Fondation Jean Piaget

Logique des significations

Introduction
Les recherches
Des travaux encore à développer


Introduction

La logique des classes, des relations et des propositions élaborée dans les années trente et quarante par Piaget constitue un tout et donne une vision très cohérente et relativement complète des opérations logiques et mathématiques susceptibles d’intervenir dans les activités intellectuelles propres à une pensée devenue opératoire. L’édifice ainsi construit est impressionnant et, mis en relation avec les résultats de la psychologie génétique, contribue à clarifier considérablement la nature de la raison humaine.

Il est dès lors d’autant plus étonnant de constater que son auteur a eu le courage, quelque vingt ans après la parution de "l’Essai de logique opératoire", de remettre l’ouvrage sur le chantier afin d’explorer la possibilité de le compléter par une "logique de la signification" permettant de schématiser les activités intellectuelles portant non seulement sur les quantités intensives et extensives, mais aussi sur les qualités en tant que telles, c’est-à-dire sur les prédicats unaires conçus dans leur seule compréhension.

Une raison au moins explique que Piaget, sur l’impulsion de Garcia et d’autres collaborateurs du Centre d’épistémologie génétique, se soit décidé dans les années septante à s’engager dans ce sens: comme plusieurs auteurs, dont lui-même, l’ont remarqué, la contrainte extensionnaliste, imposée au début de ce siècle aux travaux de mathématisation et de symbolisation de la logique par des logiciens qui craignaient comme la peste le psychologisme, avait introduit un biais dans les études logiques de Piaget. Elle l’avait amené à privilégier lui aussi, mais de façon beaucoup moins radicale, l’approche extensionnaliste des concepts par rapport à l’analyse logique de leur compréhension (pourtant Piaget était trop fin observateur de l’activité intellectuelle des enfants pour pouvoir mettre complètement entre parenthèses le rôle qu’y jouent les implications signifiantes).

Que Piaget, comme psychologue autant que comme logicien, ait considéré la logique opératoire de l’enfant et de l’adolescent avant tout du point de vue extensionnaliste n’annule en rien la valeur des résultats des études de logique et de psychologie génétique réalisées dans les années trente, quarante et cinquante. Il est évident que la pensée humaine ne cesse de considérer les rapports quantitatifs, intensifs ou extensifs, existant entre les choses. D’autre part, contrairement à bien des psychologues qui ont utilisé la logique des propositions pour étudier la logique de l’enfant, Piaget et Inhelder ne sont jamais tombés dans le piège de proposer des problèmes logiques dépourvus de significations aux enfants et aux adolescents, quand bien même ce ne sont pas ces significations qu’ils étudiaient, mais les opérations portant sur des classes, des différences, ou sur la vérité hypothétique des propositions en jeu dans les situations qu’ils leur soumettaient.

Ce soin pris à parler aux enfants ou aux adolescents de marguerites et de fleurs, ou de flexibilité des tiges et de combinaison des corps chimiques, et non pas d’éléphants roses ou de carrés ronds, explique que Piaget, avec raison, n’ait jamais éprouvé la moindre réticence à adopter un point de vue essentiellement extensionnaliste dans ses travaux classiques sur la logique opératoire.

D’un autre côt, il est tout aussi évident que lorsque nous concevons une proposition telle que "Socrate est un homme donc Socrate est mortel", ce n’est pas forcément un rapport d’inclusion de classe que nous avons à l’esprit, mais une implication entre idées ou entre significations: être homme implique être mortel. De même est-il évident que le bébé, lorsqu’il reconnaît un objet, ne considère généralement pas des rapports d’extension, mais la signification des indices lui permettant d’inférer la présence d’une partie cachée de cet objet.

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Les recherches

Les tout premiers éléments d’élaboration, par Piaget et Garcia, d’une logique des significations capable de compléter ce qui avait été laissé de côté dans les recherches logiques et psychogénétiques des années trente et quarante, sont exposés dans l’ouvrage heureusement intitulé "Vers une logique des significations" (JP87).

La première partie, rédigée par Piaget, consiste en un examen psychologique d’un nouvel ensemble de données psychogénétiques portant sur les implications, les négations, les disjonctions et les conjonctions de significations dont on peut inférer la présence chez le bébé, ou que l’on peut observer chez l’enfant ou l’adolescent à différentes étapes de leur développement intellectuel.

La seconde partie de l’ouvrage est un essai de présenter une modélisation de la logique des significations. Elle est rédigée par Garcia qui assume ainsi le rôle de logicien. Alors que Piaget s’était appuyé dans ses recherches classiques sur la logique symbolique des classes, des relations et des propositions développée au début du vingtième siècle, c’est dans la logique de "l’entailment" d’Anderson et de Belnap que Garcia croit pouvoir trouver l’instrument privilégié de modélisation des différentes formes de l’implication, de la négation, de la disjonction et de la conjonction signifiantes engagées dans les activités intellectuelles du bébé, de l’enfant et de l’adolescent.

Avant d’examiner si le travail d’Anderson et de Belnap (basé sur l’étude des démonstrations mathématiques) peut réellement satisfaire le psychologue cherchant à modéliser la logique des significations de l’enfant, le résumé des conclusions de la partie rédigée par Piaget nous permettra plus précisément de savoir ce qu’il faut entendre par cette logique.

Quelques résultats psychologiques

Au terme de ses analyses psychologiques, Piaget expose trois sortes de conjonctions à l’oeuvre dans la pensée enfantine:
    – les conjonctions "obligées" (par exemple la conjonction entre la présence d’une propriété de forme et une propriété de grandeur) ,

    – les conjonctions "libres" (par exemple entre propriétés de forme et de couleur d’un objet),

    – enfin les conjonctions "pseudo-obligées" (par exemple la liaison conçue comme nécessaire que le jeune enfant établit entre la grandeur dun objet et la place qu’il occupe dans une série, de telle sorte que le changement de place est jugé modifier cette grandeur).
De même Piaget distingue-t-il dans les implications que l’on découvre chez l’enfant:
    – des implications proactives (dans A implique B, les B consistent en conséquences nouvelles dérivées de A),

    – des implications rétroactives «exprimant le fait que B implique A à titre de condition préalable»,

    – et des implications justificatrices qui relient les formes proactives et rétroactives par «des connexions nécessaires atteignant ainsi les "raisons"» (JP87, p. 146; inachevée, l’étude des "raisons" est le dernier travail d’épistémologie génétique dirigé par Piaget).
Enfin Piaget mentionne la différence trouvée entre des négations qu’il appelle "proximales" ou "distales" selon que la négation se fait par rapport à des référents proches ou distants des propriétés ou des faits niés.

Les distinctions établies par Piaget sont reprises et précisées par Garcia dans les conclusions générales. Garcia y distingue notamment:
    – des implications locales étroitement liées aux constatations que l’enfant fait sur les régularités empiriques lisibles dans les contextes particuliers dans lesquels il se situe,

    – des implications systémiques qui «s’insèrent en un système de relations comprises de proche en proche» (JP87, p. 192),

    – et enfin des implications structurales qui sont guidées par les lois de structures que Piaget avait mises en évidence dans sa logique opératoire.
On voit tout l’intérêt des travaux sur la logique des significations réalisés à la fin des années septante. La recherche psychogénétique permet ici comme dans les autres domaines d’apporter un éclairage précieux sur les formes multiples que prennent les notions et les opérations logiques selon le niveau de développement hiérarchique des conduites logiques engagées par les sujets aussi bien dans l’organisation de la réalité concrète que dans leurs échanges propositionnels avec autrui (ou avec eux-mêmes).

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Des travaux encore à développer

La logique d’Anderson et Belnap permet-elle de modéliser les conjonctions, les implications, les négations, etc., signifiantes observées par Piaget et ses collaborateurs psychologues? Dans cette logique, que résume Garcia, "l’entailment" exprime certes une notion plus naturelle d’implication que celle que l’on peut trouver dans la logique symbolique classique (où il suffit qu’une proposition, quelle qu’elle soit, soit fausse pour que l’on puisse en déduire qu’elle implique n’importe quelle autre proposition).

Deux conditions sont requises pour affirmer que "p implique q" (ou que "p entraîne q"): la pertinence et une nécessité qui respecte la pertinence requise. C’est ce que l’on trouve dans l’exemple "être homme implique être mortel". Ce sont bien là en effet deux composantes qui apparaissent dans les implications signifiantes de la pensée naturelle (il reste alors bien sûr à déterminer les notions de nécessité engagée par cette pensée).

Mais à côté des deux conditions de pertinence et de nécessité permettant de poser un rapport d’implication, une exigence supplémentaire est posée dans la logique d’Anderson et Belnap: il n’y aura un tel rapport que «si et seulement s’il existe un chemin possible qui nous mène déductivement de A à B» (JP87, p. 175).

On peut se demander si cette troisième condition et les conséquences auxquelles elles entraînent Anderson et Belnap (utiliser la logique intuitionniste de Heyting, que Piaget connaissait déjà dans les années quarante) n’entachent pas irrémédiablement l’intérêt de la "logique de l’entailment" comme instrument de modélisation et d’analyse des implications, des négations, des disjonctions et des conjonctions signifiantes utilisées par le bébé, l’enfant et peut-être même l’adolescent (qui, lui, pense en termes de vérité et de fausseté autant et plus qu’en termes de signification, celle-ci restant pourtant toujours présente).

Il est en effet bien évident que la troisième condition ne reflète probablement pas ce qui peut se produire dans le fonctionnement de la logique des significations chez l’enfant, et en tout cas pas du tout dans les implications, les négations, etc., signifiantes que l’on peut prêter au bébé.

Remarque finale

En conclusion, il est clair que, comparativement aux résultats impressionnants acquis dans les recherches logiques et psychogénétiques classiques, les nouvelles recherches ne peuvent être considérées que comme une première ébauche d’un travail encore à réaliser.

En particulier, on peut se demander si, pour modéliser au moyen de nouveaux instruments la logique des significations que l’on peut mettre en évidence chez le bébé, l’enfant et l’adolescent il ne faudra pas se résoudre à partir de rien ou de presque rien. Les logiciens de profession qui ont élaboré de nouvelles logiques supposées dépasser celle, extensionnelle, de Russell et Whitehead, sont partis de l’analyse d’une pensée adulte extrêmement sophistiquée.

Bien que visant la mathématique, Russell et Whitehead ont, eux, hérité d’une logique algébrique qui, en bonne partie, couvrait le champ de la pensée de l’enfant et de l’adolescent.

Peut-être est-ce d’un nouvel Aristote, connaissant aussi bien que Piaget la "pensée" du bébé, que viendra la solution permettant de modéliser les activités logiques agissant sur les significations (c’est-à-dire les formes de conjonction, de disjonction, de négation ou d’implication de significations propres aux différentes étapes du développement de l’intelligence)...

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[…] il est impossible, à aucun niveau, de séparer l’objet du sujet. Seuls existent les rapports entre eux deux, mais ces rapports peuvent être plus ou moins centrés ou décentrés et c’est en cette inversion de sens que consiste le passage de la subjectivité à l’objectivité.