Fondation Jean Piaget

[Autobiographie]

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IX. 1966-1976

Mon excellent collègue et ami G. Busino me faisant une sorte de devoir de compléter mon autobiographie écrite en 1966, je reprends donc la plume, mais sans le moindre enthousiasme. La raison principale en est que, si l'on cherche à ne pas vieillir trop rapidement, c'est aux travaux qui restent à poursuivre qu'il s'agit de penser et non pas à son passé, même relativement récent. Une autre raison moins avouable est l'affaiblissement de la mémoire avec la sénescence. Pour ne donner qu'un exemple, il m'est arrivé récemment de féliciter deux collaborateurs pour un papier qu'ils m'avaient rendu et que je leur attribuais ; mais ils en ont bien ri, car il était de moi... Je m'efforcerai donc, dans ce qui suit, de respecter la frontière entre le moi et le non-moi, mais ce n'est pas si facile, car les dernières années encore plus que les précédentes, je me sens solidaire d'une équipe sans laquelle je serais resté formel et spéculatif. Chacun sait ce que je dois à Bärbel Inhelder, ma collaboratrice et animatrice depuis si longtemps. Depuis dix ans le Centre international d'épistémologie génétique fondé en 1955 n'a cessé de progresser dans un sens interdisciplinaire, dont je suis le premier bénéficiaire, et sans des mathématiciens comme G. Henriques, des physiciens comme R. Garcia et F. Halbwachs, des cybernéticiens comme S. Papert et G. Cellérier, des méthodologistes de la biologie comme C. Nowinski, des psycholinguistes comme H. Sinclair, des logiciens comme L. Apostel, J.-B. Grize et H. Wermus ou des psychologues comme F. Bresson, P. Gréco et tant d'autres, je ne saurais pas le dixième de ce que j'ai appris.

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A commencer cette revue par mes ouvrages généraux, j'ai tout d'abord eu plaisir à constater que mon petit livre scandaleux, Sagesse et illusions de la philosophie, déjà signalé dans mon texte de 1966, a [p.36] connu plusieurs éditions et a été traduit en une quinzaine de langues, ce qui semble indiquer que ses thèses un peu osées convergeaient avec les opinions d'une minorité ou peut-être même d'une majorité silencieuses.

Après quoi j'ai été chargé par R. Queneau de diriger pour son « Encyclopédie de la Pléiade » (chez Gallimard) le volume intitulé Logique et connaissance scientifique. Cet ouvrage de 1345 pages réunit les chapitres d'une vingtaine de collaborateurs, dont L. de Broglie, A. Lichnerowicz, J. Leroy, etc. Si je garde un excellent souvenir des multiples contacts que m'a valu cette entreprise collective, j'ai pu constater par ailleurs la variété des comportements individuels quant à la rapidité des rédactions et au respect des dates convenues. L'auteur le plus surprenant a été L. de Broglie, à qui je demandais si six mois lui suffiraient pour écrire son papier et qui me l'a envoyé après trois semaines, avant même d'avoir reçu le contrat officiel de Gallimard. A l'autre extrême un collègue que j'aime beaucoup ne répondait même plus aux lettres, après des mois de retard et, comme j'ai fini par lui imposer ma visite en lui offrant de remplacer son chapitre par un interview sur ses idées, il m'a remis le manuscrit d'une simple causerie en me laissant le soin d'en tirer ce que je voudrais, mais avec interdiction de la publier. Or je n'ai eu que de minimes modifications de forme à y introduire pour qu'il devienne un des meilleurs textes de l'ouvrage et le collègue a accepté, cette fois par retour du courrier, que l'on imprime « cet ours que vous avez si bien léché». Tout cela pour dire que la direction d'un volume d'Encyclopédie peut donner plus de mal que de l'écrire soi-même, d'où le nombre de pages dont j'ai dû me charger, mais qui m'ont permis d'esquisser certains rapprochements entre l'épistémologie des sciences et les processus psychogénétiques (nous reviendrons sur ce point).

Une autre entreprise collective (mais dont j'ai pu éviter de justesse la direction) a été le gros ouvrage de l'Unesco sur les Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines (1970). J'en ai écrit l'Introduction « La situation des sciences de l'homme dans le système des sciences », le chapitre « Psychologie » et un chapitre intitulé « Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire et mécanismes communs ». Ils ont été réunis et publiés à part dans la collection « Idées » (Gallimard) sous le titre Epistémologie des sciences de l'homme. Le charme de ce travail collectif est que tous les auteurs du gros ouvrage de l'Unesco constituaient une commission d'experts chargés de se critiquer mutuellement avant la publication et en s'aidant de l'avis de spécialistes de l'extérieur. Mes chapitres I et III ont été approuvés par des auteurs français (dont Lévi-Strauss, etc.), fortement démolis par le sociologue américain Lazarsfeld, et objets de jugements contradictoires par deux experts soviétiques, dont l'un y voyait de [p.37] l'idéologie bourgeoise et l'autre une convergence remarquable avec la « dialectique » marxiste de la nouvelle génération russe.

Mais que l'on se rassure : il m'est arrivé également d'écrire des ouvrages généraux de petites dimensions, et cela avec grand plaisir car les 120 pages maximum et le format réduit des « Que sais-je ? » (Presses universitaires de France, dites PUF) vous forcent à la synthèse et clarifient les idées (je parle de celles de l'auteur). J'ai ainsi publié l'un de ces mini-volumes intitulé Le structuralisme qui en 1974 en était à sa 6e édition française (107.000 exemplaires). Ce succès de librairie est évidemment dû au sujet que l'on m'avait ainsi confié, car, pour ce qui est du contenu, le très regretté directeur Garcin m'a avoué qu'un de ses clients, professeur à la Sorbonne, avait un fils prétendant digérer facilement ces pages alors que lui-même n'y comprenait rien et soupçonnait ce fils de bluffer légèrement...

J'ai aussi publié dans les « Que sais-je ? » (sans parler d'une Psychologie de l'enfant avec B. Inhelder) un opuscule sur L'épistémologie génétique pour en dégager les traits essentiels et les relations entre les données de la psychogenèse et les problèmes épistémologiques classiques. M. Garcin m'avait d'ailleurs déjà fait l'honneur de consacrer à mon personnage l'un des volumes de la collection « Philosophes » dont G. Cellérier avait bien voulu assumer la rédaction.

Enfin, l'Académie internationale de Philosophie des Sciences ayant décidé de tenir à Genève l'une de ses sessions annuelles en collaboration avec notre Centre d'Epistémologie génétique sur le beau sujet de L'explication dans les Sciences, j'ai été chargé de la préparation de ces conférences et de cet ouvrage, paru en 1973 chez Flammarion. J'en ai écrit l' « Introduction : le problème de l'explication » ainsi que les « Remarques finales », tandis que J. Ladrière, J.T. Desanti et G. Henriques traitaient de l'explication en logique et mathématiques, R. Garcia et F. Halbwachs en physique, G. Cellérier en biologie, G.G. Granger et 1. Sachs en sciences sociales, H. Sinclair en linguistique et qu'un court chapitre de L. Apostel montrait son passage du positivisme logique à une sorte d'historicisme intégral.

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Si des ouvrages généraux nous passons aux travaux plus particuliers, j'ai eu le bonheur de pouvoir écrire avec B. Inhelder un nouvel ouvrage sur un sujet assez central de la psychologie de fonctions cognitives : Mémoire et intelligence. Notre analyse de L'image mentale chez l'enfant avait déjà soulevé le problème des images-souvenirs, mais il restait à étudier les rapports entre les souvenirs et les reconstitutions éventuellement dues à l'intelligence opératoire, ce que nous avons tenté avec la collaboration de H. Sinclair. Or le rôle de l'intelligence s'est trouvé si considérable qu'en bien des cas nous avons constaté chez les [p.38] enfants de 5 à 8-10 ans des améliorations spontanées et endogènes de souvenirs après quelques mois sans aucune nouvelle présentation de modèle initial ni aucun exercice s'y rapportant (par exemple une disposition sériale). Nous avons eu le grand plaisir de convaincre à cet égard le meilleur spécialiste français de la mémoire, notre excellent ami C. Florès, au grand scandale de ceux des psychologues de France qui demeurent plus proches de l'Amérique que de leurs petits voisins genevois.

Mais ce sont surtout les travaux de notre « Centre » qui m'ont occupé, avec la publication des volumes XXV à XXXIII des « Etudes d'épistémologie génétique », plus deux ouvrages de la collection « Psychologie d'aujourd'hui » (également aux P.U.F). II est facile de retracer la filiation de ces recherches depuis 1966.

Le point de départ en a été une centaine de recherches psychogénétiques sur la causalité dont j'ai donné un résumé introductif dans Les explications causales (Vol. XXV) avec un chapitre de Garcia sur les explications physico-géométriques, et la suite d'un volume théorique Les théories de la causalité (Vol. XXII) avec la collaboration de M. Bunge, Th. S. Kuhn, L. Rosenfeld et F. Halbwachs. Le détail des recherches expérimentales a commencé à paraître avec La transmission des mouvements (Vol. XXVII), La direction des mobiles lors de chocs et de poussées (Vol. XXXIII), La formation de la notion de force (Vol. XXIX) et La composition des forces et le problème des vecteurs (Vol. XXX), chacun de ces ouvrages étant écrits avec la collaboration des expérimentalistes du Centre. Malheureusement la majorité des lecteurs européens s'intéressant moins aux faits qu'aux idées, ces volumes ne contiennent que le tiers des données expérimentales qu'il restera à faire connaître, tandis que les recherches du Centre se poursuivaient de la manière suivante. Le développement de la causalité nous ayant montré, non seulement le rôle fondamental de l'action propre dans les structurations initiales, ce qui va de soi, mais encore le grand retard, plus surprenant, de la conceptualisation par le sujet de ce qu'il sait pourtant faire et souvent prévoir, au plan des actions matérielles, nous avons choisi comme objet d'études ultérieur le problème de ces relations entre la pensée et le comportement praxique, d'où les deux ouvrages sur La prise de conscience et Réussir et comprendre que notre ami Fraisse a accueillis dans sa collection « Psychologie d'aujourd'hui », d'une part, pour soulager les « Etudes » et, d'autre part, puisqu'il s'agissait de problèmes plus centraux pour la psychologie que pour l'épistémologie au sens strict. Pour ne citer qu'un exemple amusant de la difficulté des prises de conscience, les jeunes enfants ne savent pas décrire les mouvements qu'ils font pour marcher à quatre pattes. A ce second niveau ils en donnent un schéma possible, mais qui n'est pas conforme à ce qu'ils font en réalité. A 10-11 ans seulement la description est correcte.

[p.39] Or, en priant les éminents invités à notre Symposium annuel de se prêter à cette expérience individuellement, l'expérimentatrice qui avait imaginé cette jolie recherche a obtenu le résultat suivant : les physiciens et psychologues décrivaient bien leurs mouvements, tandis que les logiciens et mathématiciens donnaient le modèle n° II, possible et plus simple, mais non adéquat à ce qu'ils venaient de faire !

Mais ces travaux ayant montré l'avance souvent spectaculaire de l'action sur la conceptualisation, ils soulevaient un nouveau problème celui de la contradiction, qui est par ailleurs essentiel du point de vue de l'équilibration ou autorégulation des connaissances. Effectivement les deux « Etudes » intitulées Recherches sur la contradiction (Vol. XXXI et XXXII) nous ont montré que la source initiale de bien des contradictions et par conséquent des déséquilibres propres aux stades élémentaires de la connaissance étaient à chercher dans le principe des affirmations ou facteurs positifs sur les négations des facteurs négatifs. C'est ainsi que dans les problèmes de conservation, lors du changement de forme d'un objet, les jeunes sujets ne comprennent pas que ce qui est ajouté d'un côté est enlevé d'un autre, l'action de transformation ou déformation étant centrée sur son but au point d'arrivée avec oubli ou négligence du point de départ. Même dans les questions d'évaluation quantitative on retrouve ce primat des éléments positifs : un verre « à moitié plein » l'est jugé aux trois quarts, tandis « qu'à moitié vide » il l'est presque entièrement, etc. Ces nouveaux faits m'ont conduit à reprendre la question centrale de L'équilibration des structures cognitives (Vol. XXXIII des « Etudes ») qui m'a toujours préoccupé et j'ai pu enfin fournir à cet égard un tableau plus complet des mécanismes d'autorégulation qui rendent compte du développement des connaissances.

Le problème des contradictions conduisait naturellement à celui de leur dépassement, ce qui soulevait les questions de la généralisation et de l'abstraction. Il en est résulté un ensemble de recherches nouvelles, non encore publiées, notamment sur les différences assez fondamentales qui opposent à l'abstraction « empirique » (à partir des objets) l'abstraction « réfléchissante » à partir des actions et opérations du sujet, d'où les généralisations constructives et complétives avec opérations sur des opérations, et dont procèdent les développements cognitifs dès l'enfance et jusqu'aux mathématiques supérieures.

Ce besoin de comparer les processus de la psychogenèse des connaissances à ceux de l'histoire des sciences nous a conduit à deux sortes de projets. En premier lieu, j'ai entrepris avec l'excellent physicien R. Garcia un ouvrage (bientôt terminé) sur les mécanismes communs à ces deux domaines et nous avons déjà trouve de nombreuses comparaisons possibles et assez inattendues, non pas naturellement quant au contenu du savoir (sauf pour les périodes préscientifiques) mais quant aux fonctionnements généraux.

[p.40] D'autre part, toute une école mathématique s'adonnant aujourd'hui à l'étude des correspondances ou « morphismes » et des « catégories » ou systèmes formés de morphismes, nous avons voulu étudier la genèse de ces nouveaux « êtres » mathématiques et y avons consacré deux années de recherches. Il en est résulté deux ouvrages, non encore parus mais déjà rédigés. Le premier porte sur les relations entre les correspondances et les transformations, problème qui nous semble essentiel du point de vue d'une épistémologie constructiviste comme la nôtre, et non pas platonicienne. Le second est consacré aux compositions des morphismes entre eux, autrement dit de la convention des instruments de comparaisons et de transférence.

Quant aux recherches en cours nous venons d'aborder le problème de l'ouverture sur de nouveaux possibles, donc sur le mécanisme central de la productivité.

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Mais si l'épistémologie génétique se doit d'assurer ses contacts avec l'épistémologie générale, autrement dit celle de la pensée scientifique, elle se doit tout autant, en tant que « génétique », d'assurer ses arrières sur le terrain biologique. D'où mon premier livre sur ce sujet, Biologie et connaissance, déjà annoncé dans mon autobiographie de 1966 et dont les diverses éditions et traductions m'ont bien réjoui. Le grand biologiste Waddington, dont la fin prématurée a attristé chacun, a bien voulu consacrer le chapitre IX de son dernier ouvrages (The evolution of an Evolutionist) à mon analyse des Limnées lacustres, qu'il considérait comme le meilleur exemple observé dans la nature de ce qu'il appelait l' « assimilation génétique » étudiée en laboratoire (fixation héréditaire d'un phénotype par voie de sélection). J'ai repris depuis lors ce genre de recherches sur la « phénocopie» en général en proposant un modèle de remplacement plus que de fixation et en ai trouvé un autre cas sur des végétaux du genre Sedum dont j'ai élevé des milliers d'exemplaires à Genève et au Valais (à 900 et 1.600 m). J'en ai tiré un petit ouvrage paru chez Hermann sous le titre Adaptation vitale et psychologie de l'intelligence : sélection organique et phénocopie. Mais de plus en plus excité par ce retour à mes premières amours de biologiste, j'en suis venu à une hypothèse générale voisine du lamarckisme mais interprétée très différemment, et selon laquelle le moteur principal de macro-évolution ne serait autre que le comportement : acquis par phénocopie dans les cas simples et par une combinaison entre ceux-ci dans le cas des instincts complexes, le comportement relèverait d'autres formations génétiques que les imitations morphologiques, etc. Le petit ouvrage écrit sur ce sujet et prêt à la publication a été évalué comme suit par mes premiers lecteurs : « un roman, mais un bon roman » (Inhelder), « excitant et peut-être même vrai » (Papert), etc. Comme je ne prétends pas y présenter plus que des spé-[p.41]culations, justifiables mais non encore démontrables, je n'en demande pas plus et me rassure à l'occasion en me rappelant que sur un autre terrain j'ai été selon un auteur américain « l'auteur le plus critiqué de l'histoire de la psychologie » avant qu'on y regarde de plus près.

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Cela dit, venons en au folklore. Un vieux monsieur est normalement l'objet de toutes sortes d'honneurs s'il ne meurt pas avant l'âge de les recevoir ; et une autobiographie doit en faire mention s'il s'agit de retracer les événements intellectuels et universitaires d'une vie. Je chercherai seulement à n'être pas trop ennuyeux et je commence par les prix. Celui de l'Association américaine de psychologie (U.S.A.) m'a causé une grande joie, étant le premier étranger à recevoir cette distinction. Celui de psychiatrie décerné par la fondation Kittay à New York m'a également réjoui mais davantage surpris car il était décerné pour la première fois par cette nouvelle organisation. Dans mon discours de remerciements j'ai fait une hypothèse : « Votre commission de nomination a dû avoir de très nombreuses séances pour examiner tour à tour de multiples propositions : un freudien orthodoxe, un dissident, un culturaliste, un adepte d'Erikson, un neurologiste, un phénoménologiste, un existentialiste (et j'ai continué...), mais chaque fois la moitié des membres était contre. Alors quelqu'un a dû conclure : « Pourquoi pas un psychologue ? C'est au moins inoffensif ! » Malgré le rire général, le président m'a aimablement répondu qu'il n'en était rien, etc. Or, pendant ce temps, la secrétaire de la Fondation disait à un de mes anciens élèves : « Comment votre patron a-t-il si bien deviné ce qui s'est passé? ».

La remise du prix Erasme à Amsterdam fut d'une simplicité étonnante, au point que dans la cérémonie qui suivit j'oubliai d'examiner comment il fallait se conduire et j'allumai ma pipe. Le prince Bernhardt me dit alors : « Oh ! très bien, si vous sortez votre bouffarde vous me donnez le droit d'en faire autant», ce qu'il fit de suite. Je ne puis me rendre en personne à la remise du prix Fonéme en Italie. Lors de celui de l'Institut de la Vie, au château de Versailles, je glissai dans l'oreille du ministre Druon, qui présidait et dont j'avais lu l'admirable petit roman La volonté d'être : « J'ai essayé dans mon discours de faire une allusion à Lucrezia, mais je n'ai pas trouvé le biais. - Comment trouvez-vous le temps de lire ces choses-là ? ».

Quant aux Académies, j'ai eu l'honneur d'être associé à celle des Arts et des Sciences de Boston et à l'Académie nationale des Sciences des U.S.A. De même, l'Accademia dei Lincei de Rome et l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Arts à Bruxelles m'ont nommé membre étranger et j'ai participé à des colloques de toutes deux sur différents sujets généraux qui me firent connaître de plus près des hommes de la valeur de B. Segre à Rome et de I. Prigogine dont les [p.42] travaux remarquables sur la stabilité des systèmes m'ont été fort utiles. Quant aux doctorats honoris causa je n'en donnerai pas la liste car ils ont dépassé le nombre de 30, mais j'aimerais signaler que deux d'entre eux sont de pays de l'Est (Varsovie et Bucarest, sans parler de la médaille de l'université de Moscou), quatre de Grande-Bretagne (dont Cambridge et du National Institute for Academic Award), le plus grand nombre aux U.S.A. (dont le Rockefeller University New York qui est essentiellement une université de hautes recherches). Mais je tiens à mentionner que l'Université de Sassari où enseignait D. Bovet m'a remis un doctorat honoris causa en « médecine et chirurgie » qui me donne le droit de pratiquer dans toute la République italienne alors que je ne saurais même pas ouvrir un furoncle.

Aux U.S.A. s'est fondée une « Jean Piaget Society » dont le siège est à Philadelphie et qui se livre à des travaux dans la ligne de l'Ecole de Genève. Ceci me ramène à Genève où je suis actuellement comblé 33, mais après des années difficiles entre 1968 et 1970 dont il faut bien parler car elles sont instructives quant aux conflits universitaires que l'on pourrait parfois considérer comme émanant des seuls étudiants. La spécialité de ce qui est devenu la « Faculté de psychologie et des Sciences de l'Education » de notre Université a toujours été, dès « l'Institut J.-J. Rousseau » dont elle est issue, d'associer la recherche, avec participation des étudiants, à l'enseignement lui-même. Cela est si apprécié que cela nous vaut de nombreux élèves étrangers et qui, il y a quelques années, dans une grande université américaine, les étudiants avaient fondé un « Piaget's Club » dans le but précis de favoriser cette méthode. Or en 1968 nos étudiants se sont mis en grève sous des prétextes futiles (retards pour les débuts d'un cours de logique dont il était évident qu'ils se souciaient fort peu, etc.) et ont présenté une liste de revendications et critiques dont on s'est vite aperçu qu'elles avaient pour auteur, non pas ces étudiants, mais bien un collègue de la section de pédagogie (il l'a avoué dans la suite). Or le recteur a eu la candeur de tout croire sans se renseigner et a réuni notre commission administrative d'alors pour me faire un sermon plus que désagréable avec l'ordre de transférer à d'autres services un certain nombre de mes propres assistants, etc. Il va de soi que je n'en ai rien voulu savoir, mais la crise a été pénible et a duré, jusqu'au rectorat suivant où toute lumière s'est faite. Je tiens à rappeler que durant cette période fâcheuse de mon histoire le groupe des psychologues a fait bloc sans aucune défaillance. B. Inhelder a poussé la fidélité à nos entreprises communes jusqu'à refuser un appel extrêmement honorable de l'Université de Harvard qui voulait se la rattacher aux U.S.A.

[p.43] Depuis ma retraite, l'équipe de B. Inhelder, G. Cellérier, V. Bang, H. Sinclair, A. Etienne, etc. a pris la relève avec la plus grande énergie et les travaux se multiplient dans des directions nouvelles qu'ouvraient les perspectives antérieures mais qui les dépassent comme il se doit. Il est fort instructif à cet égard de comparer les trois sections des « Archives jean Piaget » créées et dirigées par B. Inhelder, sous la présidence d'O. Reverdin et constituées en une fondation logée dans un beau local par l'Université : l'une concerne mes propres travaux et sera donc bientôt close, mais la seconde qui s'agrandit sans cesse porte sur tous ceux des équipes passée et actuelle et témoigne de la vitalité de cette dernière comme de son avenir. Quant à la troisième section dont l'importance grandit aussi constamment, elle concerne l'ensemble des recherches déclenchées dans le monde entier par celles de l' « Ecole de Genève». Cette nouvelle institution rend déjà les plus grands services à ses nombreux visiteurs mais est surtout source d'optimisme quant à la continuité d'un effort collectif qui est loin de faiblir. Quant au Centre d'Epistémologie génétique dont je conserve la direction, il continue de bénéficier de la bienveillance du rectorat ainsi que de l'aide précieuse du Fonds national suisse de la Recherche scientifique et de la Fondation Ford.

Terminons par une anecdote qui, mieux que tout autre, montrera que notre maison reste celle d'enseignants et d'auteurs dont la première règle est de « ne pas se prendre au sérieux ». Pour fêter mes prochains 80 ans d'une manière plaisante et non pas triste et solennelle, mes collègues m'ont proposé de me soumettre aux épreuves d'une soutenance de thèse de doctorat avec un jury composé d'eux-mêmes et d'étudiants invités qui soumettraient à la critique mon dernier livre sur l'Équilibration et verraient comment je me défendrais. je n'ai en effet jamais passé d'examen en psychologie et ma thèse de doctorat soutenue en 1918 portait sur les mollusques alpins. L'idée était donc charmante et pleine d'humour de m'offrir l'occasion de régulariser enfin cette situation scandaleuse avec un jury comprenant surtout d'anciens élèves. Le recteur et les vice-recteurs se sont amusés de cette initiative venant d'une faculté toujours pleine d'imprévus. D'autres ont malheureusement trouvé que cela ne « faisait pas sérieux » de telle sorte que cette soutenance ne sera pas officielle et restera un petit jeu entre nous 34 ; mais il en résulte que je mourrai sans diplômes effectifs, emportant avec moi le secret des lacunes de ma formation.

 

33[note 33, p.42] On a même donné mon nom au grand auditoire de la nouvelle université.

34[note 34, p.43] Cependant le détail des débats sera sans doute publié.

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Sur le terrain de l’intelligence nous parlons […] de stades lorsque les conditions suivantes sont remplies: 1° que la succession des conduites soit constante, indépendamment des accélérations ou des retards qui peuvent modifier les âges chronologiques moyens en fonction de l’expérience acquise et du milieu social (comme des aptitudes individuelles); 2° que chaque stade soit défini non pas par une propriété simplement dominante mais par une structure d’ensemble caractérisant toutes les conduites nouvelles propres à ce stade; 3° que ces structures présentent un processus d’intégration tel que chacune soit préparée par la précédente et s’intègre dans la suivante.