Fondation Jean Piaget

L'épistémologie de Edmund Husserl

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Pour Piaget, la phénoménologie de Husserl est le prototype d'une épistémologie parascientifique d'intention et de principe puisqu'elle se propose non seulement de dépasser la science, mais de la doubler en complétant la psychologie scientifique par une psychologie phénoménologique et la genèse réelle par une genèse idéale ou extra-temporelle. L'épistémologie phénoménologique repose, selon Piaget, sur l'idée que sur le terrain même des phénomènes, il y a place, à côté de la connaissance scientifique, pour une connaissance de ces objets et phénomènes susceptibles d'indépendance complète et d'un progrès indéfini. La question fondamentale pour Husserl, nous dit Piaget, n'est pas de comprendre comment la science est possible, mais d'atteindre «l'origine du monde», les «formes» étant des «essences déterminantes». La phénoménologie ou science des essences se propose donc de fournir une analyse détaillée de celles-ci qui vient doubler un certain nombre de disciplines, les unes formelles (telle la logique), les autres génétiques (telle la psychologie). Mais la méthode husserlienne, que Piaget qualifie d'ontologique, se borne à esquisser une analyse interne se référant à la chose autant qu'au sujet qui l'intuitionne.

Tout comme l'épistémologie bergsonienne, l'épistémologie phénoménologique de Husserl aboutit à une sorte d'intuitionnisme, mais qui procède d'inspirations différentes puisqu'elles dérivent du logicisme de Frege pour s'orienter contre tout psychologisme et tout naturalisme. Husserl cherche à dégager, sous le niveau spatio-temporel ou «monde», un univers d'essences obtenues par «réduction» ou mise entre parenthèses en descendant sous le niveau initial. Il poursuit donc les mêmes buts de limitation du savoir scientifique et de constitution d'une connaissance philosophique spécifique et autonome. L'intention de Husserl n'est pas de fonder la logique, la psychologie scientifique et l'histoire des sciences, mais de les doubler ou de les compléter en recourant à des disciplines parallèles. Tout en reconnaissant la légitimité d'une psychologie scientifique, en tant que science naturelle dont l'objet d'étude est le sujet réel dans l'univers spatio-temporel, Husserl cherche à la compléter d'une psychologie phénoménologique, seule capable d'atteindre une théorie de la conscience pure, comme vécu intentionnel. Convaincu que le sujet psychologique ne peut atteindre des vérités intemporelles, Husserl introduit la notion de sujet transcendental.

Piaget reconnaît la valeur de l'idée husserlienne d'un dépassement de l'idéalisme et du réalisme dans la direction d'une interaction indissociable entre le sujet et l'objet, mais il lui reproche son antigénétisme. Les intuitions husserliennes ont le mérite de rejeter le dualisme du sujet et de l'objet, s'opposant autant à l'idéalisme ou apriorisme kantien qui attribue tout au sujet, qu'à l'empirisme ou au positivisme qui oublient le sujet au profit de l'objet. La phénoménologie de Husserl fait donc du phénomène, en tant qu'interaction indissociable du sujet et de l'objet, la donnée fondamentale. Mais elle se caractérise par son absence totale de considération des dimensions historiques ou génétiques. En effet, pour analyser des formes de la conscience atteignant les objets, lesquels demeurent indissociables de l'acte même de la conscience qui leur confère une signification ou les rejoint intentionnellement, Husserl emprunte la voie synchronique ou statique qui conduit à s'en tenir à la subjectivité comme seul terrain d'analyse. Sa phénoménologie repose, notamment, sur l'illusion psychologique fondamentale qui consiste à chercher un commencement absolu de la connaissance dans une prise de conscience élémentaire, alors que toute connaissance, dans la perspective piagétienne, est liée à l'action et donc conditionnée par des schèmes antérieurs d'activité. Piaget oppose ainsi à l'idée arbitraire d'un commencement absolu, l'idée dialectique d'un devenir constant. Il oppose également à l'idée de dépassement transcendantal propre à la phénoménologie, l'idée de dépassement interne qui caractérise l'épistémologie génétique.

Ainsi, le problème central posé par Husserl à savoir, celui de la recherche de notions «pures» et intemporelles et de la libération du spatio-temporel, n'est pas étranger aux préoccupations de Piaget, mais ce dernier va l'aborder autrement, par l'étude psychogénétique de la formation et du développement des notions et opérations intellectuelles qui permet d'assister à une telle libération du spatio-temporelle sous la forme d'une pensée spontanée et directement observable. Piaget voit donc un lien entre ce que la psychologie de l'intelligence recherche, sous le nom de «structures» opératoires, et ce que la phénoménologie de Husserl désire atteindre sous la surface de la conscience empirique ou spatio-temporelle. En effet, si ces structures se prêtent à une certaine formalisation, elles ne s'y réduisent pas, exprimant au contraire les propriétés constitutives de l'être structuré. De même, Piaget établit une certaine convergence entre ce qu'il appelle, sur le plan psychologique, la décentration du sujet par rapport au moi, et ce que Husserl appelle, sur le plan phénoménologique, la «réduction». Piaget oppose toutefois aux méthodes intuitives de la phénoménologie, les méthodes scientifiques d'observation et d'expérimentation. La méthode phénoménologique demeure, selon lui, confinée à la conscience du philosophe qui n'utilise que sa propre introspection, sans aucune recherche de contrôle, sinon en lui-même ou sur lui-même, et donc sans aucune vérification objective.

En ce qui a trait à la critique de Husserl à l'égard de la psychologie expérimentale, qu'il se propose de doubler par une psychologie phénoménologique, Piaget considère qu'elle revient à assimiler la psychologie, en tant que science empirique, c'est-à-dire expérimentale, avec l'empirisme épistémologique. En fait, ce que visent essentiellement les arguments de Husserl c'est une certaine psychologie, celle de l'empirisme associationniste, reprochant aux psychologues de se référer aux normes idéales qu'ils voudraient fonder. Husserl conteste ainsi à la psychologie le droit de fonder la nécessité logique sur des lois causales. La psychologie n'aurait le droit de s'occuper que des conduites, ou états strictement individuels, par opposition aux structures générales de l'esprit. Or, une telle critique dénote, selon Piaget, une confusion chez Husserl entre empirisme épistémologique et science expérimentale, psychologisme et psychologie expérimentale. Elle s'appuie sur une conception limitative de la psychologie, en lui imposant des frontières fixes.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
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Citations

La phénoménologie de Husserl
L'idée centrale de cette épistémologie est qu'il existe une intuition des «essences» mais que les essences sont inséparables des phénomènes ou des «faits». Le phénomène nous met en présence d'«intentions» (concept emprunté à Brentano et à travers lui au thomisme) qui atteignent sur tous les plans des «significations». Le passage du fait à l'essence s'effectuerait alors grâce à un processus de «réduction» ou de conversion consistant à affranchir le sujet de ses limitations «naturelles», et tel que le sujet, de partie ou secteur du monde naturel, en vienne à se découvrir comme fondement: la réduction phénoménologique consisterait donc en une sorte de libération de la nature et du corps propre. L.C.S., p. 34
(...) son épistémologie est solidaire d'un idéalisme, non pas subjectif (ou psychologique), mais transcendantal et en même temps d'une ontologie qui ne se veut pas séparée des sciences mais prétend retrouver l'union indissociable de la forme et de l'essence en tout acte de connaissance quel qu'il soit. L.C.S., p. 36
L'originalité d'une telle doctrine est donc, non pas seulement de lier le phénomène aux essences, mais de postuler, sur le terrain transcendantal, une interaction fondamentale entre le sujet (le «moi pur» obtenu par «réduction») et l'objet (les «essences»). Cette genèse transcendantale des essences, substituée à la genèse réelle des connaissances (...) dépasse donc l'ontologie réaliste et statique d'Aristote, mais elle en procède. Le rôle fondamental de l'«intention» chez Husserl, qui lui permet de jouer simultanément sur le caractère normatif (donc transcendantal subjectif) et ontologique des essences, est dû à l'influence de R.P. Brentano, qui tirait lui-même cette notion du thomisme, d'où il remonte aux notions finalistes de la «puissance» et de l'«acte» d'Aristote. L.C.S., p. 36

Psychologisme
Nous avons déjà insisté (...) sur la nécessité de distinguer les questions de validité, seul objet de la logique, et les questions de fait, qui constituent l'objet des constatations expérimentales. (...) On appellera donc «psychologisme» le passage illégitime des faits psychologiques aux normes, tel que la pseudo-explication d'une loi logique (normative) par une loi psychologique (causale ou de fait). Un certain nombre de psychologues se sont effectivement rendus coupables de psychologisme, de même qu'un certain nombre de logiciens ont jadis versé dans le «logicisme» ou passage illégitime de la norme au fait: la notion des «lois de la pensée» a ainsi longtemps couvert une telle confusion, soit que les lois psychologiques aient été invoquées comme règles logiques, soit l'inverse. Mais, une fois distingués les deux sortes de problèmes, il est clair que le recours à la psychologie n'implique pas nécessairement le «psychologisme». L.C.S., p. 38

Psychologisme de la phénoménologie
Si l'on se réfère à la distinction ente le «psychologisme» et la psychologie, la phénoménologie reste essentiellement psychologiste, au sens d'un passage continuel du fait à la norme. La norme c'est la connexion des «essences», mais le fait c'est «l'intuition» comme telle. L.C.S., p. 1253.

Critique de la phénoménologie
(...) la grande lacune de la phénoménologie est sa négligence des points de vue historique et génétique (...). Se plaçant donc dans la perspective des commencements absolus, propre au Cogito, elle n'a alors pas rencontré de difficultés à creuser en profondeur, à partir de la conscience adulte actuelle, pour trouver, sous le niveau spatio-temporel des niveaux obtenus par réductions ou mises entre parenthèses, telle que la psychologie spatio-temporelle n'ait plus rien à y voir: d'où la réalisation apparente du rêve d'une connaissance et d'une psychologie spécifiquement philosophique. S.I.P., pp. 151-152.
La grande astuce, assurément, de l'intuition selon Husserl, et ce qui lui permet de croire ses composantes indissociables, c'est de s'appuyer sur une interaction qui, elle, est indissociable et qui est celle du sujet et de l'objet, créatrice du «phénomène». Mais, et c'est là que procède le sophisme, autre chose est de dire que le phénomène résulte d'une liaison indissociable entre le sujet et l'objet et autre chose est de dire que l'intuition du phénomène et de tout ce qu'on se charge d'y trouver comporte une liaison indissociable entre les éléments normatifs du sujet et les éléments de faits relatifs à l'objet. S.I.P., p. 156
(...)
La croyance selon laquelle l'intuition est à la fois «contact avec l'objet» et «vraie», demande donc une double preuve et de fait et de justification normative; or, dès que l'on cherche ces preuves, l'intuition se dissout en expérience et en déduction. S.I.P., p. 157.

Critique de l'idée de dépassement transcendantal
(...) la nécessité d'un dépassement transcendantal ainsi qu'un doublage de la psychologie scientifique par une nouvelle psychologie phénoménologique est peut-être simplement relative aux frontières que l'on attribue au préalable à cette psychologie scientifique, frontières peut-être exactes au moment où on les a tracées mais qui supposent le postulat a priori d'une exclusion de tout dépassement interne et autonome de cette discipline. L.C.S., pp. 1255-1256.

En conclusion, il n'est pas possible de fonder sur la phénoménologie la démonstration d'un dépassement transcendantal. Du point de vue des normes, la logique ne saurait reposer que sur elle-même, et le recours aux essences transcendantales en affaiblit le fondement: c'est donc d'un dépassement interne et autonome qu'il faut attendre le progrès. Du point de vue de la psychologie tout ce qui est valable dans la phénoménologie doit et peut s'intégrer dans la recherche expérimentale, dont les dépassements internes sont illimités et ne sauraient être bornés par les interdictions positivistes ni par les frontières métaphysiques, car en se libérant des premières on recule sans cesse les secondes. L.C.S., p. 1259.
(...) une philosophie parascientifique comme la phénoménologie court naturellement le danger de demeurer relative à l'état considéré des sciences dont elle fait la critique. Husserl (après Bergson) s'en est pris à une certaine psychologie empiriste et associationniste qui était celle des débuts de ce siècle et il en a montré avec raison les insuffisances. Mais au lieu de travailler à la corriger et à la perfectionner, il l'a admise comme telle et a simplement voulu lui tracer des frontières, de manière à construire au-delà de celles-ci une autre forme de connaissance qui relèverait seulement des «intentions», des significations et des intuitions. E.S.H., p. 90

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[…] un bébé de 8-9 mois ne possède assurément aucun sentiment de son moi individuel. Le moi est un produit social qui s’obtient par comparaison, puis par opposition, avec les autres «moi».