Fondation Jean Piaget

L'équilibration: concept central de la conception piagétienne de l'épistémogenèse

Les sources biographiques et historiques

Commençons par une prise de position très forte.[*] À l'exception des premiers travaux de jeunesse, la notion d'équilibration occupe une place centrale dans toute l'œuvre de Piaget dans la mesure où elle apporte à son auteur la réponse la plus convaincante possible à l'une des questions fondamentales, à résonance philosophique, qu'il s'est posée dans ses années d'adolescence et qui ne cesseront de sous-tendre ses nombreux travaux de psychologie, d'épistémologie, de sociologie, de pédagogie et même de biologie. Comment expliquer l'universalité (ou la nécessité) et la fécondité de la raison humaine ? Pour entendre les implicites liés à ces deux termes d'universalité et de fécondité, désignons d'emblée deux auteurs qui ont marqué l'adolescence du jeune Piaget et qui ont posé à celui-ci les termes d'un dilemme dont la notion d'équilibration lui apportera une possible solution : Henri Bergson tout d'abord, qui a cerné avec une exceptionnelle clarté l'extraordinaire créativité du vivant et de la pensée. Cette créativité, Piaget saura plus tard la reconnaître en insistant de multiples manières sur les formes qu'elle prend dans le développement de l'intelligence et dans l'évolution des conduites et des connaissances (fécondité, ouverture sur de nouveaux possibles, etc.). Arnold Reymond ensuite, qui a su défendre la raison et sa rigueur auprès de son jeune élève Jean Piaget alors que celui-ci pouvait être tenté de céder à l'anti-intellectualisme de Bergson, qui voyait dans la raison logique et mathématique le produit inerte de la conscience créatrice. L'un des problèmes majeurs sous-tendant toute l'œuvre de Piaget sera ainsi de réconcilier ces deux caractéristiques apparemment contradictoires de la pensée humaine : le besoin de stabilité, de permanence, d'universalité qui trouve dans la science et la morale des champs d'application privilégiés, mais aussi l'inévitable diversification des produits du vivant et de la pensée humaine, source de satisfaction bien sûr, mais aussi source de vives inquiétudes.

Lorsque Piaget rencontre ce problème vers l'âge de 16 ans environ, la scène intellectuelle francophone est partagée entre différents courants de pensée qui reflètent la tension entre ce besoin de permanence qui est le propre de la raison humaine et la prise en considération des idées évolutionnistes. Deux traditions en particuliers s'affrontent et c'est de leur synthèse que naîtra la première solution proposée par Piaget au terme de 3-4 années de lectures et d'intenses réflexions, mais aussi de crises intellectuelles et religieuses. La première tradition est celle des défenseurs de la raison, et plus particulièrement des héritiers français de la philosophie kantienne. La seconde est celle des héritiers du positivisme d'Auguste Comte qui octroie à la science la fonction de résoudre les anciens problèmes philosophiques. C'est dans cette seconde tradition que le jeune Piaget trouvera une première expression de cette notion d'équilibration à laquelle il fera subir dès le départ une transformation lui permettant de conserver l'essentiel des intuitions et des thèses acquises à la lumière des philosophes héritiers du kantisme. À la fin du 19e siècle et au début du 20e, un auteur inspire tous les scientifiques des sciences biologiques, psychologiques et sociales : Herbert Spencer. C'est ce dernier, que ce soit de manière la plus directe ou par la médiation de savants tels que le biologiste Félix Le Dantec, qui semble avoir offert au jeune Piaget l'illustration du rôle central possible de l'équilibration dans l'explication de la succession des formes observées dans les sciences de la nature.

Ingénieur de formation, connaissant donc relativement bien la physique mécaniciste du début du 19e siècle, Spencer était par ailleurs intéressé par toutes les sciences de son temps, et – comme plus tard Piaget – ses écrits concerneront non seulement sa discipline d'origine, mais la sociologie, la psychologie, la biologie, la cosmologie, l'économie, les sciences morales et la pédagogie. Cette connaissance étendue des phénomènes étudiés par ces différentes sciences l'amèneront vers le milieu du 19e siècle à proposer un vision synthétique évolutionniste de la totalité du réel qu'il conçoit comme le résultat d'un processus général d' "Équilibration" (titre du chapitre XXII du volume "Premiers principes" du "Système de philosophie synthétique" – écrit majeur de cet auteur). Toute réalité, que ce soit le cosmos, ou à une échelle plus réduite un système planétaire, ou à une échelle encore plus réduite, un organisme vivant, ou un société animale ou humaine, etc., tend vers l'équilibre. En effet, tous les systèmes naturels forment des agrégats qui, partant d'une homogénéité indéfinie des parties composantes, deviennent de plus en plus hétérogènes jusqu'à atteindre leur point d'équilibre ou, sinon, à s'anéantir. Pour l'organisme vivant, il y a ainsi spécialisation croissante, de plus en plus complexe, des parties qui le composent. Mais cette spécialisation est compensée par un mouvement contraire d'intégration qui assure la survie du tout. « l’hétérogénéité est atteinte lorsque l’équilibre d’un agrégat est complet, — que la redistribution de la matière ne peut continuer qu’autant qu’il reste du mouvement non équilibré », ce qui, pour l’organisme, implique que l’équilibre est atteint, que le processus d’ équilibration s’arrête lorsque : « il y a autant de parties spécialisées qu’il en faut pour qu’elles puissent, ensemble ou séparément, contrecarrer les forces jointes ou séparées au milieu desquelles l’organisme existe » (Premiers principes, trad. française basée sur la réédition anglaise de 1867, Paris, Costès, 6e éd. 1900, p. 458). Ces quelques lignes devraient suffire à tout lecteur averti de l’œuvre de Piaget à reconnaître un certain air de famille entre les thèses de ce dernier et celle de Spencer. C’est le cas tout au moins en ce qui concerne le niveau des systèmes biologiques, en dépit d'une différence importante sur laquelle nous reviendrons. Mais le rapprochement n’est plus possible dès que l’on considère ce qui relève des réalités psychologiques, intellectuelles et morales, et des répercussions des thèses avancées par Piaget sur ces réalités par rapport au détail des conceptions qu’il se fera de l’équilibration sur le plan de l’organisation biologique. En ce qui concerne ces réalités, la conception de Spencer reste alors en effet, marquée par l'emprise très forte des thèses empiristes et associationnistes de la philosophie et de la psychologie britanniques, à laquelle le jeune Piaget a échappé, peut-être grâce à sa lecture de Bergson.

Quoi qu'il en soit, ce qui précède laisse entrevoir comment la problématique de l’équilibration a pu naître chez Piaget. Parcourons maintenant les étapes successives d’élaboration de sa conception de l’équilibration, en passant brièvement en revue les deux premières (la deuxième se subdivisant en deux sous-étapes), avant de nous arrêter un peu plus longuement sur la troisième et dernière étape.

[*] Présentant les sources et les étapes chez Piaget de la notion d'équilibration, les sections 1, 2, 3, 4 et 6 de ce texte ont été rédigées par J.-J. Ducret; la section 5 par G. Cellérier.

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[…] de même que l’individu se libère de son égocentrisme intellectuel en prenant conscience de son point de vue propre pour le situer parmi les autres, de même la pensée collective se libère du sociocentrisme en découvrant les attaches qui la relient à la société et en se situant dans l’ensemble des rapports qui unit celle-ci à la nature elle-même.