Fondation Jean Piaget

Premiers pas en psychologie génétique

Introduction
Binet
Baldwin
Claparède et Janet
La philosophie des sciences de Brunschvicg et Meyerson
La logique de Couturat


Introduction

Lorsqu’en 1918 il publie Recherche, Piaget a déjà une assez bonne culture générale en psychologie. Il a lu Ribot, Janet, et connaît un peu la psychanalyse, peut-être par la presse ou par des conférences. Il connaît déjà personnellement Claparède, qu’il a rencontré lors du long séjour à Leysin (JJD84, p. 494, doc. 17), et avec qui il restera très lié par la suite (). Néanmoins sa culture reste principalement littéraire, et pour lui qui a le goût du terrain et des faits, il lui faut plus. A Zurich, il découvre la psychologie de laboratoire et la psychanalyse. La première ne l’intéresse que médiocrement, et la seconde ne lui donne pas les moyens de résoudre les problèmes qu’il se pose sur l’évolution des formes de la pensée.

L’étape suivante de sa formation sera la bonne. Il se rend à Paris en sachant pouvoir y rencontrer non seulement des psychologues dont il connaît déjà en partie les oeuvres, Janet notamment, mais aussi des philosophes et des logiciens qui l’attirent, qu’il a peut-être déjà commencé à lire, et dont il va suivre les cours ou avec lesquels il s’entretiendra, notamment Bergson, Brunschvicg, Meyerson et Lalande. Hélas, il le sait certainement, Binet, dont il aurait aimé quil l’introduise à la psychologie de l’enfant, est mort. Qu’à cela ne tienne. Il se rendra chez l’ancien collaborateur de Binet, Simon, qui lui donnera le moyen de faire ses débuts dans cette discipline.

Les enfants, leurs réflexions et leurs réponses aux questions ou aux problèmes que leur pose le psychologue formeront dès lors une part importante de son environnement cognitif. Sans eux, la psychologie et l’épistémologie génétiques n’existeraient que par les tentatives de reconstruction auxquelles s’essayaient, souvent d’ailleurs avec bonheur, deux des meilleurs psychologues généticiens du début du siècle, Baldwin et Janet. Mais cet environnement là, c’est ailleurs que nous le trouvons, soit dans les chapitres de la psychologie de Piaget, où celui-ci ne cesse de décrire des conduites d’enfants.

Les réponses des enfants sont essentielles à la psychologie génétique. Mais elles ne peuvent à elles seules rendre compte de la grande perspicacité des observations et des analyses auxquelles les soumet Piaget. Il y faut d’autres éléments sans lesquels la psychologie génétique piagétienne n’existerait tout simplement pas. Ces autres éléments sont triples: d’abord bien sûr la partie de la psychologie scientifique de l’époque, que l’auteur pourra adopter comme point de départ. Elle est pour l’essentiel formée par les travaux de quatre psychologues, ou cinq si nous prenons en considération non seulement la psychologie génétique de l’intelligence, mais celle qui porte sur le jugement moral: Baldwin, Binet, Claparède, Janet et Bovet (ajoutons tout de même qu’en 1895 Ribot publie un ouvrage sur "L’évolution des idées générales", dans lequel il est fait grand cas de la "faculté d’abstraire"). Mais deux autres disciplines viennent par ailleurs nourrir les réflexions et le bagage cognitif de l’apprenti psychologue: l’épistémologie, qui est encore en partie une philosophie critique des sciences, et la logique.

Sur le plan de l’épistémologie, les auteurs qui vont le plus enrichir Piaget sont Brunschvicg et Meyerson (on pourrait aussi citer Poincaré). Ils apportent le cadre général, ainsi qu’un certain nombre de notions, qui vont permettre à leur lecteur d’aller à l’essentiel lorsqu’il s’agira d’étudier ce sujet épistémique qui est au coeur de l’intelligence enfantine. Mais bien sûr, c’est dans le chapitre proprement épistémologique de Piaget, c’est-à-dire là où il est avant tout question d’une interrogation portant sur les connaissances, que leur apport se révélera dans toute son étendue (que l’on songe aux principes de conservation, par exemple).

Quant à la logique, il suffira de s’arrêter brièvement sur un seul auteur, Couturat, pour comprendre le rôle qu’elle joue dans la découverte d’une psychologie génétique basée sur l’étude de l’intelligence enfantine.

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Binet

Parmi les psychologues, commençons par considérer l’apport de Binet, qui peut avoir nourri la psychologie de Piaget de trois points de vue. D’abord il est le créateur, en France, de la psychologie de l’enfant. Ensuite il a développé ou adapté des tests d’intelligence, certes dans un but de diagnostic et pour améliorer le fonctionnement de l’école française, mais dont bon nombre d’items peuvent être détournés de leur fin pour donner lieu à une enquête psychogénétique. Enfin, troisième raison, Binet a réalisé un certain nombre d’études expérimentales sur le développement de l’intelligence, études lors desquelles il aurait inventé la psychologie génétique "piagétienne", s’il avait eu à l’esprit les questions que se posera Piaget et s’il avait disposé de son bagage épistémologique et logique.

Parmi l’ensemble des recherches réalisées par Binet, la plus proche de cette psychologie génétique est une étude sur "La perception des longueurs et des nombres chez les enfants", publiée en 1890 et qui a porté sur les conduites de ses propres filles: «J’avais en réserve une collection de jetons verts plus petits que les blancs; [...] j’eus l’idée de substituer 18 jetons verts aux 18 jetons blancs; le groupe total occupait une surface plus petite, et lorsque j’essayai de faire comparer à l’enfant ce groupe à celui de 16 jetons blancs, il se trompa constamment [...] Il me parut évident que s’il commettait une erreur dans sa comparaison entre deux groupes formés de jetons de grandeurs différentes, cela tenait vraisemblablement à ce que les dimensions totales des groupes devenaient différentes; le groupe de 18 jetons verts occupant une surface moins grande que le groupe de 16 jetons blancs» (in JJD84, p. 558). On est très proche ici des travaux engagés par Piaget dès les années vingt, sauf que Binet analyse dans les termes de la psychologie des facults ce que son successeur analysera en termes de psychologie génétique (passage des préopérations à des opérations, etc.).

Le passage précédent, comme plusieurs autres, illustre bien comment, tout en étant en un sens proche de cette découverte de la psychologie génétique que Piaget réalisera en 1920 environ, Binet en est par ailleurs fort éloigné, dans la mesure où il ignore les problèmes épistémologiques de la signification et de l’origine du nombre.

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Baldwin

De tous les psychologues qui ont précédé Piaget, celui qui est le plus proche de lui et de sa psychologie génétique est incontestablement Baldwin. Trois traits fondamentaux les rapprochent: leur enracinement dans un arrière-fond culturel très proche (tous deux ont une solide culture philosophique), leur enracinement dans la biologie de l’évolution (si Baldwin n’est pas un biologiste de métier, il a néanmoins réalisé en ce domaine des travaux d’épistémologie qui lui ont valu une large et durable reconnaissance), et enfin leur approche génétique des conduites adaptatives et de la pensée logique chez l’enfant. Le terme d’épistémologie génétique a d’ailleurs été utilisé par Baldwin avant de l’être par Piaget.

Trois différences les séparent pourtant, qui montrent que, si Piaget a largement puisé dans les suggestions que lui offre l’oeuvre de Baldwin (par exemple l’importante notion de raction circulaire), il a conduit la psychologie génétique de l’enfant bien au delà du point où l’avait amenée son prédécesseur.

Premièrement, si celui-ci a réalisé quelques enquêtes sur ses enfants, il faudra attendre Piaget pour que des recherches soient réalisées dans tous les domaines clés et à tous les niveaux (du bébé à l’adolescent). Deuxièmement, la formation de Piaget en épistémologie scientifique est incomparablement plus étendue et profonde que celle de Baldwin, Troisièmement, alors que Baldwin, qui a utilisé avant Piaget des notions telles que celle d’accommodation, s’inspire de Darwin pour expliquer l’évolution des conduites chez l’enfant, Piaget inventera une solution, le constructivisme, largement originale et qui est une sorte de synthèse entre les nombreuses observations réalisées chez les enfants, et plusieurs conceptions et notions provenant de différents horizons de la science et de la philosophie. Signalons enfin que, alors que Piaget a réussi à maîtriser l’activité spéculative, Baldwin a moins su résister à son attrait et a cherché à construire une philosophie, le "pancalisme", en relation avec sa psychologie.

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Claparède et Janet

Piaget ne se reconnaît que deux maîtres en psychologie: Claparède et Janet. Une fois nommé chargé de recherche à l’Institut Rousseau, il est clair qu’il pourra bénéficier de l’exceptionnelle connaissance du premier en psychologie expérimentale et en psychologie de l’enfant, comme il pourra bénéficier de ses conseils lors des années qu’il passera auprès de lui à Genève. Claparède correspondait avec les psychologues du monde entier. Cela n’a pas dû être sans conséquence pour son jeune collègue.

Mais là où il a pu influencer plus spécialement celui-ci, c’est par sa psychologie de l’intelligence, notamment par des travaux sur la prise de conscience des ressemblances et des différences (d’où est tirée la loi de la prise de conscience: le sujet prend d’autant plus tardivement conscience d’un élément que celui-ci a été acquis plus tôt dans le développement psychologique), par ses critiques de l’associationnisme (un jugement de ressemblance n’est pas une association par ressemblance), par sa théorie de l’intelligence comme tâtonnement dirigé, et enfin par son fonctionnalisme (Claparède observait que les catégories de l’esprit correspondaient aux grandes "questions" que peut se poser un sujet: «Qu’est-ce que cela? Quelle en est la cause? A quoi cela sert-il? Comment cela agit-il? Où? Quand? Combien?», etc. (in JJD84, p. 587).

La psychologie des conduites de Janet

Enfin, parmi les psychologues, l’apport le plus important est peut-être la psychologie génétique de Janet. Si celui-ci n’a pas fait d’enquêtes psychogénétiques, il n’en a pas moins dressé un tableau général des conduites, présentées par ordre de complication (ou de difficulté), qui va des conduites animales aux conduites supérieures, les conduites rationnelles, en particulier expérimentales. Il y a là une foule de suggestions qui restent toujours valables. Mais surtout, Janet est le premier à avoir interprété de façon constructiviste les conduites psychologiques.

Le constructivisme, non explicitement déclaré, de Janet en psychologie apparaît dans son interprétation des conduites selon laquelle n’existerait pour le sujet que ce qui est lié à une action ou une conduite construite par l’animal ou l’être humain. Les sentiments, les croyances, la mémoire, le langage, etc., sont ainsi des conduites construites pour répondre à des problèmes rencontrés au cours de l’évolution ou au cours de la psychogenèse (les sentiments sont des actions, accélératrices, inhibitrices, etc., sur des actions). Il en va de même pour la conscience qui n’est pas autre chose «qu’une réaction de notre organisme à nos propres actions» (in JJD84, p. 618).

Le constructivisme de Janet apparaît en pleine lumière dans des formules telles que la suivante: «un fait est ce qu’on raconte, un être est ce que l’on croit» (id.). Il n’y aura ainsi de réalité pour un être vivant que si cet être possède la notion de réalité, et il ne la possédera que s’il possède une conduite de réalité. Seul un autre auteur appartenant à l’environnement cognitif de Piaget saura avec la même vigueur insister sur le rôle du sujet dans la construction du réel: Brunschvicg.

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La philosophie des sciences de Brunschvicg et Meyerson

Ce qui fait la spécificité de la psychologie génétique "piagétienne", c’est son lien étroit avec le questionnement épistémologique et avec une certaine façon d’envisager l’activité du sujet dans la construction des connaissances. Sur ce dernier point, Piaget a beaucoup appris de la philosophie critique de Brunschvicg. Celui-ci a certainement conduit son élève au pôle complémentaire d’une attitude scientifique qui consiste à étudier les faits présents devant soi sans se préoccuper du rôle constituant du sujet dans cette étude. Comme Descartes, puis Kant, il sait au contraire guider la pensée de son lecteur de façon à lui faire prendre conscience de ce rôle et de son activité intellectuelle lors de la constitution de leur objet.

Lorsqu’un chercheur a pris conscience, par analyse réflexive et régressive, de lactivité de jugement par laquelle il fait naître, d’une certaine manière, l’objet qu’il considère, il n’est plus troublé par la fausse question de l’en soi. La formule provocante de Brunschvicg, "l’Egypte, c’est l’égyptologie" perd alors son caractère apparemment absurde. Elle ne fait plus qu’indiquer le fait que c’est nous, sujets, qui construisons notre réalité, des objets de la perception jusqu’à l’univers de la mécanique quantique, le plus construit qui soit (ce qui ne signifie nullement la négation du rôle de l’expérience!). Cela est peut-être moins banal qu’il n’y paraît, à en juger par les incessants retours à des tentations métaphysiques et à des affirmations précritiques.

Brunschvicg apportera bien d’autres choses à la psychologie génétique de Piaget; par exemple il l’orientera dans ses analyses de la construction des catégories chez l’enfant et chez le bébé. Mais il est impossible de rappeler ici comment les études sur l’espace ou le temps, le nombre ou la causalité, sont partiellement redevables des analyses plus anciennes de cet auteur.

Il en va d’ailleurs de même d’un autre important philosophe des sciences français, Meyerson, pour lequel nous nous contenterons une nouvelle fois de souligner le rôle qu’il a joué dans la formation de la pensée psychologique de Piaget: ses études sur les principes de conservation, si elles ont abouti à une interprétation fixiste qui est à l’antipode de celle de Piaget, n’en ont pas moins servi de fil conducteur dans les enquêtes sur la genèse de ces principes chez l’enfant.

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La logique de Couturat

Parmi les trois grandes domaines de l’environnement cognitif qui ont nourri la psychologie de Piaget, il reste la logique, dont il faut dire quelques mots.

Un petit ouvrage logique joue un rôle essentiel alors que le jeune psychologue est en train de découvrir et créer la psychologie génétique de l’intelligence: "L’algèbre de la logique" de Couturat (notons aussi que cet auteur a publié en 1904-05, dans la Revue de métaphysique et de morale, puis sous forme de livre, un excellent compte rendu d’un ouvrage de 1903 de Russell sur les Principes des mathématiques). Couturat expose dans cet ouvrages un calcul logique qui peut recevoir deux interprétations, l’une en logique des classes, l’autre en logique des propositions.

La relation fondamentale de ce calcul logique est symbolisée par <, qui désigne alors soit l’inclusion des classe, soit l’implication des propositions. La relation d’égalité est symbolisée par =. Outre ces deux relations, le calcul logique requiert pour son développement deux premier axiomes: le principe d’identité (a
Inutile d’en dire plus. Les quelques lignes qui précèdent ont seulement pour but d’illustrer le genre de connaissances que Piaget peut avoir à l’esprit lorsqu’il aborde les réponses des enfants à des tests d’intelligence. Comme il est par ailleurs intéressé à élaborer une théorie psychologique et logique de la pensée logique de l’enfant, on imagine tout de suite qu’il n’aura aucune peine à trouver dans les réponses des enfant de telles opérations, ou alors de constater que les plus jeunes enfants ont les plus grandes peines à multiplier logiquement les relations en jeu dans ces tests. De ces trois ingrédients, un intérêt théorique, une connaissance logique, et les réponses des enfants, surgira chez Piaget une psychologie dont l’objet peut lui apparaître comme celui de la psychologie scientifique, puisqu’il sait par ailleurs, grâce entre autres à Janet, que ce ne sont plus les états de conscience qui sont l’objet de cette discipline, mais les actions ou les opérations.

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L’expression «en même temps» n’a aucune signification pour [l’enfant préopératoire], parce qu’il n’existe pas encore de «même temps» pour des mouvements différents. Cela ne signifie naturellement pas que l’enfant soit relativiste: il l’est au contraire si peu qu’il ne parvient pas à coordonner deux points de vue, sitôt que les vitesses diffèrent, et son temps propre est, non pas celui d’Einstein, mais celui dont Aristote avait fait l’hypothèse à propos des mouvements distincts.