Fondation Jean Piaget

La logique

Introduction
L’objet de la logique
L’approche logique
Les recherches logiques


Introduction

De toutes les disciplines dans lesquelles Piaget a oeuvré, la logique est certainement la plus délicate à traiter. La raison en est que l’auteur a ici adopté une direction de recherche qui prend largement le contre-pied de celle choisie par la science logique au vingtième siècle.

Alors qu’en biologie, tout en développant des solutions qui passent outre au postulat central du néo-darwinisme (l’absence d’effets "directs" des acquisitions propres à chaque organisme sur le patrimoine génétique transmis à ses descendants), l’auteur cherche à répondre aux mêmes questions générales que celles de ses collègues biologistes, en logique le fossé avec les logiciens de métier est beaucoup plus profond.

C’est au niveau même de la conception de l’objet d’étude et des problèmes qui s’y rapportent qu’il se refuse à suivre la voie tracée par des logiciens qui, à la suite de Frege et de Russell, en sont venus à bannir tout lien entre leur discipline et le fonctionnement logique de la pensée naturelle tel que l’étudie le psychologue.

Nous allons tout de suite y revenir. Mais auparavant, il convient de mettre en garde la personne soucieuse de prendre connaissance des travaux logiques de Piaget contre un certain nombre de pièges qui ne cessent de faire barrage à leur compréhension.

Des pièges à éviter...

Un premier piège à viter est de croire que Piaget ignorait les développements de la logique contemporaine. C’est sciemment qu’il s’est refusé de les suivre. Un deuxième piège est de trop vite mesurer la valeur de ces travaux à la bien moins grande virtuosité technique dont fait preuve leur auteur comparativement à l’extraordinaire précision et rigueur propre aux logiciens de métier à la suite des exigences formulées par Frege. Il est évident que, sur le terrain de la logique, Piaget n’a jamais cherché à devenir "logicien de profession". Son but a été de tracer quelques pistes en fonction des connaissances approfondies acquises en psychologie génétique.

A n’en pas douter, Piaget était conscient des lacunes techniques de ses esquisses ou de ses essais de logique. L’avant-propos de 1949 de son "Essai de logique opératoire", d’abord malencontreusement publié, à la demande de l’éditeur, sous le titre principal de "Traité de logique", contient une affirmation dans laquelle l’auteur reconnaît que «tout vrai logisticien [...] pourra donc constater les lacunes de la formalisation dont se contentent ces pages» (JP49, p. 6).

Plusieurs logiciens de profession ne manqueront pas d’intervenir en ce sens. Piaget recevra ainsi une critique des plus sévères de la part du logicien Beth («ce livre abonde en erreurs...», dans "Methodos", vol. 8. 1950, p. 264), qu’il s’empressera alors d’inviter au Centre international dépistémologie pour qu’ils puissent tous deux se mettre d’accord sur les points principaux...

Une approche hétérodoxe de la logique

Lorsqu’on prend connaissance, à travers des critiques comme celle de Beth, de l’ampleur du fossé qui sépare les logiciens de profession de quelqu’un qui se définit comme n’étant «ni un spécialiste de l’axiomatique, ni un mathématicien» (id.), on peut se demander si Piaget n’a pas pêché par naïveté, par orgueil ou par imprudence, en rédigeant ou en publiant des études de logique.

Il est vrai que dans les années quarante, les pays francophones n’avaient pas connu le développement universitaire considérable réalisé par la logique devenue complètement mature, institutionnellement parlant, dans les pays anglo-américains, mais aussi dans des pays européens tel la Pologne. Ce n’est plus seulement à quelques logisticiens dont «l’espèce est encore rare» (id.) que Piaget avait affaire, mais à une véritable institution scientifique, avec ses règles, ses exigences, etc.

D’un autre côté, il serait fâcheux pour une discipline scientifique telle que la logique de ne pas laisser une place pour des francs-tireurs de génie qui pourraient explorer des dimensions que les logiciens de métier, pris dans les rets de leur discipline, ne peuvent apercevoir.

Quoi qu’il en soit, vu la rigueur et l’extrême spécialisation propres à la logique scientifique du vingtième siècle, on ne peut, en un sens, que louer le sort qui a fait que Piaget n’avait pas toutes les cartes en main lorsqu’il a conçu et rédigé ses essais de logique. S’il les avait eues en effet, il est possible et même probable que la prudence et le besoin psychologique de voir ses recherches être approuvées par les autres savants auraient fait obstacle au développement de ces études. Ce qui aurait été une perte pour la psychologie théorique, et peut-être aussi pour la science logique.

Un troisième piège à éviter serait de croire que, pour aller plus loin que ne l’a fait Piaget dans la voie de la modélisation logique de la pensée naturelle, il suffirait d’employer l’une ou l’autre des multiples logiques développées au cours du vingtième siècle. Cette façon de procéder serait la plus sûre manière de tomber dans le logicisme, que, de son côté, Piaget a très largement réussi à éviter lors de ses études sur les logiques de l’enfant et de l’adolescent, cela d’abord grâce à une incontestable indépendance d’esprit par rapport à la vision que se faisaient généralement les logiciens postfrégéens de leur objet d’étude, et grâce aussi au fait qu’il a puisé ses modèles de départ dans une logique qui se définissait encore comme une science de la pensée.

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L’objet de la logique

Pour Piaget, l’objet premier de la logique est, ou devrait être, la pensée logique, ou rationnelle, et son but, l’axiomatisation de cette pensée. Bien sûr tout n’est pas réglé lorsque l’on a dit cela, puisqu’il convient de s’entendre alors sur ce qu’est la pensée logique. Mais c’est précisément l’un des buts des recherches logiques et des recherches psychogénétiques de Piaget de clarifier ce point.

En caractérisant la logique comme étant science de la logique de l’enfant, ou de l’adolescent, ou du savant (le logicien compris), etc., Piaget ne dit encore rien de ce que sont ces dernières. Néanmoins par cette définition, qui n’a rien d’original puisqu’elle prolonge une tradition qui, des logiciens algébristes du dix-neuvième siècle, remonte à Aristote en passant par Leibniz, Piaget sait qu’il s’écarte de la notion en vogue au début du vingtième siècle et qui s’inspire largement de la conception de Frege.

La science logique de la première moitié du vingtième siècle était en effet largement dépendante de deux traits, certes importants pour le psychologue et épistémologue logicien, mais qui ne devraient pas, selon celui-ci, être identifiés à l’objet premier de cette discipline: la logique comme langue artificielle bien faite (la "caractéristique universelle" de Leibniz), et la logique comme branche des mathématiques chargée de résoudre les problèmes de fondement des mathématiques.

Dans l’optique choisie par Piaget, l’objet principal d’une logique prenant pour champ d’étude la mathématique (avec ses théorèmes, ses démonstrations, etc.) devrait être la pensée logique du mathématicien, les opérations logiques qu’il met en oeuvre pour construire ses objets ou pour démontrer ses théorèmes.

Cela étant, de son côté, et puisqu’il adopte la démarche génétique à l’occasion d’études logiques conçues en étroit parallèle avec ses travaux de psychologie, c’est non pas la pensée du mathématicien qu’il prend prioritairement pour objet d’étude, mais la pensée de l’enfant et de l’adolescent.

Mais alors si, à l’encontre de Frege, on admet que la logique est une science de la pensée, que peut ou que doit être son rapport avec la psychologie? Sur ce point Piaget est très clair et prend comme modèle les rapports qui existent entre la «cristallographie géométrique [et] la cristallographie physique» (JP42, p. 5). Par son objet, la logique paraît être une branche de la psychologie autant que de la mathématique!

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L’approche logique

La logique se distingue de la psychologie de la pensée non pas essentiellement par son objet, mais par son approche, composée d’analyses logiques et axiomatiques, et non pas empiriques. Comme logicien occasionnel, la démarche qu’adopte Piaget est conforme à cette approche, même si l’auteur ne la pousse pas aussi loin que les logiciens de métier.

Plus précisément, la psychologie génétique ayant mis en évidence le caractère non atomistique de la pensée (il n’existe pas de concept, de jugement ou de raisonnement isolés; tout concept, celui d’animal par exemple, renvoie à d’autres concepts, ceux de vivant, de végétal, etc., et est le résultat d’un travail logique qui le construit en même temps que ces autres concepts), il s’agit pour le psychologue logicien de réaliser l’analyse logique des structures de cette pensée.

Il suffit dès lors de citer le premier chapitre de "Classes, relations et nombres" (JP42) pour comprendre l’essence de l’engagement et du travail de Piaget sur le terrain de la logique:
    «Toute axiomatique se réfère à un savoir réel, en dehors duquel la déduction pure perdrait sa signification. Mais, en dégageant momentanément de ses attaches intuitives ou expérimentales la science qui lui correspond, pour mieux en isoler le mécanisme intellectuel, une axiomatique constitue une sorte de préparation d’instruments : elle permet, tôt ou tard, à cette science de prendre possession de son objet concret d’autant plus fermement que l’analyse de son fonctionnement formel aura davantage affiné les outils de dissection» (JP42, p. 5).
La logique telle que la considère Piaget a donc bien le même objet que la psychologie. Simplement elle prend quelque distance par rapport au strict respect des faits, cela afin de mieux faire ressortir la forme de cet objet. Ce détachement ne doit pourtant pas lui faire perdre contact avec la réalité qu’étudie par ailleurs le psychologue au moyen de l’observation systématique ou de la méthode expérimentale.

Une notion particulière d’axiomatisation

Pour bien comprendre le travail de "logisticien" dans lequel s’engage Piaget, il convient d’apporter une précision au sujet de la notion d’axiomatisation. L’auteur prend là encore une position qui, pour n’être pas complètement originale, s’écarte d’une notion purement formaliste, issue des travaux de Hilbert sur l’axiomatisation de la géométrie.

L’activité d’axiomatisation réalisée par le psychologue s’inspire de la «vigoureuse critique» (JP42, p. 5) que Gonseth donne de la méthode axiomatique et qui tient dans cette formule: «la distinction entre l’abstrait et l’expérimental n’est que de tendances, mais non d’essence». Il s’agit de construire pour une science donnée, un «modèle idéal de la réalité» et non pas de construire des systèmes formels gratuits.

Dans le cas particulier de la pensée, l’axiomatisation fournit non seulement un tel modèle, mais elle débouche par ailleurs sur des règles ou des normes qui aident la pensée à fonctionner selon les formes et les normes logiques qui la guidaient préalablement à cette axiomatisation (cette circularité est patente dès l’oeuvre d’Aristote qui, dégageant d’un côté un certain nombre de formes idéales de fonctionnement de la pensée, contribue par ailleurs à améliorer le réglage de cette même pensée!).

Il y a un danger de l’axiomatisation, remarque enfin Piaget: «l’illusion des commencements absolus» (JP42,p. 6). Avec le réalisme platonicien qui tente tout logicien ou mathématicien fasciné par la permanence des vérités mathématiques, c’est cette illusion qui, génératrice d’une conception atomistique de la réalité logique, explique que les logiciens de ce siècle aient en majorité cru pouvoir se passer de la psychologie.

C’est dès lors non seulement pour construire un meilleur instrument d’investigation de la pensée logique que Piaget s’est lancé dans le travail de schématisation des opérations de cette pensée, mais aussi avec le probable espoir de réorienter la logique dans la direction de l’approche opératoire adoptée par Leibniz et Boole.

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Les recherches logiques

A la fin des années trente, le psychologue Piaget, bon connaisseur des recherches sur la mathématique des groupes et bon connaisseur également de l’ancienne algèbre logique, découvre que la clé de l’intelligence, ce sont les opérations logico-mathématiques de la pensée: l’addition logique, la multiplication logique, etc.

Dès lors la direction qu’il va décider de suivre en ce qui concerne la modélisation ou l’axiomatisation logique est toute tracée.

Ce sont ces opérations et leur structure dont Piaget estime important qu’elles soient l’objet des recherches logiques. Les logiciens n’ayant pas accompli ce travail (ce qu’ils ne pouvaient faire, puisqu’ils ignoraient la pensée de l’enfant et de l’adolescent), il va lui-même s’en charger, ce qui, dans un premier temps, l’entraîne à mettre en évidence huit groupements logiques élémentaires.

L’étude logique ou "axiomatique" de ces groupements lui permettra de dégager un certain nombre de caractéristiques que la simple analyse psychologique des faits aurait laissé échapper. Ensuite, considérant dès la fin des années quarante l’objet le plus traditionnel de la logique classique, les propositions, il va être conduit à découvrir une nouvelle forme de pensée, qui s’ajoute à celle, concrète, observée chez l’enfant entre six ans et dix ans environ.

La logique concrète de l’enfant est de type "interopératoire": elle regroupe des opérations au sein de structures dont chacune est modélisée au moyen d’un des huit groupements mentionnés. La pensée relativement plus formelle qui apparaît vers douze ans est de type "interstructurale": elle réunit les structures opératoires concrètes, et donc les opérations qui leur sont propres, au sein de structures plus générales. Dans les deux cas, l’étude axiomatique à laquelle procède Piaget aboutit à des résultats originaux.

Vers une logique des significations

Lorsque Piaget entreprend le travail de modélisation des structures opératoires concrètes, puis des structures opératoires formelles, il utilise, en les adaptant, les résultats de la logique symbolique classique, et plus précisément de la formalisation que les logiciens algébristes avaient établie du calcul des classes, du calcul des relations et de celui des propositions vers la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième.

Ce calcul considérait la réalité logique avant tout du point de vue de l’extension (les individus subsumés par un concept), en laissant en arrière-plan la "compréhension" (les concepts eux-mêmes), ou encore du point de vue de la vérité des propositions, sans se préoccuper de leur signification.

Dans ses travaux de logique réalisés dans les années trente et quarante, à une exception près qui concerne la logique des relations asymétriques, Piaget va privilégier la même stratégie. Ce faisant il laissera en arrière-plan toute une part de l’activité logique du sujet, part composée de ces implications entre significations si importantes pour la psychologie génétique, y compris l’étude du bébé.

Dans les années septante, et essentiellement en collaboration avec Garcia, Piaget cherchera à compléter ses anciennes recherches logiques en soulignant comment une modélisation, pour être complète, devrait aussi porter sur les aspects "intensionnels" de la pensée logique, et de ses origines dans l’action sensori-motrice.

Ce travail reste largement à accomplir, Garcia et Piaget n’en ayant posé que la toute première pierre. Exposée dans l’ouvrage "Vers une logique des significations" publié en 1987, cette esquisse laisse déjà pressentir que, complétée par des opérations portant sur les significations et non pas seulement sur l’extension des concepts, la logique opératoire encore à construire sera une logique "bi-dimensionnelle", la première dimension reprenant la logique opératoire extensionnelle, et la seconde portant sur son double, la logique opératoire intensionnelle, d’autant plus importante que l’on remonte vers le début de la psychogenèse.

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[…] les opérations spatiales telles que les réunions et partitions, les placements et déplacements, les mesures, etc., […] engendrent l’espace "intuitif" (au sens des mathématiciens), de la même manière que les opérations de classement engendrent les classifications logiques et que l’opération + 1 engendre la suite des nombres entiers.<