Fondation Jean Piaget

L'adaptation des limnées

Premières recherches expérimentales

Deux traits caractérisent cette période: l’emploi de la méthode biométrique annoncée en 1918, et la première tentative de résoudre empiriquement le problème du mécanisme de l’évolution des espèces, c’est-à-dire de trancher entre un certain nombre de solutions possibles, les unes proches du darwinisme, les autres du lamarckisme.

En 1920, Piaget publie ainsi le premier texte faisant usage de la biométrie. Il a pour objet la "Corrélation entre la répartition verticale des mollusques du Valais et les indices de variations spécifiques". Son but est d’étudier la «puissance d’adaptation» des espèces (). Il ne s’agit pas encore de résoudre le problème des rapports entre l’acquisition de nouveaux caractères phénotypiques chez des organismes confrontés à un milieu non familier et l’origine des caractères héréditaires, mais de préparer la résolution de ce problème en montrant comment «entre le polymorphisme brut d’une espèce linnéenne observée dans la nature et sa réaction à un facteur nouveau [...] il y a corrélation» (JJD84, p. 187; le facteur nouveau est l’altitude).

L’intérêt de cette étude est de permettre à Piaget de s’éloigner d’une explication qui donne trop de poids aux circonstances extérieures dans la transformation des espèces, puisque les résultats montrent que c’est le polymorphisme d’une espèce rencontrée en plaine qui explique sa souplesse d’adaptation à l’altitude, et non pas l’inverse. Un rapport d’analogie est alors établi entre l’espèce biologique et l’individu psychologique. Dans les deux cas les caractères manifestes s’expliquent par un mélange de facteurs internes (dont l’hérédité) et externes (l’action du milieu, etc.).

Bilan des premières recherches sur l’adaptation biologique

L’article de 1920 n’était qu’une première étape vers l’essai de résoudre le problème de la transformation des espèces. C’est en 1928 que Piaget aborde de front celui-ci à la suite d’une constatation qu’il a faite sur un nombre limité de limnées, et qui suggérerait l’existence d’un rapport causal entre les acquisitions individuelles et héréditaires des organismes.

En transportant en eau calme des limnées vivant dans les bords agités des lacs, Piaget constate que leur progéniture retrouve très vite les formes de limnées vivant en eau stagnante dont les premières sont issues. Seulement il ajoute à ce fait, qui rejoint les observations de Roszkowski, l’importante constatation suivante: plus les limnées vivant en eau agitée sont de forme allongée (l’allongement étant provoqué par le milieu), plus est grand le nombre de générations nécessaires à leur progéniture pour retourner à la forme des limnées d’eau stagnante (pour les plus allongées, il faut au moins trois générations). Ce fait semble suggérer à Piaget l’existence d’une stabilisation héréditaire du caractère de contraction. Mais comme le nombre d’exemplaires récoltés par lui est faible, il souhaiterait disposer d’observations supplémentaires avant de conclure.

En 1929, il semble qu’il dispose de suffisamment de matériaux pour pouvoir conclure avec un peu plus de certitudes. Il publie une étude de plus de deux cent cinquante pages sur "L’adaptation de la Limnaea stagnalis aux milieux lacustres de la Suisse romande, étude biométrique et génétique". Après avoir dressé le catalogue des limnées rencontrées en Suisse romande et dans d’autres régions du monde et avoir livré des statistiques de leur répartition selon les milieux et les régions, il expose le résultat d’un certain nombre d’expériences et de réflexions au sujet des faits rassemblés qui tend à démontrer la possible existence d’un lien entre les caractères individuels acquis par les organismes et les caractères héréditaires. Bien qu’il admette également la possibilité d’une explication par la sélection naturelle, il la juge peu plausible pour la bonne – mais insuffisamment démonstrative – raison que l’on ne voit pas pourquoi le mécanisme de la transformation des espèces n’utiliserait pas le résultat des transformations individuelles réussies pour les conserver sur le plan héréditaire.

Vers une solution intermédiaire entre lamarckisme et darwinisme

Si le texte de 1919 s’inscrit en prolongement des travaux de malacologie réalisés entre 1911 et 1918, l’ambition de son auteur a changé d’échelle. En termes imagés, Piaget joue maintenant dans la cour des grands. Son ambition n’est plus de convaincre un étudiant lausannois. Il sait que son véritable "adversaire" est le courant dominant de la biologie de l’évolution, le darwinisme. C’est au niveau des grands paradigmes qu’il se situe dès lors, en cherchant à mettre en évidence les indices qui permettent de supposer l’action des caractères individuellement acquis sur l’évolution des espèces. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement pour lui de chercher à démontrer ce point central de la biologie de l’évolution, mais d’imaginer le mécanisme par lequel un tel fait pourrait s’expliquer.

Pour la première fois l’auteur suggère l’idée d’un tertium entre le darwinisme et le lamarckisme. Rapproché de l’empirisme, le lamarckisme met trop l’accent sur l’action du milieu extérieur dans la formation des espèces. De leur côté, si le darwinisme et le mutationnisme ont l’intérêt de ne pas négliger le facteur intérieur dans la production des nouvelles espèces, ils séparent trop la création des nouvelles formes héréditaires des solutions que les organismes trouvent au cours de leur vie pour s’adapter à des propriétés du milieu non déjà traitées au niveau des adaptations héréditaires.

En dépit de la valeur des arguments que Piaget avance pour tenter de faire abandonner aux biologistes le dogme de la "non hérédité des caractères acquis", il sait que la solution qu’il propose reste «conjecturale» (JP29_1, p. 486). Mais les tentatives ultérieures, et à très long terme, de démontrer le lent passage des acquisitions phénotypiques vers les acquisitions génotypiques (héréditaires) montrent qu’il ne perdra jamais l’espoir de trouver des faits expérimentaux apportant plus que de simples indices à une thèse incluant à titre de composante le lamarckisme.

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[…] contrairement aux faits de comportement, les faits de conscience ne relèvent pas de la plupart des catégories habituelles applicables à la réalité physique : substance, espace, mouvement, force, etc., et d’une manière générale causalité.