Fondation Jean Piaget

Les échanges de valeurs morales

Normes et échanges de valeurs
Analyse des échanges moraux
Origine des normes morales


Normes et échanges de valeurs

Piaget observe que, s’il est facile de décrire les conditions de l’équilibre des échanges qualitatifs, dans les faits, les échanges sont le plus souvent déséquilibrés pour des raisons qui ne tiennent pas forcément à la mauvaise foi des échangeurs, mais qui peuvent être reliées à la multiplicité et à la variabilité des intérêts, et donc des échelles de valeurs en jeu.

Pour qu’une société parvienne à stabiliser les conditions de l’échange, il faut de toute évidence qu’elle mette en place des systèmes de règles ou de normes «[...] dont le rôle est d’assurer l’équilibre non plus par les balancements automatiques de l’échange spontané mais grâce à une série d’obligations de plus en plus précises selon qu’elles sont d’ordre moral ou juridique» (JP65a, p. 121).

Ces règles ou ces normes imposent au sein des échanges des opérations de valorisation qui ne découlent plus des intérêts ou des points de vue particuliers des individus ou des groupes engagés dans ces échanges, mais de la coordination de ces points de vue, ou de la conservation du tout social.

Normes cognitives et normes morales

Ce qui guide Piaget dans son analyse des valeurs normatives, ce sont les résultats recueillis par ailleurs sur la genèse des connaissances objectives, et qui montrent comment ces connaissances dépassent les jugements ou les notions instables, fondés sur des points de vue isolés: ce dépassement est le résultat d’une coordination des points de vue assurant une stabilité cognitive optimale.

Au demeurant, parmi les exemples que Piaget utilise pour montrer comment les normes interviennent au sein des échanges pour leur permettre d’atteindre un équilibre relativement durable, il choisit précisément celui des échanges intellectuels, qui eux aussi mettent en jeu des jugements de valeurs variés, portant sur le coût des échanges, la grandeur des satisfactions qui en résultent, les dettes accumulées, etc. Ce rapprochement entre le domaine de la vie intellectuelle et celui de la vie morale lui permet d’adopter une approche génétique dans son traitement des valeurs normatives.

Pour faire comprendre la différence qui existe entre un simple échange de valeurs, et un échange résultant d’une coordination normative des valeurs qui ajoute une dimension de valorisation supplémentaire aux actions et à leurs effets, Piaget prend exemple sur l’opposition qu’il y a entre l’instabilité des jugements de comparaison entre les longueurs de trois baguettes A, B et C, basés sur la seule perception, et la stabilité des jugements issus d’une mode de comparaison opératoire.

L’intervention des opérations logico-mathématiques permet, entre autres choses, de conserver les valeurs d’abord perceptives A = B et B = C, et d’en déduire l’égalité A = C, alors même que les deux premières égalits ne sont plus perçues (JP65a, p. 122). Ajoutons qu’elles interviennent aussi au moment même de la perception, puisque celle-ci est alors encadrée, pour ainsi dire, par la notion opératoire de longueur qui ajoute une valeur opératoire à la simple valeur perceptive.

Normes morales et conservation des valeurs

Les normes qui, dans une société, viendront régler les échanges de valeurs ont elles aussi pour fonction la conservation des valeurs fixées aux différentes étapes de l’échange. Lorsque, par exemple, deux personnes échangent des objets, les normes pourront intervenir d’une part lorsque ces personnes se mettent d’accord sur la valeur des termes de l’échange (elles tendent à empêcher la tromperie), et d’autre part lorsque, une dette étant contractée, elle sera reconnue de façon durable par celui qui l’a contractée.

Il y a dès lors deux «méthodes opératoires de conservation». La première est la méthode juridique qui transforme les valeurs virtuelles en des droits et des obligations codifiés par la société. La seconde est la méthode morale, plus radicale en ce que chacun des partenaires adopte effectivement le point de vue d’autrui pour évaluer les termes de l’échange.

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Analyse des échanges moraux

Les conditions d’un échange moral entre deux personnes A et B sont au nombre de deux. La première condition réside dans le fait que A (et inversement B) tend à satisfaire B (inversement A) non pas pour des raisons personnelles (en espérant être payée en retour), mais simplement en vue de cette satisfaction. Piaget appelle cette première condition la «satisfaction indéfinie» d’autrui, en raison du fait que cette condition brise les égalités rA = vA et rB = vB. Dans l’échange moral entre A et B, ni A ni B n’attendent d’être valorisée en retour par B ou A.

Quant à la seconde condition elle réside dans le fait, pour A comme pour B, de juger l’action réalisée par autrui non pas selon sa propre échelle de valeur, mais selon celle d’autrui. Par exemple, la valeur de l’action rA est jugée par B selon l’intention que A avait en réalisant rA.

Piaget observe alors que ces deux conditions se laissent résumer en une seule: la «substitution réciproque des échelles», ou encore la «substitution réciproque des moyens et des buts» (JP65a, p. 124). L’équilibre des échanges d’ordre moral est atteint lorsque chaque partenaire de l’échange parvient à conserver de manière durable «les valeurs de l’autre selon l’échelle de cet autre» (JP65a, p. 125).

De plus, le respect de la norme morale, et donc la conservation des valeurs d’autrui, se maintient même si l’autre ne respecte pas de son côté les conditions de cet échange. En pareil cas, la valeur de l’action rA, par exemple, n’est plus conservée par B. En dépit de cette absence de conservation, A reconnaît la valeur rA, tout en continuant à juger que cette valeur n’est pas ce qui a motivé son action.

Il y a bien là une source de satisfaction pour A, mais elle n’est pas égoïste en ce sens que A ne retirera rien de concret de cette "bonne action" (s’il s’attend à obtenir quelque chose de concret en récompense de cette action, cette attente annule la valeur morale de rA).

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Origine des normes morales

A la différence des normes juridiques, les normes morales ne sont pas imposées par la société aux individus. D’où proviennent-elles? Piaget reprend ici la thèse qu’il avait adoptée dans son étude sur le jugement moral chez l’enfant, thèse selon laquelle l’obligation provient, lors d’une première étape, du respect unilatéral de l’enfant par rapport à ses parents ou aux adultes.

Le respect unilatéral est le résultat du déséquilibre pratiquement inévitable qui existe dans les échanges entre les parents et leurs jeunes enfants. L’adulte apparaît à ceux-ci comme plus fort, plus savant, etc., d’où une surestimation de la valeur de ses actions. Cela les conduira à adopter l’échelle de valeurs des parents, et à reconnaître un caractère obligatoire à leurs consignes. C’est l’étape de la morale hétéronome.

Elle sera suivie d’une seconde étape dans laquelle l’échange entre l’enfant et autrui, et notamment entre des enfants de même niveau de développement, sera accompagné d’un respect mutuel entre les partenaires. Le sentiment d’obligation se transforme, l’individu ressentant une obligation par rapport à autrui non plus en raison de la surestimation de la valeur qu’il lui prête ainsi qu’à son action, mais en raison de la valeur interne qu’il peut maintenant reconnaître à cette action. L’action d’autrui peut être dans les deux cas identique.

Le passage d’une morale hétéronome à la réciprocité morale est ainsi lié à la transformation de la forme de l’obligation qui résulte de la substitution d’échanges équilibrés à des échanges déséquilibrés.

On observera cependant avec intérêt que Piaget admet, à côté d’une morale de la réciprocité, la possibilité d’une "morale du devoir" également basée sur les équations de l’échange équilibré (donc sur des groupements), morale du devoir qui lui paraît pourtant «close» et soumise à une «déperdition progressive de valeurs» (JP65a, p. 130), cela contrairement à la morale de la réciprocité qui par sa nature est au contraire une morale «ouverte», «indéterminée», bref créatrice.

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[…] si la biologie est essentiellement, et presque passivement, soumise à son objet, cet objet […] c’est-à-dire l’être vivant, n’est autre chose que le sujet comme tel ou du moins le point de départ organique d’un processus qui, avec le développement de la vie mentale, aboutira à la situation d’un sujet capable de construire les mathématiques elles-mêmes.