuité fonctionnelle entre les processus physiologiques de l’assimilation, de l’accommodation, de l’organisation et de la régulation biologique, et les processus informationnels de l’assimilation, de l’accommodation, de l’organisation et de la régulation cognitive ().

Pour l’auteur, le fait que l’on constate dans toute organisation biologique et dans toute organisation cognitive une tension entre deux pôles des totalités en jeu, l’un assimilateur et l’autre accommodateur, et le fait que l’on y constate également constamment la présence de régulations qui portent soit sur la conservation des organisations ou de leurs parties, soit sur le réglage des échanges physiologiques et cognitifs avec le milieu, sont très importants.

Il ne s’agit pas simplement à ses yeux d’une analogie, mais de la conséquence directe du fait supposé que les régulations cognitives sont une spécialisation des régulations biologiques, régulations qui, au départ portent sur les échanges non plus seulement physiologiques, mais aussi cognitifs avec la réalité extérieure.

Le problème de l’instinct

Une troisième façon de corroborer la continuité entre les réalités biologique et cognitive est suggérée par les recherches sur les "connaissances instinctives". Alors que les biologistes ne se sont que rarement occupés des connaissances de niveau supérieur (et lorsqu’ils l’ont fait, cela n’a pas été sans réduction à l’instinct), l’étude des instincts a fourni un champ d’étude particulièrement important de la biologie darwinienne du vingtième siècle.

Cette étude comporte deux aspects qui intéressent Piaget. Le premier aspect concerne l’organisation des instincts, le second, leur formation. A considérer tout d’abord le premier aspect, Piaget n’a aucune peine, et n’est d’ailleurs pas le premier, à trouver l’équivalent non seulement d’une logique de l’action, mais plus fortement d’une mathématique, inclus dans le montage parfois extraordinaire des instincts complexes (le "talent géométrique" de l’araignée, la logique de la coordination des actions dans les parades sexuelles, la danse des abeilles, etc.).

Qu’une grande similitude puisse être mise en évidence entre l’instinct animal et l’intelligence humaine, cela a été ainsi reconnu par certains biologistes qui n’hésitaient pas à parler de l’intelligence de l’instinct, ou par Bergson qui trouvait dans l’instinct quelque chose qui s’apparente à la meilleure part de l’intelligence humaine, le caractère "instinctif" (au sens populaire du terme) qu’elle manifeste chez certains génies qui, à l’égal du mathématicien et physicien Poincaré, savent avant toute démonstration et de manière très intuitive pressentir la solution d’un problème complexe.

Mais précisément, de ce que l’instinct offre parfois des manifestations proprement stupéfiantes de réglages très fins de conduites très complexes, peut-on conclure à l’existence d’une intelligence cachée?

La similitude des mécanismes de construction

La réponse à la question précédente dépend des conclusions qu’autorise le second aspect de l’étude de l’instinct, qui porte non plus sur son organisation mais sur sa formation. Il y a peu de résultats probants de ce côté là. Mais Piaget suggère la présence de mécanismes de construction anticipant sur le plan biologique les mécanismes qu’il a découverts sur le plan de la psychogenèse de l’intelligence et des connaissances scientifiques.

L’aspect peut-être le plus spectaculaire de la façon dont Piaget aborde la question de la continuité des mécanismes supposés rendre compte de la genèse des organisations vivantes, et de celle de l’intelligence et de la connaissance scientifique, est alors la façon dont, après avoir élaboré les bases d’une théorie constructiviste de la connaissance rationnelle et scientifique, il revient sur le terrain du problème de l’origine des formes vivantes.

Il y suggère comment la notion mystérieuse de plan d’organisation, que Lamarck invoquait, mais pour l’attribuer au «sublime Auteur de la nature», et que le biologiste Cuénot attribuait à la présence d’une intelligence cachée dans la nature, pourrait s’expliquer par des processus qui anticipent sur le plan biologique les processus constructifs à l’oeuvre sur le plan strictement cognitif.

Piaget n’hésite ainsi pas à suggérer que les "convergences avec dépassement" que le biologiste constate sur le terrain de l’évolution des organisations biologiques puissent être un mécanisme précurseur de ce processus central de l’équilibration cognitive qu’est l’abstraction réfléchissante.

Haut de page

Le piège réductionnniste

En cherchant un mécanisme similaire à l’intelligence pour rendre compte de la formation des instincts complexes, la question se pose alors de savoir si Piaget ne tombe pas dans le même piège qu’il reproche à des biologistes tels que Cuénot: attribuer un pouvoir intelligent au vivant. Ce piège semble pouvoir être évité de deux manières.
    – D’une part l’auteur distingue très clairement les caractères fonctionnels les plus généraux, et notamment tout ce qui relève des processus fonctionnels d’adaptation et de régulation, des organes spécialisés dans lesquels ces processus s’incarnent ou qu’ils peuvent être conduits à mobiliser pour accomplir leur fin. Ce sont les processus biologiques fonctionnels qui sont conçus comme l’origine des mécanismes de construction cognitive.

    – Et d’autre part Piaget recourt là comme ailleurs à un procédé constant chez lui qui consiste à articuler continuité et discontinuité dans ses études et ses explications génétiques des réalités biologiques ou psychologiques.
Les divers processus biologiques de régulation, d’équilibration, de reconstruction avec dépassement, etc., qui sont invoqués comme point de départ des mécanismes cognitifs constitutifs des connaissances sont considérés sous l’angle fonctionnel et non pas structural.

Une continuité fonctionnelle

C’est là aussi une ancienne intuition qui consiste à distinguer par exemple une régulation faite par la totalité d’un système, améliorant le système lui-même pour atteindre ses finalités, d’une régulation que ce système déléguerait à un organe spécial, ayant pour charge de lui permettre d’atteindre les mêmes finalités. Or c’est à tous les niveaux que ce dédoublement est capable d’être réalisé.

Ainsi dans l’abstrait, le régulateur spécial ayant pour fonction de réguler le système biologique dont il serait une différenciation est lui-même une totalité vivante. Il doit se maintenir tout en réalisant sa fonction. Cela signifie que, hormis l’organisation particulière à laquelle il est attaché en vue de remplir sa fonction, il n’en continue pas moins de prolonger dans son fonctionnement général les processus les plus généraux d’équilibration et de régulation.

En d’autres termes, si ce qui précède est correct, et si l’on attribue la propriété d’être une organisation vivante à l’organe spécialisé des échanges fonctionnels avec le milieu qu’est le comportement plus ou moins intelligent d’adaptation des organismes ainsi que tout ce qui le conditionne (les schèmes et le cerveau), alors les mécanismes généraux se retrouvent inclus dès le point de départ de la genèse de l’intelligence animale et humaine (au sein des comportements réflexes par exemple).

Mais le fait qu’ils sont liés à ces organes particuliers d’adaptation fonctionnelle au milieu va leur permettre de prendre des formes elles-mêmes particulières, d’exploiter les particularités de ces organes (par exemple leur capacité d’apprentissage ou de reconnaissance).

Un processus de spécialisation différenciatrice

Comment concevoir l’existence d’une continuité des processus généraux de construction des formes biologiques et de construction des formes cognitives (autres qu’instinctives) tout en évitant de réduire les seconds processus aux premiers, ou tout en évitant d’attribuer aux premiers des propriétés propres aux seconds? Cela se peut en constatant la présence de sous-processus et d’instruments au sein des seconds qui sont absents des premiers.

Ces instruments peuvent d’ailleurs avoir été créés par le premier système, comme par exemple les systèmes nerveux centraux, dont les caractéristiques de mémorisation et de traitement de l’information dépassent largement ce que peut réaliser le système génétique.

Des processus de construction de plus en plus puissants

A un autre niveau de l’étagement des processus biologiques et cognitifs, la psychogenèse montre comment les instruments d’abstraction réfléchissante sont susceptibles de construire des instruments supérieurs d’abstraction réfléchissante (comme, peut-être, la fonction représentative, ou comme les conduites supérieures d’axiomatisation des théories scientifiques intuitives), qui donnent une supériorité accrue au processus général de convergence avec dépassement.

En d’autres termes, il n’y aurait là rien d’autre que ce qui est déjà constaté sur le strict terrain de l’évolution biologique où les mécanismes d’évolution (la sélection naturelle, etc.) sont déjà capables d’engendrer des procédés d’évolution (la reproduction sexuelle par exemple) qui accroissent la puissance constructive des mécanismes de départ.

Haut de page

Biologie et mathématique

Il reste un dernier problème à clarifier en ce qui concerne la continuité entre biologie et connaissance et dans ce qui n’est encore, comme Piaget le reconnaît, qu’une hypothèse insuffisamment étayée par les résultats biologiques (il est l’un des rares biologistes à avoir esquissé quelques recherches tendant à prouver la continuité des mécanismes de construction biologique avec les mécanismes de construction cognitive): la place de la mathématique.

En ce qui concerne les liens entre la mathématique et la biologie, la thèse de Piaget est simple. Les racines biologiques de la mathématique ne sont rien d’autre que les processus généraux d’équilibration et de régulation internes au vivant.

Dès la fin du dix-neuvième siècle, des philosophes avaient cherché à identifier les lois logiques de base, le principe de contradiction, etc., avec la cohérence et lordre que manifeste l’organisation biologique. Piaget ne fera que prolonger cette thèse, mais en la complétant par celle du constructivisme.

S’il est vrai que l’on peut trouver des processus engendrant des classes, ou des processus de sériation au sein du vivant, aussi bien qu’un équivalent du principe de contradiction (les déséquilibres par rapport à une norme biologique par exemple), ou encore des précurseurs des opérations directes et inverses propres aux groupements et aux groupes de la pensée logico-mathématique, Piaget se garde là aussi de réduire les seconds aux premiers.

Il suffit d’ailleurs ici de rappeler, qu’au sein même de la psychogenèse, la structure des opérations de la pensée spatiale, pour être en partie isomorphe aux groupements des déplacements constatés au sensori-moteur, les dépasse non seulement par l’extension des contenus auxquels elle s’applique, mais par la puissance des opérations en jeu (les opérations métriques, les opérations proportionnelles, etc.).

Parmi toutes les différences que l’étude génétique peut établir entre les opérations mathématiques et les régulations compensatrices que l’on trouve dans le fonctionnement exclusivement biologique, signalons la plus importante du point de vue constructiviste et du point de vue de l’épistémologie des mathématiques: les premières échappent aux limitations matérielles des secondes.

Le cerveau biologique reste un support nécessaire à la pensée. Mais il n’est plus qu’un support. La pensée mathématique construit des réalités qui, bien que conservant des liens avec la réalité biologique, la dépassent en extension et en compréhension.

Haut de page







Il peut en effet exister un certain nombre de « sagesses » différentes et cependant toutes valables, tandis que, pour le savoir, il ne saurait subsister sur chaque point qu’une seule connaissance « vraie », si approximative soit-elle et relative à un niveau donné de son élaboration.