Fondation Jean Piaget

La vie

[p.5]Jean Piaget[1] est né le 9 août 1896, à Neuchâtel, en Suisse. Sa tournure d'esprit quelque peu encyclopédique et sa méthode de réflexion qui consiste à mettre de l'ordre dans sa pensée en l'écrivant se formèrent très précocement. «Entre sept et dix ans, écrit-il dans son autobiographie, je m'intéressai successivement à la mécanique, aux oiseaux, aux fossiles des couches secondaires et tertiaires, et aux coquillages marin.» Simultanément il s'absorbait dans la composition d'un livre sur Nos oiseaux dont, ajoute-t-il, «après les remarques ironiques de mon père, je dus reconnaître à regret qu'il n'était qu'une simple compilation». Il se retournait déjà alors par inclination ou par dépit, l'histoire ne le dit pas, vers l'observation, et envoyait, à dix ans, un article d'une page intitulé «Un moineau albinos» à un journal d'histoire naturelle de Neuchâtel. Ce fut là sa première publication scientifique. Il écrivit alors à Paul Godel qui était directeur du Musée d'Histoire naturelle de Neuchâtel en lui demandant la permission d'étudier les collections d'oiseaux, de fossiles et de coquillages en dehors des heures d'ouverture du musée. Pendant quatre ans, il assista «ce naturaliste consciencieux et érudit» qui mourut en 1911. Il en avait alors suffisamment appris pour commencer à publier seul, [p.6] de telle sorte que lorsque à vingt et un ans il soutint sa thèse de zoologie, il avait déjà une vingtaine d'articles sur les mollusques à son actif, qui lui avaient valu quelques aventures comiques ainsi que l'offre flatteuse d'un poste de conservateur de la collection de mollusques du Musée d'Histoire naturelle de Genève. «Je dus répondre, écrit-il, qu'il me restait deux ans d'études avant mon baccalauréat.»
Il fut introduit à la philosophie à cette époque, et immédiatement fasciné par l'épistémologie il prit la décision de consacrer sa vie à «l'explication biologique de la connaissance». Déçu par Bergson dont L'évolution créatrice lui avait donné l'impression «d'une ingénieuse construction dénuée de base expérimentale», il apercevait la possibilité de relier l'épistémologie à la biologie par le biais de la psychologie plutôt que de la philosophie. Il lisait néanmoins tous les philosophes qu'il pouvait se procurer: «Kant, Spencer, Auguste Comte, Fouillée et Guyau, Lachelier, Boutroux, Lalande, Durkheim, Tarde, Le Dantec, et en psychologie James, Ribot et Janet», tout en recevant au lycée des leçons de psychologie, de logique et de méthodologie scientifique données par le logicien A. Reymond. Ne pouvant encore se livrer à des recherches expérimentales, il mettait à profit les leçons ennuyeuses pour écrire son système. En relisant trente ans plus tard ces vieux papiers dont il avait oublié le contenu, il écrit ceci: «… ils représentent un schéma anticipateur de mes recherches ultérieures: il était déjà clair pour moi que l'état d'équilibre du tout et de la partie… correspondait à des états de conscience de nature normative: nécessité logique ou obligation morale, par opposition aux formes inférieures d'équilibre qui caractérisent les états de conscience non normatifs tels que la perception… ou les événements organismiques». Jugeant ces écrits sans valeur scientifique parce que purement théoriques, [p.7] il les publia en 1917 sous la forme d'un roman philosophique, afin de ne pas se compromettre dans le domaine scientifique. «Ma stratégie, conclut-il, s'avéra efficace: personne n'en parla, sinon un ou deux philosophes indignés.»

Après son doctorat il fréquenta quelques laboratoires et cliniques de psychologie: «Je sentis aussitôt que j'étais sur la bonne voie et qu'en appliquant à l'expérimentation psychologique les habitudes mentales que j'avais acquises en zoologie, je parviendrais peut-être à résoudre les problèmes de structure de la totalité vers lesquels j'avais été mené par ma réflexion philosophique.» Il ne découvrit néanmoins son champ de recherche et sa méthode que dans le laboratoire de Binet: «Ainsi j'engageais avec mes sujets des conversations du type des interrogatoires cliniques, dans le but de découvrir quelque chose sur les processus de raisonnement qui se trouvaient derrière leurs réponses justes, avec un intérêt particulier pour ceux que cachaient les réponses fausses. Je découvris avec stupéfaction que les raisonnements les plus simples, impliquant l'inclusion d'une partie dans un tout ou l'enchaînement des relations… présentaient jusqu'à onze ans pour les enfants normaux des difficultés insoupçonnées de l'adulte.»

Il décrivit ses premiers résultats en trois articles, dont les deux premiers publiés par Meyerson lui valurent de faire sa connaissance et de se lier d'amitié avec lui, et le troisième une proposition de Claparède qui, écrit-il, «changea le cours de ma vie»: il lui offrait le poste de «chef de travaux» à l'Institut Rousseau de Genève. Installé à Genève, et «étant pourvu d'une tournure d'esprit systématique avec tous les risques que cela comporte», il décida de consacrer quelques années préliminaires à la psychologie de l'enfant pour obtenir une connaissance expérimentale des structures de l'intelli[p.8]gence, et. revenir ensuite à la construction d'une épistémologie scientifique. Il n'y revint en fait qu'en 1950, le préalable l'avait alors occupé trente ans, et ne s'est d'ailleurs pas achevé aujourd'hui encore, il avait de plus et comme en passant, profondément bouleversé et renouvelé la psychologie de l'intelligence. En 1925, Piaget succéda à son ancien professeur, A. Reymond, dans la chaire de philosophie de l'Université de Neuchâtel. Il consacra son nouvel enseignement à «l'étude du développement des idées tel qu'il peut être observé dans l'histoire des sciences ainsi que dans la psychologie de l'enfant» tout en continuant à enseigner la psychologie de l'enfant à l'Institut Rousseau. Pendant cette période, il observait avec l'aide de sa femme la naissance de l'intelligence chez ses propres enfants et terminait, en outre, ses recherches sur les mollusques.

En 1929, il revenait à la Faculté des Sciences de l'Université de Genève en tant que professeur d'histoire de la pensée scientifique, était nommé directeur adjoint de l'Institut Rousseau et collaborait avec son ami Pedro Rossello à la fondation du Bureau international de l'Education. Il continuait à «apprendre en enseignant» comme il l'écrit modestement, et «étudiait intensivement l'émergence et l'histoire des principaux concepts de la mathématique, de la physique et de la biologie», tandis qu'en psychologie, aidé par les remarquables collaboratrices qu'il avait su trouver en Alina Szeminska et Bärbel Inhelder, il découvrait, sous l'espèce des opérations concrètes de l'enfant, les structures de totalités opératoires qu'il cherchait depuis dix ans. Il leur appliquait alors les techniques qu'il avait acquises au cours de ses études sur l'évolution historique des structures logico-mathématiques et les formalisait en 1937 déjà sous le nom de «groupements».

«Quand le professeur de sociologie de l'Université de Genève quitta sa chaire en 1939, écrit Piaget, je fus [p.9] nommé à son poste sans en être averti; j'acceptai cet appel.» C'est donc en quelque sorte à l'accident de cette nomination que l'on doit le fascinant prolongement de ses recherches expérimentales de 1932 sur Le jugement moral chez l'enfant que constituent les travaux aujourd'hui réunis sous le titre d'Etudes sociologiques.

Succédant à Claparède en 1940, il inaugura au laboratoire de psychologie de la Faculté des Sciences dont il devenait directeur une série de recherches sur la perception, destinées à éclairer ses relations avec l'intelligence et à mettre à l'épreuve dans ce domaine les assertions de la théorie de la Gestalt qui ne l'avait guère convaincu par ailleurs. Il menait en outre avec Bärbel Inhelder une recherche parallèle sur le développement des relations spatiales où l'interférence entre la perception et l'action est constante. Enfin, il mettait en train ses recherches sur les concepts physiques fondamentaux de temps, de mouvement et de vitesse. L'étude de la formation des intuitions de vitesse lui avait d'ailleurs été conseillée en 1928 déjà par Einstein qui, présidant les premiers cours internationaux de philosophie et de psychologie à Davos, soutenait l'antériorité psychologique de la notion de vitesse sur celle de temps. Sur le plan théorique, il pouvait enfin en 1950 réaliser son ancien projet d'écrire une épistémologie génétique, à laquelle vint s'ajouter à la demande des éditions Colin son Traité de logique dont le vrai titre est Essai de logistique opératoire et où il exposait ses idées sur les relations entre les structures formalisées de la mathématique classique et les structures «naturelles» de la pensée de l'enfant et de l'adolescent. Les quelque deux mille pages de ces deux ouvrages présentent une formidable synthèse de près de trente ans de recherches théoriques et expérimentales. De 1952 à 1963, Piaget enseigne en outre la psychologie de l'enfant à la Sorbonne. En 1956, après avoir passé avec succès un examen approfondi de [p.10] psychologie et d'épistémologie devant les directeurs des différents départements de la Fondation Rockfeller, il obtint l'appui financier de cette dernière pour créer à la Faculté des Sciences de Genève le Centre international d'Epistémologie génétique, qui rassemblait autour de recherches communes des spécialistes de disciplines très différentes (logiciens, mathématiciens, physiciens, biologistes, cybernéticiens, psychologues et linguistes) en unissant l'examen théorique à l'analyse expérimentale. Outre ses publications personnelles, Piaget a collaboré depuis lors à la trentaine de volumes des Etudes d'épistémologie génétique qui exposent les travaux du Centre. Il en dirige aujourd'hui les recherches avec d'autant plus d'énergie que l'âge de la retraite l'a libéré, en 1971, des charges de son enseignement universitaire. Ses préoccupations portent depuis quelques années sur les processus et les mécanismes fondamentaux de la psychogenèse.

[1][p.5, note 1] Cette biographie est un résumé de l'autobiographie de Piaget publiée dans Jean Piaget et les sciences sociales, Cahiers Vilfredo Pareto (1966), n° 10 (Genève, Droz).



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