Fondation Jean Piaget

1907-1980: la biologie


Toute l’oeuvre de Piaget repose sur ces années de formation à la biologie dont on peut distinguer deux étapes, la première, entre 1907 et 1911, lors de laquelle l’auteur découvre l’histoire naturelle et fait son apprentissage de malacologiste, et la seconde, au cours de laquelle il découvre la biologie moderne ().

L’apprentissage de l’histoire naturelle

En dépit de leur caractère encore très élémentaire, on ne saurait sous-estimer limportance des quatre années de formation en histoire naturelle lors desquelles, presque chaque semaine, l’adolescent allait aider Paul Godet, le directeur du musée d’histoire naturelle de Neuchâtel. Piaget acquiert alors cet esprit méthodique et systématique qui, le moment venu, s’avérera extrêmement fécond en psychologie et en épistémologie, comme il l’a été pour l’étude des espèces en biologie; et il acquiert aussi un profond respect pour ces activités si élémentaires que sont la récolte et la classification des faits.

En dépit de son caractère apparemment désuet, l’histoire naturelle offre l’immense intérêt de développer chez ceux qui la pratiquent un profond goût pour les observations minutieuses et les longues et patientes enquêtes, c’est-à-dire une approche des faits qui évite l’enfermement trop rapide dans le carcan, nécessaire mais pouvant être intellectuellement aliénant, de la méthode expérimentale.

Premiers travaux scientifiques en histoire naturelle

En 1911, année de la mort de Godet, l’adolescent a acquis auprès de celui-ci une connaissance suffisamment bonne des mollusques pour qu’il puisse accomplir une partie du travail de l’ancien directeur. Comme le montre la correspondance conservée aux Archives Jean Piaget (voir par exemple doc. 6), il va se charger de répondre aux naturalistes du monde entier qui envoient au musée des spécimens de mollusques ou qui demandent des informations au sujet des collections neuchâteloises. Cette activité n’est pas non plus sans importance. Toute science est une entreprise collective, faite d’échange d’informations et d’argumentations. Par ses échanges épistolaires, il accède alors à cette dimension sociale de l’activité scientifique.

Si entre 1907 et 1911 l’adolescent a publié de brefs textes dans une revue, le Rameau de Sapin (doc. 7), qui se donnait comme but de diffuser auprès des jeunes le goût de l’histoire naturelle, c’est dès 1911, avec un long article sur les limnées des lacs de Suisse romande et des environs que commencent véritablement ses publications scientifiques (doc. 1, JP11_1). Une nouvelle facette de l’activité scientifique est ainsi assimilée par Piaget, la rédaction d’écrits scientifiques. Dès lors l’auteur ne s’arrêtera plus d’écrire et de publier, d’abord en biologie, puis en philosophie, ensuite en psychologie et enfin en épistémologie, avec pour résultat final des centaines d’articles et des dizaines de livres.

L’article de 1911 révèle à la fois l’ampleur des connaissances déjà acquises par l’adolescent sur les variétés de mollusques, ainsi qu’un solide talent d’argumentation. Le seul problème est que, en se formant auprès de Godet, c’est le cadre de l’ancienne science de la vie qu’il avait acquis, une science toute vouée la description de la nature, et non pas à la question de l’explication de l’origine des espèces, que les travaux de Darwin avaient pourtant placée au centre de la biologie. Que se serait-il passé si Godet, au lieu d’être un naturaliste de l’ancienne génération, avait partagé les convictions évolutionnistes et la méthodologie des nouveaux biologistes? Impossible de le savoir. Mais en tout cas, par ses publications et par son insertion plus poussée dans la communauté des chercheurs en science naturelle, l’adolescent va très vite se trouver confronté de façon un peu perturbante à la nouvelle science de la vie.

Découverte de la biologie

En 1912 et 1913 Waclaw Roszkowski, un doctorant de l’université de Lausanne parvient peu à peu à lui faire comprendre que, en dépit de leur intérêt, les travaux dans lesquels Piaget présentait une classification des limnées du lac Léman ne répondent pas aux critères exigés par la biologie moderne. Cette critique est importante. Elle contribue, avec il est vrai la découverte de la philosophie, à la substitution, chez l’adolescent, de la biologie à l’histoire naturelle.

La confrontation amicale qui oppose le jeune Piaget à Roszkowski aura deux conséquences pour la suite de l’oeuvre.

D’une part elle contribuera à favoriser le déplacement progressif du centre d’intérêt de l’adolescent du problème de la classification des formes biologiques vers celui de leur évolution. Ce déplacement sera essentiel pour la suite de l’oeuvre, puisque, généralisé aux formes de l’activité psychologique et sociale, le problème de l’évolution se retrouvera au coeur de tous les travaux ultérieurs de l’auteur.

Quant à la seconde conséquence, elle réside dans les circonstances de cette confrontation. La critique que Roszkowski adresse aux travaux de son cadet provient des critères darwiniens utilisés par le biologiste lausannois dans sa classification des limnées du Léman. Au delà d’une simple question de taxonomie, c’est ainsi toute la grande dispute, alors très vive, entre darwiniens et lamarckiens, qui est sous-jacente à l’argumentation de Roszkowski.

Un point de départ lamarckien

Par la force des choses, avant même qu’il ait pu complètement clarifier les termes théoriques du débat, Piaget va se trouver comme précipité dans le camp de biologistes lamarckiens tels que le Dantec ou Rabaud, dont les ouvrages d’introduction à la biologie ou de biologie théorique connaissent alors une large diffusion chez les lecteurs de langue française.

Le problème de fond, qu’il va très vite découvrir, est en effet de savoir s’il convient de faire porter la charge de l’explication de l’évolution biologique aux organismes individuels et à leur comportement, comme le soutiennent les lamarckiens, ou bien aux espèces, comme le soutiennent les darwiniens en invoquant la sélection naturelle. A priori, il paraît absurde de considérer que les transformations biologiques que subissent les organismes en raison de leurs interactions avec leur milieu ne puissent pas se répercuter sur leurs descendants. C’est en partant de cette évidence que Piaget va dès lors chercher à répliquer aux critiques que lui adresse Roszkowski, et qui lui paraissent la contredire.

Pendant toute la suite de son oeuvre biologique, Piaget cherchera, d’une part, à prouver empiriquement l’existence de cette action possible des adaptations individuelles sur les transformations des espèces, et, d’autre part, à imaginer par quels mécanismes une telle action serait possible.

Si au début des années 1910 et conformément au lamarckisme Piaget aura tendance à centrer le rôle des circonstances dans l’évolution des formes biologiques, il accordera de plus en plus d’importance aux processus internes par lesquels de nouvelles formes peuvent être créées. Cette progression dépendra pour une large part, d’abord des intuitions philosophiques et psychologiques acquises dès la fin de 1912, avec la lecture de "L’évolution créatrice" de Bergson, puis des conceptions constructivistes de plus en plus approfondies, développées sur le terrain de la psychologie et de l’épistémologie génétiques.

Plus précisément, dès les années soixante, Piaget s’inspirera des mécanismes constructifs qu’il étudie sur ce terrain pour esquisser un constructivisme biologique cybernétique, qu’il sait spéculatif, car insuffisamment étayé par des recherches empiriques, mais qui permet pour la première fois à l’auteur de concevoir, de façon certes grossière, une interaction structurante et créatrice entre l’adaptation individuelle des organismes à leur milieu et les transformations du matériel héréditaire.

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[…] l’histoire nous enseigne que les mots « toujours » ou « jamais » sont à exclure du vocabulaire de l’épistémologie génétique.