Fondation Jean Piaget

L'objet de la psychologie

De la psychologie de la conscience à la psychologie du comportement
Piaget et la psychologie de la conscience


De la psychologie de la conscience à la psychologie du comportement

Comparée à la mathématique et à la physique, la psychologie est une science jeune, puisque ce n’est que dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle que les conditions de sa naissance ont été remplies: une méthode, un domaine, des institutions de recherche et de formation.

Un objet difficile à cerner

Trouver une méthode et fonder des institutions n’étant pas un réel problème, puisqu’il suffisait d’imiter le modèle des sciences naturelles existantes, on peut dire que la raison du retard mis par la psychologie à se constituer en science doit beaucoup au problème de la délimitation et de la définition de son objet d’étude.
    La physique disposait ici d’un avantage: parmi ses objets il y avait le mouvement, et celui-ci ne soulevait pas de difficulté de définition particulière. La psychologie, elle, n’avait pas d’objet de départ facile à déterminer, serait-ce de façon grossière, et auquel elle aurait pu peu à peu ajouter des réalités plus complexes (comme la force, pour la physique).

    L’étude psychogénétique des notions physiques montre d’ailleurs comment la physique scientifique peut trouver dans les notions de sens commun des points d’accrochage qui contiennent les deux ingrédients nécessaires à toute connaissance scientifique: la lecture de l’expérience, et la déduction logique ou mathématique.
Là encore, rien de tel pour la psychologie: les seules notions qu’elle découvre dans son champ d’étude soulèvent de difficiles problèmes d’interprétation auxquels les psychologues actuels continuent d’ailleurs de se heurter (qu’est-ce que l’intelligence, la mémoire, l’affectivité, la perception, etc.).

Comme toute autre discipline scientifique, la psychologie a puisé dans la philosophie ses notions premières. Or, vu la complexité des notions en jeu, le résultat des réflexions philosophiques, loin de clarifier les notions de sens commun, a pu au contraire les obscurcir, notamment en opposant les domaines de la conscience et de la matière. Cette opposition a conduit en effet la philosophie à identifier l’objet psychologique aux états de conscience, et plus spécialement à leur contenu, les sensations et leurs traces (les images mentales).

Une psychologie des états de conscience

Le fait que la psychologie scientifique soit née dans un contexte o l’objet psychologique était généralement considéré comme composé des sensations ou des images mentales s’est avéré doublement fâcheux : d’abord parce qu’il n’était pas évident d’étudier expérimentalement ces réalités; et ensuite, parce que, lors même que cette psychologie y était parvenue, la limitation de cet objet aux sensations et aux images mentales s’est avérée trompeuse et peu féconde.

Pourtant dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle une autre piste, au début marginale, était explorée. Il s’agissait des travaux sur le comportement animal, dont l’avantage méthodologique par rapport à l’étude des états de conscience est évident: il est plus facile d’étudier le premier que les seconds.

La psychologie de la conduite

Pendant quelques décennies un essai d’articulation entre la science du comportement et la psychologie des états de conscience a été tenté, mais sans grand succès, jusqu’au jour où quelques psychologues ont décidé, pour une partie d’entre eux de se débarrasser de l’ancienne psychologie des états de conscience, et pour les autres de faire basculer la centration principale de l’étude de ces états à l’étude des comportements. C’est en particulier le cas de deux des principaux psychologues sur lesquels Piaget va s’appuyer pour réaliser ses recherches de psychologie génétique, à savoir Janet et Baldwin, qui vont accorder une place centrale à l’action, au comportement ou à la conduite dans l’étude des phénomènes psychologiques.

Dès les années vingt, c’est sur le terrain de cette nouvelle psychologie que Piaget réalise ses recherches, et il n’est dès lors pas étonnant que pour lui, comme pour son maître Janet, la psychologie se laisse d’abord définir comme la science de la conduite ou du comportement, tout en incluant cependant l’étude de la conscience.

Conscience et comportement

Si la centration sur le comportement facilite la mise en place d’une psychologie expérimentale, le problème de l’objet de la psychologie n’est pas complètement résolu pour autant, comme le montrent les multiples réflexions que Piaget lui consacrera, cela dans la mesure où c’est toute son épistémologie qui est en partie suspendue à sa résolution. Même incluse sous l’étiquette de la psychologie comme science du comportement, la conscience continue à poser un difficile problème, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le behaviorisme radical n’hésitera pas à l’exclure de cette science.

C’est ce problème sur lequel Piaget reviendra dans ses réflexions sur les rapports entre le psychologique et le physiologique.

A cela s’ajoute une seconde difficulté, celle de s’entendre sur la notion de comportement elle-même, car après tout cette notion s’applique également aux objets physiques et il convient donc de préciser en quoi son usage en psychologie diffère de son usage en physique, si possible sans faire intervenir la notion de conscience.

Comportement physiologique, comportement psychologique

On peut par exemple admettre, avec Janet, que le comportement n’est rien d’autre que la réaction d’ensemble d’un organisme à son milieu. C’est ce que fait en partie Piaget. Mais ce n’est pas suffisant, car, outre le fait que se pose alors la question de savoir si une cellule vivante pourrait être l’objet de la psychologie, une conséquence de portée peu banale pourrait découler de cette définition générale: l’absorption de la psychologie dans la physiologie. En effet cette dernière science étudie elle aussi les échanges de l’organisme avec son milieu. Pour Piaget, il convient donc de préciser la nature de l’échange.

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Piaget et la psychologie de la conscience

Comment différencier le comportement psychologique du comportement physiologique? Telle est la question qui se pose lorsque l’on adopte la définition de Janet identifiant le comportement à la réaction d’ensemble d’un organisme à son milieu

Une des métaphores que Piaget a adoptée lorsqu’il s’est engagé dans la psychologie est celle de l’assimilation biologique. Le Dantec, chercheur à l’institut Pasteur et qui a joué un grand rôle dans la formation initiale de la pensée de Piaget, avait édifié toute la biologie autour de la thèse (beaucoup trop grossière, mais peu importe ici) selon laquelle les interactions d’un organisme unicellulaire avec son milieu entraînent l’assimilation matérielle de la substance extérieure à celle de l’organisme.

Une précision apportée par Piaget

Si Piaget s’inspire de cette thèse en ce qui concerne les échanges physiologiques, il considère au contraire les interactions psychologiques non pas comme essentiellement matérielles et énergétiques, mais comme "fonctionnelles" en ce sens qu’elles relient l’organisme à un objet qui peut être plus ou moins distant.

L’opposition entre le niveau matériel et le niveau fonctionnel de l’échange de l’organisme avec son milieu repose certes sur des notions quelque peu problématiques. Mais le fait qui est à la base de cette distinction est assez clair: les comportements qui intéressent la psychologie sont, au point de départ tout au moins, ceux par lesquels un organisme peut se rapprocher ou s’éloigner d’un objet extérieur, notamment un aliment physiologique, un prédateur, ou un partenaire sexuel.

Il n’en demeure pas moins que le complément apporté par Piaget à la définition de Janet (le comportement comme réaction d’ensemble d’un organisme à son milieu) ne cerne pas complètement la notion dobjet psychologique. Le comportement psychologique devrait pouvoir être distingué de comportements tels que les tropismes végétaux, voire même les montages comportementaux purement héréditaires (les instincts).

Lorsque Piaget utilise le terme "fonctionnel" pour distinguer le comportement psychologique du comportement physiologique, il a certainement à l’esprit le cadre d’interprétation de la psychologie fonctionnelle de Claparède, ainsi que celui de la psychologie "biologique" de James et de Baldwin: ce qui est pris en considération dans le monde extérieur à l’organisme doit avoir une signification fonctionnelle, doit satisfaire une fonction de cet organisme, la reconnaissance de ce caractère fonctionnel étant le fait du système psychologique.

Le rôle clé de la signification consciente

En d’autres termes, la frontière du physiologique, et plus généralement du biologique par rapport au psychologique, semble bien être assurée par l’intervention de la notion de signification: ce qui est appréhendé par les organes de perception a une signification, aussi pauvre et indistincte soit-elle, non seulement pour l’observateur du comportement de l’organisme, mais pour celui-ci également, et plus précisément pour ce qui, chez cet organisme, va rendre possible un sujet de connaissance (au sens à la fois le plus faible et le plus général du terme).

En retenant comme objet central de la psychologie, et à la suite de son maître Janet, la notion de conduite, plus générale que celle de comportement adoptée par le behaviorisme (car lui associant celle de conscience), Piaget utilise une notion ouverte en ce sens que si elle ancre la psychologie dans le domaine des sciences expérimentales en lui permettant de remplir l’exigence d’objectivité empirique propre à ces sciences, elle n’en réserve pas moins une place à la notion de conscience.

Cette ouverture a certes un prix: il va falloir préciser comment s’articule le comportement, objectivement observable, et la conscience, qui elle ne l’est pas, sauf à travers le comportement de prise de conscience (étudier comment un sujet prend conscience n’est pas étudier ses états de conscience).

Ce prix est-il trop cher payé? Non, car l’étude réflexive et critique de l’explication psychologique, qui rejoint la conclusion des études psychogénétiques sur l’explication physique, montre que, au contraire de ce qu’a pu penser le behaviorisme, il n’est pas possible de se débarrasser de ce problème.

D’autre part, si le problème épistémologique, qui revient à la psychologie, de relier la logique et les mathématiques à la réalité biologique, contraint le psychologue à entrer en matière, il reste que la notion de conduite lui permet de traiter une foule d’autres problèmes sans attendre une réponse "définitive" à la question des rapports entre la causalité matérielle et les implications conscientes qui interviennent au sein des conduites psychologiques.

C’est la raison pour laquelle, en dépit du fait que la question des rapports entre le comportement et la conscience s’inscrit sans cesse en filigrane des très nombreuses observations et interprétations ou explications psychologiques que Piaget est amené à faire du développement cognitif de l’enfant et de l’adolescent, il est possible de se mettre d’accord sur la présence ou l’absence des conduites étudiées sans avoir à lui apporter de réponse.

On a là, notons-le, une illustration de l’étonnante maîtrise dont fait preuve Piaget face aux interrogations les plus fondamentales, maîtrise qui lui permet de ne pas aller au delà de quelques suggestions quant à la solution qu’il entrevoit face aux problèmes conceptuellement les plus difficiles, tout en continuant d’avancer dans ses recherches psychologiques.

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Il peut en effet exister un certain nombre de « sagesses » différentes et cependant toutes valables, tandis que, pour le savoir, il ne saurait subsister sur chaque point qu’une seule connaissance « vraie », si approximative soit-elle et relative à un niveau donné de son élaboration.