Fondation Jean Piaget

Les échanges de valeurs collectives


L’analyse formelle de l’échange de valeurs entre deux personnes A et B paraît pouvoir se généraliser facilement à un nombre plus élevé de personnes. Il suffit par exemple que le paiement de la dette de B à A se fasse par l’intermédiaire d’une troisième personne C pour que l’échange entre A et B, enclenché par l’action de A, se conclue de façon satisfaisante pour A et B. La même analyse pouvant se faire entre A et C, on voit comment les échanges interindividuels peuvent assez vite se complexifier, non seulement entre deux partenaires, qui peuvent multiplier de tels échanges, mais aussi des interactions sociales mettant en jeu plus de deux personnes.

Notons pourtant que ce premier moment de l’analyse conduite par Piaget porte sur des échanges interindividuels de valeur qui se déroulent entre des personnes ne partageant pas forcément les mêmes échelles de valeur. Du point de vue formel, la seule condition d’équilibre en ce qui concerne ces échanges est que chacune des personnes appartenant à une chaîne d’échange puisse éprouver une satisfaction égale à la satisfaction éprouvée par les autres, et que le coût de l’action réalisée par elle soit égal au coût de l’action réalisée par chacun des autres échangeurs.

L’apparition des valeurs collectives

La finesse de l’analyse apparaît une nouvelle fois lorsqu’est introduite la notion de valeur collective, c’est-à-dire lorsque l’on passe «de l’échange entre deux ou plusieurs individus aux échanges de valeur entre sociétés entières» (JP65a, p. 113). Ce passage résulte du fait que deux ou plusieurs personnes partagent la même échelle de valeur, de façon bien sûr non pas accidentelle, mais durable, et que ces personnes reconnaissent la présence de cette échelle commune.

En pareil cas, l’action de A par rapport à B reçoit un surplus de valeur, et vice et versa pour l’action de B par rapport à A. Il y a également augmentation des satisfactions résultant de ces actions.

L’apparition de valeurs collectives peut survenir au sein d’un couple (qui valorise par exemple un passé commun), d’une famille, d’une association scientifique ou d’un parti politique, d’une nation, ou de la communauté humaine toute entière. A tous ces niveaux de la vie sociale, ce qui importe, ce qui fait naître la société aux yeux mêmes de ses membres, est la reconnaissance d’un certain nombre de valeurs communes.

Une fois ce point acquis, les deux équations exprimant les conditions de l’équilibre des échanges entre individus paraissent pouvoir se généraliser sans difficulté aux échanges entre groupes sociaux (étant entendu que des échanges interindividuels mettant en jeu des échelles de valeurs différentes peuvent se produire par ailleurs aussi bien entre les membres d’un groupe, qu’entre des membres qui n’appartiennent pas au même groupe social).

Au sein d’une société du type nation par exemple, dont les membres partagent donc une série de valeurs communes, une classe A peut rendre service à une classe B en capitalisant ainsi un crédit dont la classe B devra s’acquitter. Là encore, comme dans les échanges entre les individus, plus le temps passera, plus le crédit de A tendra à se dévaloriser.

L’équilibre relatif entre les différentes composantes d’une société sera établi lorsque les satisfactions obtenues par les groupes en présence tendront vers l’égalité et lorsque les coûts des actions collectives des groupes en présence tendront également vers l’égalité.

Lorsque les conditions de l’équilibre ne seront pas remplies, les possibilités de rupture des échanges s’accroîtront, ce qui, dans le cas d’une nation intégrant les groupes en présence au moyen de l’acceptation d’une échelle de valeurs communes, pourra se traduire par des révolutions politiques ou sociales.

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[…] en son point de départ, l’égocentrisme exprime essentiellement l’irréversibilité des actions : une action est en effet incomposable avec d’autres et inapte à être déroulée dans les deux sens, dans la mesure même où elle est « centrée » et c’est cette centration initiale qui explique simultanément le fait de comportement qu’est son irréversibilité, et cette illusion de point de vue qu’est l’égocentrisme ou assimilation à l’activité propre.

J. Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, 1923, 3e éd. 1948, p. 76