Fondation Jean Piaget

Les intuitions de jeunesse

Naissance de l’intérêt pour la psychologie
Une étude comparative sur l’évolution des idées
La psychologie au sein du système de philosophie


Naissance de l’intérêt pour la psychologie

C’est à la fin de l’année 1912 ou en 1913 que naît l’intérêt de Piaget pour la psychologie. Jusqu’alors, hormis l’épisode de l’instruction religieuse suivie en 1911, qui lui a permis de prendre connaissance de la philosophie religieuse de Sabatier basée sur la psychologie et sur l’histoire, l’adolescent a pour seule passion scientifique la malacologie. Il est vrai que ce domaine n’est pas dépourvu de liens avec la psychologie. En 1913 d’ailleurs, à l’occasion de ses recherches sur les limnées des lacs, l’adolescent réalisera même une toute première expérience qui appartient, sinon à la psychologie au sens étroit du terme, du moins à la science du comportement animal: il étudie le comportement des limnées élevées en aquarium. Mais le facteur déclenchant l’intérêt pour une psychologie qui va bien au-delà de l’étude du comportement animal, c’est à Bergson qu’il le doit, et plus précisément à son livre sur "L’évolution créatrice".

Si le thème de la vie est au coeur de ce livre, son auteur n’en a pas moins consacré une partie importante à des questions de psychologie et de théorie de la connaissance, dont il montre les liens avec le problème de l’évolution biologique. Une fois passé l’état d’exaltation intellectuelle et religieuse dans lequel la rencontre de la métaphysique bergsonienne a plongé l’adolescent, celui-ci peut plus posément découvrir les questions quasi biologiques que soulève l’évolution des idées, de même que laisser cours à l’intérêt qu’offre l’étude du comportement pour la résolution du problème de l’adaptation des espèces. Dès la fin de 1912, ce n’est plus seulement la biologie qui le passionne, mais la psychologie et la philosophie, certainement encore largement confondues dans son esprit (comme elles l’étaient d’ailleurs chez son professeur A. Reymond).

Cet intérêt est visible dès 1913-1914, dans la petite étude sur Bergson et Sabatier dans laquelle Piaget compare les thèses de ces auteurs. Puis il apparaît au premier plan dans "Recherche" (JP18), la réalité psychologique formant alors une composante importante de la théorie des organisations exposée dans ce roman philosophique.

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Une étude comparative sur l’évolution des idées

Pour étudier l’évolution des idées, le jeune Piaget ne va pas procéder comme Bergson, en recourant exclusivement à la seule "saisie immédiate des données de la conscience". Certes l’introspection aura sa place. Mais jamais l’auteur ne s’y fiera suffisamment pour juger pouvoir en tirer une théorie scientifique. Or ce à quoi il commence à s’intéresser, c’est l’élaboration d’une telle théorie de la genèse des connaissances, conçue alors comme indissociablement biologique et psychologique. Dès lors, une première voie s’offre à lui en analogie avec ce qu’il sait faire sur le terrain de la malacologie: la comparaison des thèses de Bergson et de Sabatier.

Cette comparaison s’impose presque d’elle-même dans la mesure où le parallélisme est grand entre les conceptions des deux premiers philosophes lus attentivement par l’adolescent. Comme celui-ci veut certainement faire oeuvre scientifique, il s’agit de procéder de manière méthodique et d’aboutir à des résultats qui soient publiables. Ils le seront. En 1914 Piaget publie un article sur "Bergson et Sabatier" dans lequel il décrit les similitudes entre les thèses de ces deux auteurs et s’interroge sur leurs possibles liens de filiation.

L’adolescent commence par répertorier un certain nombre de thèmes importants de "L’évolution créatrice" de Bergson: la durée, la création propre à cette durée, l’élan vital, le progrès, le problème des rapport de la vie et de la connaissance, ainsi que l’immutabilité à laquelle est opposé le devenir. Puis il montre comment ces thèmes se trouvent déjà chez Sabatier, sous une forme plus ou moins développée (Piaget force parfois un peu le texte du théologien pour les besoins de sa démonstration, notamment en ce qui concerne la théorie de la connaissance). Ayant achevé cette analyse comparée des deux ouvrages de Bergson et de Sabatier, le jeune auteur souligne les différences qui les séparent; mais surtout il expose en quelques lignes ce que l’on peut considérer être sa première théorie psychologique.

Une première esquisse de théorie psychologique

La toute première esquisse de théorie psychologique publiée par Piaget s’inscrit en opposition avec la conception de l’évolution qu’il découvre chez Sabatier: «si l’on pousse l’analyse un peu à fond, on s’aperçoit que cette évolution est bien superficielle, reconstruite après coup avec des fragments de l’évolué. Ce n’est souvent [..] qu’une série d’états juxtaposés, mais on n’y voit aucun courant [...]» (in JJD84, p. 464). Telle qu’elle est résumée dans ces lignes, cette conception paraît proche de celle de Spencer, que Bergson critique dans des termes très semblables. La notion d’évolution, que le futur psychologue oppose à Sabatier, semble être au contraire un mélange de notions vraisemblablement empruntées à la biologie, mais aussi à des auteurs qu’il découvre alors, notamment le philosophe Guyau, ainsi que Janet, l’un des deux ou trois psychologues qui ont fortement marqué la formation de la pensée psychologique de Piaget.

Voilà en quels termes l’adolescent juge que les influences extérieures peuvent agir sur une pensée: «Nous sentons [...] qu’un travail se fait continuellement en nous, avec ou sans influence du dehors, et qui fait varier nos conceptions perpétuellement, dans un certain plan, évidemment, mais avec une progression continue. Les facteurs extérieurs peuvent intervenir mais ils sont immédiatement transformés à notre manière, assimilés dans une certaine synthèse consciente, puis refoulés dans le subconscient où ils germent et d’où ils ressortent vivifiés et rajeunis. Voilà la vraie évolution du dogme et Sabatier n’a pas assez insisté [...] sur le parallélisme frappant qui existe entre ce travail intérieur de chaque individu et le travail collectif de l’humanité» (id.).

Il est intéressant de constater que l’intuition bergsonienne est absente de cette première synthèse, même si Piaget, tout à son admiration du philosophe, ajoute que «sur des points de ce genre, Bergson est incomparable et a réussi à équilibrer logiquement les quelques lueurs d’évolution que nous avons relevées dans l’Esquisse» (id.).

Bergson aurait-il apprécié l’affirmation de son jeune lecteur selon laquelle il aurait «équilibré logiquement» les «lueurs d’évolution trouvées dans l’Esquisse» de Sabatier? On peut en douter... Mais cette affirmation est précieuse. Elle nous montre qu’en 1913 ou 1914, son auteur avait déjà en vue une partie de la solution qu’il proposera deux à trois ans plus tard dans "Recherche".

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La psychologie au sein du système de philosophie

Qu’en est-il des thèses psychologiques exposées dans l’esquisse de système de philosophie rédigée en 1916-1917? Une première constatation s’impose. Entre 1914 et 1918, date de parution de "Recherche", aucune publication ne contient l’exposé des idées psychologiques que Piaget a certainement conçues en prolongement de la petite théorie proposée dans "Bergson et Sabatier" (JP14_1). Sans compter la crise traversée vers 1915-1916, les découvertes intellectuelles successives qu’il a dû faire alors, comme ses nombreuses lectures, ne lui ont peut-être pas laissé le temps de développer et de rédiger ces idées.

On notera aussi que l’auteur n’utilisera jamais plus le procédé comparatif utilisé dans l’article de 1914 pour résoudre des problèmes de filiation ou d’évolution des idées (par contre ce procédé sera utilisé pour établir la classification des épistémologies, des psychologies de l’intelligence, et des biologies de l’évolution). En 1918, ce qui est exposé est purement spéculatif, ou alors basé sur la seule introspection (comme c’est peut-être le cas de la description faite alors du caractère destructeur de la passion amoureuse).

La solution proposée dans "Recherche" (JP18) est pour l’essentiel une sorte de synthèse d’idées provenant d’expériences vécues ou empruntées à la biologie (l’organisation, l’assimilation au sens de le Dantec, l’équilibre, etc.), à la psychologie, et à la philosophie psychologisante de Bergson (l’irréductibilité de la totalité d’un état de conscience aux parties qui le composent).

La place de la psychologie au sein du système de philosophie

Commençons par observer que la psychologie occupe une place non négligeable dans le système de philosophie exposé dans "Recherche". Si l’intention de l’auteur était de construire une sorte de métabiologie basée sur la notion d’organisation, la conception qu’il se fait de celle-ci est une sorte de mélange composé, d’un côté, d’une interprétation physique qui rappelle celle de Spencer, et de l’autre, d’une interprétation psychologique.

L’équilibre propre à une organisation consciente diffère de l’équilibre matériel en ce que les parties qui la composent continuent d’exister chacune pour soi, alors même que leur mise en liaison est condition de l’existence du tout: «par le fait même qu’une cellule ou qu’une réunion de cellules présentent plusieurs mouvements intérieurs différents, la conscience qui traduit ces mouvements doit présenter un minimum de qualités distinctes et originales. Voilà un premier point. D’autre part il ne peut y avoir aucune conscience de ces qualités, donc ces qualités ne peuvent pas exister, s’il n’y a pas entre elles de rapports, si elles ne sont pas, par conséquent, fondues au sein d’une qualité totale qui les contienne tout en les maintenant distinctes. Je n’aurais, par exemple, conscience ni du blanc de ce papier ni du noir de cette encre si ces deux qualités n’étaient pas fondues dans une conscience en un certain tout, et si, malgré tout, elles ne restaient pas respectivement, l’une blanche et l’autre noire» (in JJD84, p. 415).

On voit ici non seulement le rôle important que Piaget attribue à la psychologie dans la théorie des organisations esquissée vers 1916-1917, mais aussi comment il s’appuie sur l’analyse de ses propres états de conscience pour mettre en valeur des propriétés irréductibles à celles qu’adoptent les tenants d’une métaphysique matérialiste. Vu l’absence d’accompagnement d’une telle analyse par des procédés proprement scientifiques d’analyse psychologique, le coeur du système de 1916-1917 est une psychologie philosophique.

La psychologie, une science des états de conscience

Un second point est manifeste dans l’évocation et l’analyse des totalités conscientes que l’auteur de "Recherche" utilise pour faire barrage à un matérialisme trop naïf, mais qu’il intègre partiellement à sa solution: la conception qu’il se fait alors de l’objet de la psychologie.

Contrairement à ce qui se passera lorsqu’il découvrira la psychologie génétique, en 1916-1917 la psychologie est pour lui ce qu’elle était pour ses fondateurs, au dix-neuvième siècle, et ce qu’elle est encore pour la plupart des chercheurs du début du vingtième siècle : une science des états de conscience. Une part non négligeable de la future progression de sa pensée psychologique sera précisément de transposer sur le terrain de l’action, et plus généralement de la conduite (les jugements et raisonnements y compris), des notions telles que celles d’organisation et d’équilibre, qu’il aura appliquées d’abord presque exclusivement aux seuls matériaux de l’introspection psychologique.

Pour nous en tenir aux intuitions de jeunesse, observons que la façon dont Piaget enrichit des concepts provenant de la biologie par une interprétation basée sur l’analyse des états de conscience ou par une analyse introspective se retrouve à propos de cette autre notion clé de toute l’oeuvre piagétienne: l’assimilation.

La notion d’assimilation

Cette notion, que le Dantec avait placée au centre de sa philosophie biologique, mais qui occupe aussi une place de choix chez d’autres auteurs appartenant à l’environnement cognitif du jeune chercheur, et notamment chez Lalande, Piaget va l’enrichir en tirant parti de la riche expérience personnelle et réfléchie de ses rapports intellectuels avec les philosophes et les savants de son temps. Pour le Dantec, l’assimilation est avant tout affaire de destruction: la substance vivante qui assimile une autre substance la détruit en la transformant. Pour Piaget au contraire, l’assimilation n’est pas forcément destructrice.

Traduite en termes psychologique, la conception de l’assimilation physiologique de le Dantec devient, selon Piaget, «mieux j’assimile et plus je reste identique à moi-même», et inversement, «plus je varie [...] et moins je suis cohérent, moins j’ai de puissance assimilatrice, de personnalité» (in JJD84, p. 425). Pour le jeune psychologue, «un être est au contraire d’autant plus apte à comprendre le monde extérieur, c’est-à-dire à subir son influence, à l’imiter qu’il est plus lui-même, qu’il a plus d’individualité, c’est-à-dire qu’il assimile mieux. Les deux démarches ne sont pas opposées, elles s’impliquent» (id.).

La résistance qu’oppose l’auteur à le Dantec est d’abord morale. Il lui paraît inadmissible que l’on adopte la thèse d’une assimilation destructrice comme base des rapports humains, et plus généralement biologiques, au sens le plus large du terme. Mais cette résistance morale le conduit vers une analyse de la façon dont il vit ses rapports avec autrui et avec le monde.

La qualité de l’imitation, c’est-à-dire de ce qui sera appelé accommodation quelques années plus tard, et la qualité de l’assimilation vont de pair. Il est intéressant de constater comment Piaget a su découvrir dans la richesse de sa personnalité un des éléments clé de la théorie du développement de l’intelligence, qui sera esquissée au début des années vingt, avant de connaître une première élaboration scientifique complète dans les études sur la naissance de l’intelligence sensori-motrice.

L’explication des formes et des normes de la pensée

Un dernier aspect du système de philosophie présenté dans "Recherche" concerne de très près la future psychologie génétique encore à venir. Il s’agit de la façon dont son auteur explique la nature de l’espace et du temps, ainsi que l’origine des normes logiques et morales, au moyen des notions d’organisation et d’équilibre.

En ce qui concerne les notions d’espace et de temps, en 1916-1917 Piaget est encore à mille lieues des découvertes qui lui permettront d’en fournir une interprétation satisfaisante. Cette interprétation est un emprunt assez direct des thèses métaphysiques de Bergson (la poésie en moins). Par contre son interprétation des normes de la pensée, qu’il emprunte alors à un autre auteur, Fouillée, peut être considérée comme la première étape d’une théorie qui aboutira au modèle de l’équilibration des structures cognitives.

Dans "Recherche", les normes intellectuelles et morales sont en effet considérées comme l’expression consciente de la loi interne de l’équilibre idéal prêté aux organisations biologiques, psychologiques et sociales: «La tendance de l’organisation à se conserver comme telle est à l’origine du principe d’identité, d’où se déduit le principe de contradiction. Quant au principe de raison suffisante, il n’est, comme l’a montré Fouillée, que le fait d’une organisation qui se maintient dans son union avec le tout» (in JJD84, p. 429).

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[…] une opération est essentiellement une action réversible, puisqu’à une opération donnée (comme +A ou +1) on peut toujours faire correspondre son inverse (–A ou –1): c’est cette réversibilité qui fait comprendre à l’enfant la conservation d’une quantité ou d’un ensemble en cas de modification de leur disposition spatiale, puisque, quand cette modification est conçue comme réversible, cela signifie qu’elle laisse invariante la quantité en question.

J. Piaget, Problèmes de psychologie génétique, 1964, (1ère publication en russe, en 1956), in Six études de psychologie, p. 149