Fondation Jean Piaget

Les échanges de valeurs juridiques

Le droit non-codifié
Le droit codifié


Le droit non-codifié

Piaget commence par clarifier ce qu’il convient d’entendre par la notion de droit. Il rappelle à ce sujet deux grandes conceptions des fondements du droit, l’une qui considère l’état comme la source du juridique, l’autre qui affirme l’existence d’un droit "naturel" ou d’un droit coutumier, indépendant de l’état. Piaget admet ces deux sortes de droit.

Il veut bien aussi que, comme le font certains juristes, le droit naturel soit inclus dans le domaine moral; mais en ce cas, ajoute-t-il, il convient de distinguer deux domaines dans la morale, celui qui traite des rapports désintéressés, et celui qui traite des rapports juridiques ou déontologiques non codifiés, qui a sa source dans des accords ou des conventions interindividuels. Dans le second cas, contrairement au premier, chaque individu engagé dans l’échange social défend son propre intérêt.

C’est cette sorte de droit informel que Piaget a observé lors de son étude sur l’acceptation des règles du jeu de billes chez les enfants (JP32).
    L’enfant qui a acquis les conduites socialement réglées du jeu sait très bien que ses partenaires ont le droit de réclamer leur dû auprès de lui, comme il sait très bien que les règles du jeu l’autorisent à demander à autrui les billes qu’il a gagnées, et que celui-ci est tenu de les lui donner. En cas de non respect des règles du jeu, des délibérations s’élèvent entre les partenaires, qui peuvent conduire jusqu’à l’exclusion d’un joueur ou à l’arrêt du jeu, etc.
L’examen du type de rapport caractéristique du droit déontologique ou non-codifié montre que les normes plus ou moins explicites qui y agissent ont pour fonction de conserver les valeurs intervenant dans l’échange. Par exemple dans une transaction entre deux personnes A et B, le droit vA de A est reconnu par B, ce qui se traduit par l’acceptation d’une obligation tB chez ce dernier, qui dès lors acceptera (ou non) de réaliser la prestation rB qui permettra à A d’obtenir la satisfaction attendue sA.

Pour qu’il y ait équilibre dans les rapports de droit non-codifié qui s’établissent entre les deux personnes A et B, l’équation suivante doit être vérifiée: (vA = tB) + (tB = rB) + (rB = sA) = (sA = vA), avec vA et sA étant le droit et la satisfaction de A, et tB et rB l’obligation et la prestation de B.

Des déséquilibres surgissent au cours de l’échange lorsque cette équation n’est pas vérifiée, par exemple si l’un des partenaires ne reconnaît plus l’égalité entre un droit et l’obligation (si, donc, vA > tB ou vA < tB).

Deux conditions doivent être ainsi remplies pour que l’échange s’achève sans problème : que la satisfaction obtenue par A soit à la hauteur du droit qu’il avait acquis, et, donc, que la prestation fournie par B soit à la hauteur de l’obligation qui le liait à A.

Piaget ajoute enfin que les rapports de droit non-codifié qui s’établissent entre deux individus peuvent avoir lieu également entre un individu et une collectivité (et rien n’empêche, semble-t-il, à deux collectivités d’établir le même genre de rapports).

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Le droit codifié

Qu’en est-il enfin des échanges juridiques codifiés, c’est-à-dire du droit étatique? Selon Piaget, il répond au même mécanisme formel que le droit non codifié. Pour le montrer, il s’appuie sur l’analyse très poussée que Kelsen a réalisée dans sa "théorie pure du droit", et cherche à montrer que le système formel auquel a abouti cet auteur peut être exprimé au moyen de la même équation que celle proposée pour le droit non-codifié.

Le système juridique de l’état repose sur l’obligation de chacun des citoyens de cet état d’en reconnaître la validité, et sur la capacité juridique qu’il a de créer ses propres lois, et cela jusqu’au niveau des décisions prises par l’administration et les tribunaux (seuls les individus n’ont pas la possibilité de créer des lois, sauf dans le droit privé où les parties contractantes participent à la création du contrat qui les lient juridiquement devant l’état).

La relation juridique qui unit les valeurs ou les normes les unes aux autres est l’imputation (équivalent de l’implication logique).

Exprimé dans les mêmes termes que l’équation liant les valeurs propres aux échanges juridiques non-codifiés, le système juridique décrit par Kelsen prend la forme suivante :
    – on trouve à la base le droit vA d’un groupe d’individus A juridiquement autorisé à ériger ou "édicter" des normes (lois, jugements, etc.).

    – Vient ensuite l’obligation tB à laquelle est soumise tout groupe B d’individus concernés par ce droit. Cette obligation contraint juridiquement les individus B à réaliser les actes rB exécutant les normes vA.;

    – L’échange juridique se conclut alors par la satisfaction sA de A résultant de l’exécution par B de l’acte imposé par vA.
L’échange équilibré est alors décrit par la même équation: (vA = tB) + (tB = rB) + (rB = sA) = (sA = vA) que pour le droit non codifié. En cas où les égalités ne sont pas respectées, il y a «délit qui pourra être réparé par une peine également déterminée par la norme» (JP65a, p. 137).

De même que dans le cas des échanges moraux, où s’oppose une morale du devoir et une morale de réciprocité, il est possible de distinguer, dans les échanges juridiques codifiés, des rapports très hiérarchisés, où la création des normes échappe à ceux auxquelles elles s’appliquent, et des rapports de type contractuel.

Les "groupements" de relation mis en oeuvre oscillent ainsi entre un type asymétrique et un type symétrique.

Entre autres considérations, Piaget souligne comment, dans l’histoire des sociétés, et que ce soit sur le plan des échanges moraux ou des échange juridiques, les échanges bilatéraux ou symétriques tendraient à supplanter les échanges hiérarchiques ou asymétriques. Mais dans un cas comme dans l’autre, la fonction du droit est de garantir une certaine permanence des valeurs assurant la continuité des échanges sociaux; et dans les deux cas des déséquilibres peuvent surgir pour des raisons opposées: non respect des inférieurs par le supérieur, dans le premier cas, ou excédent progressif des droits par rapport aux obligations dans le cas des systèmes démocratiques.

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[…] expliquer l’équilibre de la balance, c’est attribuer au réel le pouvoir que seule possède la pensée, de réunir tous les états et les changements d’états possibles selon un principe de compositions simultanées englobant à la fois les variations et les invariants. […] Le processus suivi par l’explication causale consiste donc à insérer les modifications réelles dans un ensemble de transformations opératoires possibles, dont elles tirent alors leur intelligibilité en devenant des cas particuliers.