Fondation Jean Piaget

La sociologie

Introduction
Le choix du domaine étudié
La méthode d’approche


Introduction

Les travaux de sociologie de Piaget sont remarquables. Voilà un auteur, biologiste de formation, féru de philosophie, professeur d’histoire des sciences, qui s’est, dès ses premiers travaux de psychologie génétique, hissé au premier rang des psychologues de l’intelligence, et qui, lorsqu’il aborde la domaine de la sociologie, le fait non pas en se limitant au seul examen épistémologique de cette discipline, mais en mettant la main à la pâte, pour ainsi dire, et en développant une conception tout à fait originale de l’objet étudié!

Contrairement aux travaux en biologie, en psychologie ou en épistémologie, les travaux sociologiques de Piaget ne sont certes pas nombreux. Pour l’essentiel, si l’on fait exception des études sur la socialisation de la pensée de l’enfant, qui sont à mi-chemin de la psychologie et de la sociologie, ils se réduisent même à "l’Essai sur la théorie des valeurs qualitatives en sociologie" (JP41_4).

Assez court, relativement facile à lire, cet essai n’en révèle pas moins une double capacité d’analyse "empirique" et de synthèse théorique peu commune. En quelques dizaines de pages, ce sont rien moins que les échanges, équilibrés et déséquilibrés, entre individus ou entre sociétés, la comparaison entre les simples échanges, les échanges moraux et les échanges juridiques, la clarification de notions telles que celle de sympathie, qui sont ainsi traités de façon souvent éclairante.

Cette réussite, qui sera saluée par plusieurs sociologues, et qui anticipe par ailleurs les meilleures études de la "psychologie systémique", en particulier les études sur le rôle des dettes et des reconnaissances dans les dysfonctionnements des petites sociétés humaines telles que la famille, Piaget la doit à sa capacité prodigieuse d’analyser et de synthétiser les données et les idées traitées, mais aussi aux découvertes et aux travaux quil a réalisés tant sur le plan de l’étude empirique de l’intelligence, que sur le plan de sa modélisation logique.

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Le choix du domaine étudié

Comme le révèle le titre de la principale étude de Piaget en sociologie (JP41_4), l’objet qu’il considère relève de la sociologie des valeurs. Ce choix n’est pas quelconque, mais s’inscrit dans le direct prolongement des travaux de psychologie génétique réalisés dans les années vingt et trente. On peut aussi admettre qu’il est basé en partie sur la personnalité intellectuelle de l’auteur.

Les raisons d’un choix

Lorsque Piaget aborde le domaine de la sociologie, ses recherches sur le développement de la pensée intellectuelle et de la pensée morale de l’enfant lui ont déjà permis de mettre le doigt sur l’étroite parenté qui unit ces deux aspects de la pensée. Non seulement elles lui ont montré que l’intelligence représentative doit beaucoup à la socialisation de la pensée, mais aussi que cette dernière dépend en retour, et de façon essentielle, du développement de l’intelligence.

Piaget rejoint et dépasse ici les grandes figures de la philosophie occidentale en montrant la profonde unité de ce qui, dans la pensée, lie l’intellectuel et le moral, l’individuel et le social. Cette unité est due pour l’essentiel à la présence d’actions et d’opérations individuelles et interindividuelles qui obéissent à des lois communes, révélées par la modélisation logico-mathématique.

C’est la découverte de cette unité, ainsi que la grille d’analyse très solide et complète qui l’accompagne, qui permettront à Piaget d’éclairer l’organisation propre aux phénomènes sociaux qu’il s’autorise à étudier (dans la mesure où l’université de Genève l’a nommé, sans même l’en avertir, au poste de professeur de sociologie).

Bien entendu lorsqu’il décide de contribuer par des travaux de sociologie, et non pas seulement d’épistémologie de la sociologie, à l’essor de cette discipline, l’objet qu’il choisit d’étudier est lié à ses intérêts transdisciplinaires de recherche (une théorie générale des normes), ainsi qu’aux recherches déjà conduites sur le développement du jugement moral de l’enfant.

Ce sont les questions de normes et de valeurs qui l’intéressent avant tout, lui qui dans ses anciennes réflexions de 1917-1918 se demandait si la vie valait la peine d’être vécue, et si oui, en quoi consistait cette valeur pour laquelle il convenait de se battre. La culture scientifique et philosophique de Piaget, son génie intellectuel, qui chez un autre aurait pu l’isoler du monde social, ont toujours été accompagnés chez lui par un souci primordial d’échange intellectuel avec ses pairs. Sur le plan plus général de la société et de l’éducation, il a dès l’adolescence choisi le camp de la coopération.

Dans ses réflexions et dans ses exposés des années vingt sur les rapports entre l’individuel et le social, il s’est toujours refusé à suivre le camp de l’individualisme ou le camp du totalitarisme au profit de pratiques et de théories prônant l’interaction sociale, la coordination des points de vue, le respect et l’accord mutuels, ou encore la réciprocité morale.

Tout ceci explique que lorsque, à l’approche de la cinquantaine, il décide de s’engager dans l’étude des faits sociaux, ce sont les échanges de valeurs qui l’intéressent au premier chef, ce d’autant que les valeurs sont, selon lui, l’un des objets centraux de la vie sociale, et donc de la sociologie, au côté des règles et des signes.

Mais peut-être, vue sa personnalité intellectuelle, se serait-il engagé dans une autre direction de recherche si ce dernier point n’avait pas été pas confirmé par certains découpages traditionnels de la sociologie. Sur ce terrain-là, comme sur celui de la psychologie, quelle que soit son originalité, Piaget était en effet trop soucieux de communiquer et de partager ses travaux pour qu’il étudie des objets sans rapport avec ceux adoptés par les chercheurs qui le précèdent.

Or la question des valeurs était de facto un objet d’importance dans la sociologie existante. Et elle l’est d’autant plus à ses yeux que l’université de Lausanne, où il enseigne la psychologie, abrite une école de sociologie économique de renommée mondiale, avec à sa tête un auteur, Pareto, qui, avec Walras, a développé une importante théorie de l’action et des valeurs économiques.

Rien dès lors ne pouvait empêcher Piaget de chercher à confirmer, sur le plan de la réalité sociale, les intuitions acquises à travers ses études sur la socialisation de la pensée enfantine.

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La méthode d’approche

Etant entendu que l’objet social adopté par Piaget est celui constitué par différentes formes d’échanges des valeurs susceptibles de se produire au sein des sociétés, il restait à l’auteur à trouver une méthode d’approche susceptible d’apporter des résultats intéressants.

Valeurs quantitatives et valeurs qualitatives

Lorsqu’il décide d’investir le champ de la sociologie, ses recherches de psychologie génétique viennent d’aboutir à la découverte des structures opératoires de la pensée concrète. Elles lui ont permis de plus de mettre le doigt sur l’importante distinction entre les opérations qualitatives et celles portant sur les quantités extensives (quantité extensive). Il apparaît probablement instantanément à Piaget que cette distinction doit se retrouver sur le plan des valeurs sociologiques.

Et en effet, si d’un côté l’économie a pour objet principal les valeurs quantitatives, d’un autre côté, la majorité des échanges qui se produisent dans la vie quotidienne des individus sont qualitatifs. Par exemple, telle ou telle personne rend un service à telle ou telle autre qui contracte ainsi une dette à son égard. Ce service et cette dette peuvent être relatifs à un livre prêté, une aide quelconque, etc. Le plus souvent, les valeurs des services rendus, le "montant" de la dette contractée, et les multiples faits de ce genre qui vont être considérés par Piaget, n’ont rien de monnayables et ne sont pas monnayés.

La différence ici est du même genre que celle qui oppose la pensée logique et la pensée arithmétique. Dans ces deux sortes de pensée peuvent par exemple intervenir des opérations de mise en relation. Ainsi on pourra dire que telle collection comporte plus de membres que telle autre (classification logique), sans pour autant juger la valeur de la différence. On pourra même comparer des différences, dire que la différence de grandeur entre telle collection et telle autre est plus grande que la différence entre la première et une troisième, sans faire entrer dans ce jugement aucune considération métrique ou arithmétique. Il en va de même sur le plan des valeurs.

Les économistes ont privilégié l’étude des valeurs quantitatives. Piaget ne s’en désintéressera pas, mais les résultats acquis en psychologie de la pensée lui suggèrent de prêter autant d’attention aux valeurs qualitatives qu’aux valeurs quantitatives. Ils lui suggèrent même probablement l’existence d’une relation de filiation sur le terrain des valeurs sociologiques similaire à celle observée sur le terrain des opérations logiques et numériques.

Il est assez vraisemblable que c’est cette intuition là qui va l’inciter à réaliser une étude sur les valeurs sociologiques. Démontrer en effet cela serait faire d’une pierre deux coups: d’une part confirmer d’une nouvelle manière les thèses acquises sur le plan du développement de la pensée individuelle; deuxièmement contribuer de façon originale à l’essor de la sociologie.

Mais comment aborder le domaine des valeurs qualitatives? La sociologie ne paraissant pas offrir à Piaget des méthodes empiriques aussi fécondes que l’étude du développement de l’intelligence, il va sur ce terrain adopter une démarche qui, d’un côté, est en partie similaire à celle qu’il a mise en place en psychologie, et de l’autre s’apparente à celle des anciens logiciens et des linguistes: la "formalisation", au sens de l’ancienne logique, des faits considérés.

L’appoche axiomatique

En psychologie génétique, deux méthodes sont utilisées pour prendre connaissance du développement cognitif: l’analyse psychogénétique et l’analyse logique alors entendue comme une axiomatisation informelle des structures de l’intelligence (l’axiomatisation ou la formalisation est poussée aussi loin que l’exigent les questions du chercheur, en particulier jusqu’au point où peuvent apparaître les rapports de filiation logique entre différentes structures telles que celles des classes, des relations et des nombres).

Mais les conditions dans lesquelles Piaget engage son étude sociologique sont telles qu’il n’a pas la possibilité de poursuivre des recherches sociogénétiques, notamment sur le terrain des valeurs normatives. La difficulté de poursuivre sur le plan sociologique le type de recherche génétique engagée sur le terrain psychologique contraint Piaget à n’utiliser que la seconde méthode, l’approche axiomatique, qui s’est avérée très efficace dans ses travaux sur le développement de l’intelligence.

Il reste que cette méthode n’a de sens que par rapport à un objet en partie au moins déjà connu. Le problème qui se pose alors n’est pourtant pas insurmontable. Il est du même type que celui auquel s’est confronté Aristote lorsqu’il jeta les bases de la logique formelle, ou auquel se confrontera Chomsky lorsque, à la fin des années cinquante, il cherchera, dans une optique purement descriptive et explicative, à dégager la grammaire du langage.

C’est dans l’intuition du sujet ou de l’agent social que Piaget cherche les faits qui, soumis à l’analyse axiomatique (informelle) lui permettront de dégager des structures similaires à celles découvertes sur le terrain de l’intelligence et de la connaissance. Les équations de base qu’il va être amené à poser sont ainsi l’expression «de rapports qualificatifs directement perçus par la conscience des individus» (JP65a, p. 108).

Le point de départ de l’auteur est en quelque sorte le même que celui de Kant lorsque celui-ci, partant du constat de Rousseau sur la connaissance interne immédiate du bien et du mal chez l’être humain, cherche à découvrir ou à clarifier par déduction les conditions de cette conscience morale.

La seule différence par rapport au philosophe est que, guidé par le résultat de ses recherches sur l’intelligence, ce n’est plus un principe apriori que Piaget recherche, mais la structure reliant les échanges de valeur et les sentiments normatifs, principalement chez les adultes, mais aussi, par extrapolation, entre enfants et adultes, ou encore entre groupes sociaux, par exemple dans la dialectique dirigeants – dirigés (lorsqu’il considère de tels rapports sociaux, Piaget fait preuve d’une grande liberté d’esprit par rapport à toute idéologie).

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La réalité vitale fondamentale n’est […] constituée ni par des structures intemporelles, soustraites à l’histoire ou la dominant comme le seraient des formes équilibrées d’organisation à conditions permanentes, ni par une succession historique d’aléas ou de crises comme le serait une suite de déséquilibres sans rééquilibrations, mais bien par des processus continus d’auto-régulations impliquant à la fois des déséquilibres et un dynamisme constant d’équilibration. […] c’est assez dire qu’à tous les niveaux et qu’il s’agisse de paliers historiques ou de degrés dans la hiérarchie d’une organisation, interviennent simultanément des facteurs exogènes, sources de déséquilibres mais aussi déclencheurs de « réponses », et des facteurs endogènes, sources de ces réponses et agents de l’équilibration.