Fondation Jean Piaget

Épistémologie, psychologie et systèmes normatifs

[p.25]Le problème spécifique de tous les systèmes normatifs est celui d'établir la validité de normes particulières, ou du système tout entier: sur quoi repose l'application de telle norme juridique par exemple, ou quel est le fondement de l'ordre juridique tout entier. Ou en logique: sous quelles conditions, une proposition peut-elle être considérée comme vraie, et le système tout entier est-il non contradictoire. L'objet de la psychologie à cet égard est, devant une telle démonstration, de «… déterminer au moyen de quels mécanismes mentaux elle se déroule en réalité dans l'esprit du mathématicien. Ces deux problèmes distincts, l'un de fondement et l'autre d'explication causale correspondent, d'autre part, à deux méthodes hétérogènes, l'une d'analyse déductive et l'autre de constatation et d'expérience …»[1]. Le logicisme et le psychologisme sont deux déviations réciproques qui résultent d'ailleurs historiquement de l'indifférenciation initiale entre logique et psychologie (texte 8). «Le psychologisme est la tendance conduisant à trancher des questions de validité par des considérations de fait, autrement dit la tendance à substituer aux méthodes purement déductives de la logique des méthodes faisant intervenir le donné psychologique… Réciproquement, le logicisme est la tendance à faire intervenir dans le contexte des explications causales, que la psychologie cherche à fonder sur la seule expé-[p26]rience, des considérations tirées de la logique donc d'une discipline dont l'objet relève de la validité déductive et non pas des questions de fait»[2].

Quant au problème propre de l'épistémologie qui consiste à «déterminer si les réalités logico-mathématiques dépendent de la réalité physique, des activités du sujet, du seul langage, de structures synthétiques a priori ou d'un univers d'idées permanentes subsistant indépendamment du sujet et du monde physique»[3], il porte sur la nature de la relation réelle ou apparente entre les faits mentaux ou physiques et les systèmes normatifs et comporte, par conséquent, nécessairement «une coordination entre les problèmes de normes et des problèmes de faits»[4]. Cette nécessité d'une synthèse n'a souvent été saisie que partiellement par les critiques de Piaget qui, en séparant artificiellement les deux aspects indissociables de sa problématique épistémologique, lui ont souvent adressé les deux reproches contradictoires de psychologisme et de logicisme.

Il existe une première relation entre normes et faits psychogénétiques qui résulte de ce que ces deux domaines ne sont pas entièrement disjoints: la découverte ou la construction de systèmes normatifs est liée à certaines activités du sujet qui déduit ou légifère; dans le sens inverse qui est celui de leur application, on constatera de même que la représentation des normes dans l'esprit du sujet produit un effet qui se manifeste dans ses actions ou ses opérations mentales. Sur ce point Piaget (texte 9) adopte en psychologie une position semblable à celle des sociologues du droit, en appelant, avec Petrajitsky, «faits normatifs» l'ensemble des conduites qui ont trait aux normes. Ces «constatations de fait [p.27] selon lesquelles tel ou tel sujet construit ou accepte telle ou telle norme» forment ainsi l'objet propre de la psychologie. On peut alors constater sur ces «faits normatifs» une seconde relation importante: les représentations et les conduites qui ont trait aux normes évoluent au cours du temps, et cela d'une manière qui n'est pas indépendante des représentations et conduites précédentes. Le statut normatif d'une vérité éternelle telle que «deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles» n'est nullement assuré chez l'enfant jusque vers sept ans, son émergence chez tous les enfants de cet âge est à son tour invariablement précédée, d'une période où cette proposition n'a qu'un statut empirique et donne lieu à une vérification expérimentale de cas en cas qui se prolonge en une généralisation de type inductif, ni l'une, ni l'autre n'étant accompagnée d'un sentiment de nécessité ou d'évidence logique. Cette distinction entre les systèmes de normes et leur description en termes de faits normatifs rend impossible toute confusion des compétences respectives du logicien et du psychologue. La tâche de ce dernier se borne à observer, puis à expliquer la formation dans l'esprit du sujet de systèmes ressentis par lui comme normatifs et dont, de son côté, le logicien établit indépendamment la validité ou l'inconsistance par ses méthodes propres.

En montrant[5] qu'à l'état terminal les structures implicites à la pensée logico-mathématique spontanée de l'enfant et de l'adolescent rejoignent les «structures mères» sur lesquelles repose la reconstruction bourbakiste de la totalité des mathématiques, Piaget ne fait que rétablir la continuité entre les réorganisations inconscientes des étapes initiales de l'intelligence et les constructions explicites et réfléchies de la pensée adulte. Il [p.28] ne cherche en rien à démontrer la validité des «structures mères en les fondant sur ses «structures opératoires» qui sont d'ailleurs plus faibles. Cela serait en effet confondre deux problèmes qui sont distincts: l'explication de la genèse, et le fondement de la validité. Que depuis Gödel les modes de solution de ces deux problèmes semblent converger puisque le fondement des structures mathématiques actuelles ne peut plus être cherché que dans la construction des structures suivantes, cela atteste leur parenté profonde au-delà des antithèses du normatif et du constatif, mais ne justifie toutefois pas le passage déductif direct du fait à la norme sans recours à la construction de synthèses ou totalités intermédiaires.

On retrouvera ce problème de la construction intermédiaire au centre de la réponse que Piaget donne à l'objection selon laquelle l'utilisation de la méthode génétique entraînerait nécessairement l'adoption de positions génétiques en épistémologie. Elle consiste à «montrer comment chacune des six solutions (épistémologiques)… pourrait se trouver confirmée ou infirmée par les faits du développement»[6].

Rien ne s'oppose à ce que l'observation psychogénétique vienne confirmer le réalisme des universaux, qui plus est «on peut même dire sans paradoxe que c'est uniquement en fonction d'un développement qu'une idée peut se révéler subsistant en elle-même, indépendamment de ce développement»[7]. En effet, si la suite des appréhensions partielles d'une idée montrait que chacune est indépendante de celles qui l'ont précédée, mais que toutes concordent, cela confirmerait qu'une idée «subsistante» peut être contemplée mentalement sous toutes ses faces, tout comme un objet que l'on tourne et re-[p.29] tourne pour l'observer physiquement. Mais cette constatation devrait être à son tour doublement vérifiée: en psychologie par la découverte d'une «intuition rationnelle qui parvienne à contempler sans construire» et historiquement «en vérifiant le succès croissant de cette contemplation et non pas son affaiblissement à partir d'un stade déterminé de croyance commune»[8].

Quant à l'apriorisme il se vérifierait si les actualisations successives de structures mentales s'avéraient indépendantes de l'expérience précédente du sujet, et si cette indépendance était confirmée par la découverte en psychologie d'un processus d'actualisation fondé sur la réflexion de la pensée sur son propre mécanisme.

La phénoménologie à son tour oppose à l'épistémologie génétique l'objection de psychologisme qui a été évoquée plus haut. Quant aux «intuitions d'essence» qu'elle postule, elles se révéleraient par leur indépendance réciproque et vis-à-vis de l'expérience, et se prolongeraient en psychologie par une sorte de contemplation à la fois introspective et extéroceptive qui saisirait l'ensemble de la structure commune à l'interaction du sujet et de l'objet.

Les mêmes remarques s'appliquent mutatis mutandis aux théories génétiques: l'acquisition des connaissances étant attribuée par l'empirisme à la pression du milieu, et aux libres inventions du sujet par le conventionnalisme, dans les deux cas chaque acquisition nouvelle est sans lien nécessaire avec les précédentes, il y a simple succession historique qui produit une accumulation de connaissances incoordonnées. Sur le plan psychologique, ces positions doivent être confirmées par la découverte: pour l'empirisme d'un mécanisme d'enregistrement phénoméniste de liaisons entre des contenus quelconques formant des associations arbi-[p.30]traires, et pour le conventionnalisme d'un mécanisme aléatoire générateur d'hypothèses indépendantes.

Les cinq théories précédentes ont un élément commun: soit elles introduisent dans l'explication de l'acquisition des connaissances un élément transrationnel, sinon irrationnel, soit elles renvoient le problème à la théologie, à la métaphysique, ou à la biologie et à l'astrophysique selon les inclinations, transcendantalistes ou immanentistes, de l'auteur ou du lecteur. Faire résulter l'adéquation des connaissances à la réalité d'une harmonie entre l'esprit et l'univers existant dès l'origine, sinon en fait du moins dans l'intention du créateur, et persistant à travers le temps, c'est formuler le problème ou le considérer comme résolu virtuellement, mais ce n'est pas le résoudre dans l'actuel, puisque c'est précisément cette harmonie qu'il s'agit d'expliquer. Or ni le réalisme, ni l'apriorisme, ni la phénoménologie n'expliquent la rencontre initiale entre l'esprit et l'univers qui permet à la faculté contemplative de percevoir les universaux au lieu de ne contempler que le vide, à l'expérience de venir s'insérer dans les cadres a priori au lieu de les laisser indéfiniment sans contenu, et aux structures du sujet et de la réalité d'être coextensives dès le départ et de le rester. Tandis qu'attribuer l'acquisition des connaissances aux incitations fortuites du milieu ou aux initiatives arbitraires du sujet, c'est cette fois soustraire le mécanisme même de la construction au guidage rationnel. L'interactionnisme de Piaget cherche au contraire une réponse rationnelle à ces deux questions, en attribuant l'adéquation initiale des structures cognitives à leur origine dans un organisme adapté, et la conservation de cette adéquation à un mécanisme constructif intégrateur qui réorganise sans relâche les résultats de son cycle d'activité précédent. Chaque structure nouvelle est ainsi synthétisée par une composition originale des structures précédentes, qui [p.31] en préserve la validité, ainsi le nombre par exemple résulte d'une synthèse de l'inclusion des classes et de l'addition des relations asymétriques qu'il intègre en une construction nouvelle, mais que l'on peut toujours retrouver ensuite en imposant certaines restrictions aux structures numériques. Les règles de composition elles-mêmes n'ont rien d'irrationnel ni de transcendantal puisqu'elles peuvent être exprimées dans le formalisme mathématique habituel (cf. Grize, 1960, Du groupement au nombre)[9]. L'adéquation initiale est continuellement maintenue par le fait que les constructions ultérieures, en généralisant les structures initiales, en dégagent progressivement les «coordinations générales» de toute action possible qui sont communes aussi bien aux actions des organismes biologiques qu'aux interactions des objets physiques. Les constructions logico-mathématiques dépassent ainsi le réel pour atteindre l'ensemble des possibles dont les systèmes physiques ne réalisent jamais qu'un sous-ensemble, et apparaissent de la sorte comme préadaptées à ces derniers. La séquence des constructions obéit alors à une loi: chaque acquisition nouvelle résulte d'une construction rationnelle à partir de matériaux fournis par la construction précédente qui en les réorganisant en conserve la validité, de telle sorte que leur synthèse, sans être préformée dans ses éléments, apparaît néanmoins comme nécessaire après coup. L'arbitraire des conventions du sujet est par là même remplacé par une loi de construction rationnelle qui impose à son tour son ordre aux incitations fortuites du milieu. En effet, les expériences qui peuvent être intégrées aux cadres logico-mathématiques du sujet dépendent de l'état de ces derniers. Une expérience imprévue sera ainsi assimilée et comprise [p.32] immédiatement ou graduellement, ou au contraire écartée et ignorée, selon que le sujet dispose de cadres logico-mathématiques déjà construits dans lesquels elle s'insère sans difficulté, ou qu'il doit réorganiser ceux qu'il possède, ou enfin que la structure de l'expérience est trop éloignée des structures dont il dispose actuellement.

Le constructivisme de Piaget repose enfin sur un double retournement (texte 10) de ce que l'on pourrait appeler les psychologies du sens commun, pour lesquelles la pensée précède et détermine l'action qui ne fait alors qu'actualiser l'une des alternatives de l'univers des possibilités ou des virtualités que combine ou qu'examine au préalable la pensée. L'analyse génétique montre en effet que c'est l'action qui précède la pensée, cette dernière n'étant qu'un prolongement intériorisé de l'action et dont le fonctionnement n'actualise pas un virtuel préexistant, mais crée au contraire activement le possible. C'est par conséquent dans l'insertion de l'action actuelle et isolée au sein de l'ensemble des actions possibles engendrées par la pensée «liées entre elles par un lien de virtualité toujours plus proche de l'implication logique»[10] que Piaget entrevoit la solution du «problème central de la norme intemporelle et du devenir génétique»[11]. Il ne s'agit pas pour cela d'aller des faits, que représentent les activités du sujet, directement à la norme, mais de passer tout d'abord des actions isolées à leurs liaisons dans des totalités équilibrées, puis de montrer la convergence des rééquilibrations successives de ces totalités vers une forme limite qui s'identifie avec les structures logico-mathématiques de nature normative.

L'équilibration qui progressivement constitue, puis [p.33] rend composables et réversibles la totalité des actions réelles et virtuelles est ainsi formatrice des structures mentales avec leurs invariants qui se traduisent sur le plan psychologique par la conservation rationnelle des objets de la pensée et le sentiment de nécessité logique. Elle est donc, conjuguée aux interactions sociales, le principal mécanisme générateur de normes chez le sujet et de ce fait le point où s'articulent la psychologie et l'épistémologie génétiques. Elle joue d'ailleurs comme nous allons le voir un rôle central dans la reconstruction des formes et catégories de la pensée à laquelle se livre Piaget.

[1][p.25, note 1] Epistémologie mathématique et psychologie, vol. 14 des Etudes d'épistémologie génétique, p. 144.

[2][p.26, note 1] Epistémologie mathématique et psychologie, vol. 14 des Etudes d'épistémologie génétique, p. 145.

[3][p.26, note 2] Ibid., p. 158.

[4][p.26, note 3] Ibid., p. 158.

[5][p.27, note 1] Epistémologie mathématique et psychologie, vol. 14 des Etudes d'épistémologie génétique, chap. 8: «Le problème des structures.»

[6] Introduction à l'épistémologie génétique, t. I, p. 28.

[7] Ibid.

[8] Introduction à l'épistémologie génétique, t. l, p. 28.

[9] Problèmes de la construction du nombre, vol. II des Etudes d'épistémologie génétique.

[10] Texte 7.

[11] Ibid.



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[…] le principe de l’explication psychologique, que la distinction et l’isomorphisme des implications et des causes contribuent à légitimer et à différencier du principe de l’explication physiologique, loin de faire figure de notion secondaire et superfétatoire comme les organicistes voudraient nous le faire croire, est de nature à conditionner un jour la physiologie elle-même.