Fondation Jean Piaget

Le système des épistémologies

[p.19]Les cadres logico-mathématiques de notre pensée occupent une position clé dans les échanges entre l'esprit et l'univers parce qu'ils constituent une sorte d'interface normative immatérielle entre le système nerveux et le [p.20] milieu, soit entre deux domaine de faits soumis à la causalité physique, et dans lesquels les épistémologies classiques ont cherché leur fondement. L'on a soutenu en effet que le nombre, ou la logique des classes et des relations sont immanents aux objets eux-mêmes parce qu'ils se ressemblent, diffèrent ou forment des configurations numériques, couples, quintuples, etc., indépendamment de la présence et de l'activité d'un sujet qui utiliserait ces propriétés pour classer ou dénombrer. La logique devient ainsi une «physique de l'objet quelconque» selon la formule incisive à laquelle souscrit Gonseth. A l'inverse, l'on a pu comme Boole discerner dans la logique l'expression de lois du fonctionnement de la pensée qui en régleraient le cours tout comme les lois physiques le font pour le milieu externe. Mais ces lois de la pensée doivent alors être inscrites quelque part dans le cerveau, et le fondement de la logique est ainsi assuré en dernière analyse par le déterminisme causal du fonctionnement neurophysiologique. Enfin, l'on peut insister sur la collaboration nécessaire de l'expérience sur l'objet et des structures internes du sujet dans la constitution ou l'actualisation de cadres normatifs quels qu'ils soient, puisque aucune activité logique ou autre ne peut se dérouler dans le vide, indépendamment d'objets réels ou symboliques ne fût-ce qu'à titre de support. A chacune de ces trois hypothèses correspond deux variantes selon que leurs auteurs expliquent l'évolution historiquement ou psychologiquement constatable des notions (les extensions successives du nombre naturel aux entiers, puis aux rationnels, aux réels et au corps des complexes en sont un exemple bien connu) par l'actualisation progressive au cours du temps de structures virtuelles pré-existantes (ce sont les solutions non génétiques) ou par une véritable construction due à l'activité du sujet, du milieu ou à leur interaction (solutions génétiques). En combinant ces deux catégories [p.21] d'hypothèses, on obtient une table à double entrée à six cases qui a la propriété singulière lorsqu'on l'interprète dans un domaine particulier d'en reconstituer de manière exhaustive les théories des fondements. Ainsi en épistémologie générale (texte 6), cette sorte de tableau périodique réengendre les positions classiques du réalisme aristotélicien avec sa contrepartie génétique qu'est l'empirisme, ainsi que l'apriorisme et le conventionnalisme qui sont dans le même rapport, et enfin la phénoménologie à laquelle correspond du côté génétique le relativisme interactionniste plus récent de Piaget.

Si l'on applique cette même grille à la psychologie, on obtient les six théories de l'intelligence correspondant aux positions épistémologiques précédentes: au réalisme des universaux vient s'articuler l'hypothèse d'une intelligence faculté dotée d'un pouvoir de «connaissance directe des êtres physiques et des idées logiques ou mathématiques»[1] et à l'empirisme celle d'un esprit initialement vide (la tabula rasa) sur lequel viennent s'imprimer, comme sur une cire, les associations que lui impose la réalité empirique; l'apriorisme se retrouve dans la Denkpsychologie selon laquelle les structures de l'intelligence sont innées et «s'explicitent graduellement au cours du développement par une réflexion de la pensée sur elle-même»[2] et le conventionnalisme dans la théorie du tâtonnement (essais et erreurs) où l'adaptation intelligente résulte d'essais ou d'hypothèses arbitrairement engendrés par le sujet et choisis par lui, après coup, selon leur degré de réussite empirique; à la phénoménologie correspond enfin la théorie de la Gestalt où la compréhension brusque (insight) est le mécanisme principal de l'intelligence, et consiste en émergences subites dans le champ de la conscience, de structures formées par des [p.22] champs d'équilibre communs à la réalité physique perçue et au système neurophysiologique du sujet, tandis que l'interactionnisme de Piaget se prolonge en sa théorie opératoire de l'intelligence.

Enfin l'isomorphisme se prolonge encore terme à terme dans les théories de l'évolution biologique: réalisme du créationnisme fixiste selon lequel l'adaptation au milieu des espèces qui sont invariantes de toute éternité résulte d'une harmonie préétablie par la création originelle, et empirisme du lamarckisme où les variations adaptatives sont causées directement par les incitations du milieu; apriorisme chez les préformistes pour lesquels l'organisme préadapté à l'ensemble de son milieu actualise à bon escient ses structures virtuelles, et conventionnalisme chez les mutationnistes saltationnistes où les variations adaptatives endogènes et arbitraires par rapport au milieu forment des organes neufs et entièrement fonctionnels dont les porteurs, les «monstres heureux» s'imposent au milieu ou sont éliminés par la sélection; l'équivalent biologique de la phénoménologie se retrouve dans la théorie de l'émergence de Lloyd Morgan qui «revient à expliquer les nouveautés qui surgissent dans la hiérarchie des êtres par des structures d'ensemble nouvelles irréductibles aux éléments du palier antérieur. De ces éléments émerge une totalité nouvelle laquelle est adaptative parce qu'englobant en un tout indissociable les mécanismes internes et leurs relations avec le milieu extérieur. Tout en admettant le fait de l'évolution, l'hypothèse de l'émergence le réduit ainsi à une suite de synthèses irréductibles les unes aux autres, ce qui la morcèle en une série de créations distinctes»[3]. L'interactionnisme de Piaget correspond au tertium qu'il cherche à introduire en biologie[4] entre le [p. 23] lamarckisme et le néodarwinisme moderne auquel il reproche d'osciller entre le mutationnisme et le préformisme.

Cet isomorphisme se reconstruit d'ailleurs sans difficulté à l'intérieur du système des valeurs cognitives sur des domaines limités des sciences exactes (théories nativistes ou empiristes de l'espace par exemple), mais en outre il s'étend aux disciplines qui relèvent des sciences humaines telles que l'histoire, la sociologie[5], la théorie des fondements du droit[6], les échanges économiques, les systèmes idéologiques, etc.[7]

De ces premiers résultats proprement méta-épistémologiques (puisqu'il s'agit de propositions sur les épistémologies) découle une conséquence centrale pour «l'épistémologie fondée sur la biologie» de Piaget. L'équivalence structurale entre la problématique de l'évolution biologique et celle de toutes les théories des fondements traduit la continuité fonctionnelle entre la vie et la pensée (texte 7). Le problème des relations entre les constructions de l'esprit et la réalité sociale ou physique n'est que le prolongement sur un autre niveau de celui de l'adaptation de l'organisme à son milieu. Dans les deux cas, il s'agit en effet d'expliquer la constitution de structures matérielles ou immatérielles, qui soient à la fois cohérentes intérieurement et adaptées à un milieu externe. Sur le plan biologique cette cohérence interne correspond à la coordination ou co-adaptation réciproque de l'action des organes pour former un tout fonctionnel, l'organisme, tandis que sur le plan intellectuel elle se traduit par la non-contradiction [p.24] des structures du système cognitif. Quant à l'adaptation de l'organisme au milieu et à l'adéquation des connaissances à la réalité, elles sont liées à ce maintien d'un état d'équilibre des échanges que constituent la survie dans le premier cas, l'objectivité de la connaissance ou l'effectivité des systèmes normatifs dans le second.

Cette fonction commune des structures de l'organisme et des schèmes de l'intelligence, ces «instruments d'échanges immatériels» entre le sujet et l'objet, se traduit à son tour comme nous le verrons plus loin dans l'isomorphisme des systèmes normatifs qui règlent les interactions entre le sujet et la réalité physique ou sociale, réintroduisant ainsi la continuité entre les sciences exactes et les sciences morales. Ces systèmes ont partout la même fonction adaptative qui est de soumettre le devenir irréversible des réalités spatio-temporelles à la prévision et au contrôle déductifs en constituant des invariants sur lesquels viennent s'articuler les opérations réversibles et atemporelles de la raison. Ainsi la permanence des objets, les lois de conservation de la physique, les principes de la logique, la conservation obligée des valeurs d'échanges juridiques sont invariants sous l'effet des transformations temporelles ou spatiales et permettent au sujet de calculer son action dans le cadre d'un jeu dont les règles ne changent pas à tout instant.

Au niveau biologique sous-jacent, les structures de l'organisme adapté s'appuient implicitement sur les invariants du milieu et le soumettent ainsi aux régulations des comportements instinctifs (et non plus aux opérations de la pensée), qui sont les prolongements directs des régulations physiologiques et qui assurent l'équilibre des échanges. Il y a donc par le biais des états d'équilibre une correspondance étroite entre structures biologiques dans un organisme adapté et structures normatives dans un système cognitif cohérent. En bref, [p.25] Piaget rétablit la continuité que niait Bergson entre la vie et la pensée, et au sein même de la pensée l'unité du fonctionnement créateur de normes de l'esprit face aussi bien à la nature qu'à la culture.

[1][p.21, note 1] La psychologie de l'intelligence p. 21.

[2][p.21, note 2] Ibid., p. 21.

[3][p.22, note 1] La psychologie de l'intelligence, p. 19.

[4][p.22, note 2] Biologie et connaissance.

[5][p.23, note 1] Lucien Goldmann, Jean Piaget et la philosophie, dans Jean Piaget et les sciences sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, n° 10, Genève, Droz, 1966.

[6][p.23, note 2] G. Cellérier, Piaget et les fondements du droit, ibid.

[7][p.23, note 3] J. Piaget, Essai sur la théorie des valeurs qualitatives en sociologie statique, dans Etudes sociologiques.



Haut de page







S’il est erroné de voir des opérations partout et de retrouver de l’implication logique à tous les niveaux, il n’en reste pas moins que, les opérations étant préparées dès les variétés les plus élémentaires de la vie mentale, les rapports entre états mentaux quels qu’ils soient s’apparentent ainsi à l’implication au moins autant qu’à la causalité physique, et s’y apparentent d’autant plus que l’activité de l’esprit s’affirme davantage.