Fondation Jean Piaget

La philosophie comme sagesse


Qu’est-ce que la philosophie? Une bonne partie des réflexions que Piaget va consacrer à cette question sera de montrer que la philosophie n’est pas et ne peut pas être productrice de connaissances, du moins si par connaissances on entend des affirmations tendant à l’objectivité.

Une certaine conception de l’objectivité

Un énoncé ou une théorie sont objectifs si, dans leur portée cognitive, ils sont vérifiables par des procédés qui permettent d’échapper à la centration sur un seul point de vue. Tout au long de la psychogenèse, l’objectivité est d’abord assurée, lors du développement de l’intelligence sensori-motrice, par la coordination de schèmes relevant de sphères d’activités différentes (les schèmes de la vision et de la préhension, par exemple).

Puis, lorsque la pensée représentative apparaît, l’activité de décentration doit se déployer sur un nouveau plan, plus riche en points de vue multiples dus à la représentation elle-même, mais aussi à la nécessité de coordonner le point de vue propre avec le point de vue des autres personnes. Cette nouvelle source d’objectivité que sont la coordination des schèmes représentatifs et la coordination intersubjective des points de vue résulte elle aussi de procédés (lecture de l’expérience, opérations de classification avec critères stables, numération, mesure, déduction, méthode expérimentale spontanée, etc.) permettant d’échapper à des centrations qui sont source d’illusions.

Pourtant ce mouvement d’objectivité dont est capable l’enfant, puis l’adolescent, n’est jamais achevé. Ainsi la science ne va faire, en un sens, qu’expliciter, améliorer et codifier des pratiques de contrôles intra et intersubjectifs qui vont de la lecture de l’expérience à la qualité logique d’enchaînement des arguments, en passant par l’usage de schèmes opératoires dont le mode de construction garantit (dans des limites toujours à dépasser) l’objectivité des jugements portés sur la réalité considérée.

La philosophie a-t-elle la possibilité d’énoncer des jugements de connaissance philosophique qui échappent au domaine de la science?

La philosophie peut-elle être une science?

Toute la question des conditions de possibilité d’une connaissance philosophique est de savoir si la philosophie possède des problèmes propres, qui pourraient tre résolus (toujours provisoirement, comme en science) par des procédés permettant la vérification empirique ou la vérification logique? Ou alors, si ce n’est pas le cas, de savoir si elle possède des procédés extrascientifiques de vérification lui permettant d’aboutir à des réponses objectives aux questions qu’elle se pose, que ces questions soient ou non identiques à celles de la science?

Pour Piaget, qui connaissait bien des tentatives telles que celle de Bergson de fonder une connaissance philosophique sur le procédé extrascientifique de "l’intuition métaphysique", la chose est claire. La philosophie ne possède pas de problèmes qui ne puissent tomber sous la juridiction de la science actuelle ou future; et elle ne possède pas de méthodes simultanément originales et objectives d’accès à quelque réalité que ce soit. D’où l’affirmation de l’inexistence d’une connaissance philosophique, propre à irriter bon nombre de philosophes.

Est-ce à dire que Piaget, non sans s’être lui-même longtemps passionné pour la philosophie, rejette celle-ci dans le domaine des chimères, ou la considère comme une sorte d’étape transitoire entre la pensée mythologique et la pensée scientifique? Non. En sympathie avec bon nombre de philosophes, qui l’ont nommé à son insu membre de L’Institut international de philosophie (JP65b, p. 1), il donne la préséance à l’activité philosophique sur l’activité scientifique, puisqu’il lui réserve la tâche de répondre à la question du sens de la vie.

La philosophie comme coordination raisonnée des valeurs

Jusqu’à Kant, la philosophie a cru pouvoir répondre au problème du sens de la vie en cherchant à connaître l’absolu. S’il existait une connaissance absolue de la réalité dernière, alors nous saurions du même coup si la vie vaut la peine d’être vécue, et dans quel sens il convient de la vivre. Ce chemin étant barré, l’être humain est-il condamné à l’errance ou au désespoir? Piaget ne le croit pas.

L’homme vit; il agit conformément à de multiples valeurs scientifiques, morales, professionnelles, hédonistes, etc. Spontanément tel être humain privilégie telle valeur par rapport à telle autre, l’amitié par rapport au pouvoir, la vérité par rapport à la tromperie, etc. C’est ici que la philosophie a un rôle privilégié à remplir.

En tant qu’être de raison, l’être humain peut souhaiter vivre et agir de la façon la plus éclairée qui soit. Pour cela, il doit expliciter au maximum les multiples valeurs qui donnent sens à ses activités, et il se doit de prendre connaissance de la façon la plus complète possible de ce qu’enseignent les sciences de son temps par rapport au réel.

Ayant explicité les valeurs qui peuvent orienter son existence et ayant pris connaissance de l’état des sciences, il lui faudra alors s’efforcer d’aboutir à une coordination raisonnée des valeurs qui le conduira à choisir de façon la plus éclairée possible l’échelle des valeurs à laquelle il décidera de soumettre ses activités.

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Il peut en effet exister un certain nombre de « sagesses » différentes et cependant toutes valables, tandis que, pour le savoir, il ne saurait subsister sur chaque point qu’une seule connaissance « vraie », si approximative soit-elle et relative à un niveau donné de son élaboration.