Fondation Jean Piaget

Équilibration et épistémologie des régulations

Les considérations précédentes montrent comment l'équilibration qui agit au sein du sujet met en œuvre des régulations dirigées par des finalités phylogénétiquement, sociologiquement ou psychologiquement acquises et appelées à se coordonner de manière hétérarchique.

Cette approche résolument cybernétique accorde toute sa place aux valeurs supérieures qui organisent le travail intellectuel et les échanges sociaux de sujets accédant aux opérations intellectuelles et aux opérations de la volonté ; rappelons que ces opérations sont, selon Piaget qui empruntait cette expression à Ashby, des régulations parfaites.

Le moment est venu, en guise de conclusion, de rapporter les résultats de l'analyse comparative faite par Piaget des régulations propres aux différents niveaux de réalité étudiées par les sciences de la nature, dans laquelle nous incluons les sciences psychologiques et sociales, ce qui n'impliquent pas, et le résumé suivant le rappellera, la réduction des sciences psychologiques et sociales aux sciences biologiques, ni la totalité des sciences du vivant aux sciences physiques (sauf si l'on élargit les catégories de ces sciences en y incluant celles des sciences biologiques, psychologiques et sociales, sans les réduire aux catégories de départ de la physique !).

L'analyse comparative à laquelle procède Piaget est exposée dans le chapitre "L'épistémologie des régulations" (JP77) par lequel celui-ci introduit l'ouvrage collectif "L'idée de régulation dans les sciences" qui recueille les textes des conférences données au Collège de France par des spécialistes des différentes disciplines concernées (physique, biologie, sociologie, économie, etc.). Piaget distingue six niveaux de régulation ou d'équilibration en jeu dans le réel. Les deux premiers niveaux concernent la physique.

Niveaux 1 et 2. - Le premier de ces deux niveaux est celui des équilibres mécaniques auxquels Piaget se réfère constamment dans ses propres travaux en raison du rôle qu'y jouent les notions de réversibilité et de compensation. Le deuxième est celui des structures dissipatives étudiées, entre autres, par Prigogine. Certains systèmes physiques ont pour particularité de passer d'un état stable à un autre, non pas par augmentation du désordre statistique ou de l'entropie, mais au contraire en révélant à chaque nouveau palier une forme d'organisation absente de l'état de déséquilibre par lequel le système est passé en sortant de l'état stable précédent. Ce passage néguentropique de l'instabilité à la stabilité manifeste ainsi une certaine similitude à ce qui est constaté dans les systèmes biologiques et cognitifs dans lesquels on observe un accroissement d'ordre ou d'organisation. Mais Piaget souligne une différence essentielle qui oppose les systèmes dissipatifs aux systèmes biologiques. Chez ces derniers, on observe une certaine conservation du système ancien dans le nouveau. On observa aussi – et ceci est significatif – que, dans le résumé qu'il donne des structures dissipatives, Piaget n'utilise pas le terme de régulation.

Niveau 3. - Le troisième niveau est celui des régulations organiques, qui ont pour particularité d'être fortement conservatrices. Piaget ne traite pas ici des processus de type homéorhétique considéré dans d'autres de ses écrits, et notamment dans son essai sur "Le comportement, moteur de l'évolution" auquel il renvoie. Dans cet essai, comme d'ailleurs dans "Biologie et connaissance" (JP67a), on voit Piaget prendre, peut-être pour la première fois, sérieusement en considération le modèle darwinien de l'évolution, mais qui reste selon lui insuffisant pour rendre compte des modifications "morphogénétiques" constatées sur le plan de la macro-évolution (JP76, p. 170). Seule l'intervention du comportement sensori-moteur des organismes cherchant activement les éléments du milieu qui permettent leur conservation lui paraît pouvoir rendre compte de la morphogenèse biologiques. Ce plan du comportement se caractérise en effet, pour Piaget, par l'apparition d'une tendance active à "l'élargissement du milieu et à l'accroissement des pouvoirs de l'être vivant" (id. p. 172) et d'un nouveau palier de régulations correspondantes.

Niveau 4. - Les premières régulations cognitives (= quatrième niveau) qui interviennent sur le plan du comportement sensori-moteur, et donc des échanges de l'organisme avec le milieu ont pour particularités de rechercher des situations améliorant l'équilibre entre l'organisme et sa niche écologique ; elles tendent à entraîner par là des modifications morphologiques qui vont guider l'évolution d'une espèce en produisant des déséquilibres dans le fonctionnement biologique interne des organismes qui la composent – déséquilibres qui entraîneront une transformation des sous-systèmes composant ces organismes, et cela éventuellement jusqu'au sous-système conservant le programme génétique de l'espèce (Piaget suppose que cela se fait directement au sein de chaque organisme ; on peut considérer, avec le darwinisme et plus particulièrement avec Baldwin auquel Piaget emprunte l'idée de sélection organique, que la modification se fait par le biais d'une sélection agissant sur le plan de la population tout entière des individus de cette espèce par le jeu de la reproduction différentielle des gènes).

Niveau 5. - Le cinquième niveau de régulation est celui qui se produit sur le plan de la pensée "conceptuelle et socialisée" (Piaget, 1977, p. vi) ; les régulations de ce niveau aboutissent aux régulations parfaites auxquelles on peut assimiler les opérations des structures logico-mathématiques. Ce cinquième niveau se caractérise aussi, pouvons-nous ajouter en nous appuyant sur les sections précédentes de ce chapitre, par l'intervention de l'abstraction réfléchissante grâce à laquelle les regroupements d'actions acquis par tâtonnements plus ou moins dirigés sur le plan de l'action sont reconstruits et enrichis sur le plan de la pensée.

Niveau 6. - Le sixième niveau, qui concerne la pensée réfléchie et réflexive qui apparaît dans le passage de l'enfance à l'adolescence et qui est concerne tout spécialement la pensée scientifique, est celui des régulations guidées, sur le plan cognitif tout au moins, par l'exigence de dépasser les contradictions entre observables et explications opératoires (pour la pensée physique), ou de combler les lacunes des systèmes logico-mathématiques déjà acquis en s'appuyant sur le possible non plus seulement actualisable à partir des schèmes acquis ou déductible des structures opératoires déjà construites, mais exigible lorsqu'une de ces structures "est supposée susceptible de généralisations et complétions", mais que la "procédure à suivre" reste à trouver.

Passant en revue l'ensemble de ces six niveaux, Piaget en conclut que ce qui les relie les uns aux autres est le mécanisme des compensations, retrouvé sur chacun des plans, mais qui se transforme cependant d'un niveau à l'autre en fonction de l'accroissement des pouvoirs de l'être vivant (p. vii) et l'accroissement des variations possibles intégrées au sein des équilibres successifs.

Mais ce qui caractérise plus particulièrement les régulations cognitives des niveaux quatre à six, qui expliquent le passage d'un état de moindre équilibre à un état d'équilibre supérieur, c'est très certainement, pour Piaget, le fait qu'elles apportent une solution plausible au problème épistémologique central que pose l'articulation de la "nécessité synthétique" (p. ix) reconnue depuis Kant aux connaissances logico-mathématiques et plus largement à la raison opératoire, et de la fécondité créatrice de la pensée humaine qui lui permet, à chaque étape d'équilibre successif, d'engendrer de nouveaux possibles exigeant la construction de systèmes cognitifs plus puissants aptes à les assimiler aux transformations traitées par ces nouveaux systèmes, et ceci dans une spirale sans fin.

Au départ des régulations cognitives, celles-ci procèdent de manière voisine à celles mise en lumière par le darwinisme, à savoir un jeu de combinaisons entre schèmes et de sélections parmi les combinaisons ou les possibles hypothétiques (p. viii et x), autrement dit par essais et erreurs suivis de corrections. Mais ce jeu là ne suffit pas à rendre compte de la construction des structures opératoires. Comme cela a déjà été souligné, celles-ci acquièrent un équilibre durable dans la mesure où les régulations parfaites qui les caractérisent ont pour particularité de compenser chaque opération ou chaque transformation par une opération ou une transformation inverse ou réciproque. Ce qui fait que l'équilibration des structures cognitives se fait dans cette direction qui va du mécanisme des essais et des erreurs, vers un mécanisme supérieur de compensation anticipée des déséquilibres, c'est l'apparition d'un régulateur interne ou de régulation des régulations qui privilégient celles qui entraînent l'équilibre ou la cohérence maximum de la pensée pour un niveau donné. Il y a bien in fine sélection (et conservation de la nouvelle structure) ; mais la sélection porte, aux deux niveaux supérieurs des régulations, sur les régulations qui assurent l'équilibre maximum pour chaque nouvelle étape de structuration d'un système. Or, pour ce qui est des systèmes logico-mathématiques en tout cas, les régulations qui seules assurent la permanence du vrai sont celles qui – nécessité oblige – permettent la pleine compensation de toutes les transformations possibles, virtuelles ou effectivement réalisées, propres à chacun de ces systèmes, étant entendu que sur le plan de la réalité intellectuelle, le virtuel a une efficacité que l'on ne peut attribuer aux possibles physiques.

Pour conclure, on soulignera combien l'importance accordée aux possibles dans les derniers travaux de Piaget montre bien comment celui-ci, sans abandonner en rien son projet d'explication des équilibres propres à la raison constituée, accorde maintenant une importance tout aussi grande sinon plus à ce qui est au cœur même du constructivisme épistémologique, l'ouverture créatrice, sans fin interne ultime, vers de nouveaux possibles et de nouveaux être mathématiques propre à la raison constituante. (J.-J. Ducret, "Jean Piaget et la raison créatrice", In "Bachelard, Gonseth, Piaget: l'éducation ouverte", Cahiers Gaston Bachelard, n. 9, 2007)

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[…] l’épistémologie génétique […] cherche […] à analyser le travail réel de la pensée en marche, qu’il s’agisse de celle des travailleurs scientifiques comme de cette immense masse d’activités cognitives préscientifiques débutant dès le passage de la vie organique aux comportements élémentaires.

J. Piaget, Introduction à l'épistémologie génétique., 1973, vol. 1, p. 9