Fondation Jean Piaget

L'épistémologie de G. Bachelard

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L’épistémologie de Gaston Bachelard, qui s’appuie essentiellement sur la méthode historico-critique, est très proche de celle de Piaget, qui prend appui sur les méthodes génétiques propres à l'épistémologie scientifique. En effet, Bachelard comme Piaget centre son analyse sur les phases de transition et de restructuration caractérisant le passage d’une moindre connaissance à une connaissance supérieure. Mais alors que la méthode historico-critique de Bachelard consiste en une sociogenèse des connaissances, dont elle étudie le développement historique, la méthode psychogénétique, propre à Piaget, cherche à atteindre les conditions psychologiques de formation des connaissances élémentaires. Utilisant la psychologie de l'enfant, ou étude du développement des fonctions mentales chez l'individu, elle se présente comme un prolongement de la méthode historico-critique.

Le rapprochement entre Bachelard et Piaget se justifie donc par l'une des préoccupations qui est au centre de l'épistémologie piagétienne: celle des relations entre l'ontogenèse et la sociogenèse des connaissances. Envisageant la connaissance sous l'angle de sa genèse, c'est-à-dire comme un processus continu dont on ne saurait atteindre ni le commencement absolu ni la fin, Piaget considère toute connaissance comme relative à un certain niveau de développement et toujours susceptible d'être dépassée par une connaissance plus élaborée. Si l'analyse piagétienne est d'abord psychogénétique, puisqu'elle cherche à retracer la genèse, au cours de l'évolution individuelle, de toutes les catégories ou notions essentielles de la pensée, elle déborde largement la dimension ontogénétique des connaissances. Elle se prolonge à la fois en deçà, dans les mécanismes de l'adaptation biologique qui sous-tendent la formation de l'organisme, et par conséquent celle du sujet connaissant, et au-delà, dans une épistémologie générale ou phylogenèse des connaissances scientifiques. C'est précisément cette dernière qui trouve écho dans la conception bachelardienne de l'évolution du savoir.

L’une des questions centrales qu'aborde Bachelard est celle de la structure de l’esprit et de son évolution. Il envisage en effet le problème de la connaissance sous l’angle d’une évolution de l’esprit. «L’esprit a une structure variable dès l’instant où la connaissance a une histoire», précise-t-il (Le Nouvel Esprit scientifique, p. 173). Pour lui comme pour Piaget, l'évolution du savoir ne se réduit pas à une simple accroissement additif de connaissances. Elle se manifeste par une objectivation croissante dans la compréhension du réel, qui va de pair avec une restructuration de la pensée elle-même. Si la raison conserve toujours son caractère d’a priori, c'est-à-dire d'antériorité dans la connaissance, elle s'inscrit elle aussi dans une perspective évolutive. Cette problématique n'est donc pas sans invoquer l'indissociabilité des structures et de la genèse qui caractérise le constructivisme piagétien. Elle comporte en effet une dimension diachronique puisqu’elle s’intéresse à l’aspect évolutif de la connaissance et au devenir de la pensée. Mais elle comporte aussi une dimension synchronique, qui est celle de la structure de l’esprit et de l’organisation des connaissances.

C’est en s’appuyant sur la dialectique rationalisme/réalisme que Bachelard tente d’expliquer le mécanisme par lequel la raison évolue. Dans son étude historico-critique de la science, il prend appui sur le double mouvement rationaliste (ou aprioriste) et empiriste (ou aposterioriste) qui anime la science et il cherche à en montrer la solidarité et la complémentarité. Il situe la pensée scientifique dans un «champ épistémologique intermédiaire» entre théorie et pratique, mathématique et expérience. «Sans théorie, précise-t-il, on ne saurait jamais si ce qu'on voit et ce qu'on sent correspondent au même phénomène (La Philosophie du Non, p. 10). Mais il montre également que «l'esprit se renouvelle au contact de l'expérience nouvelle. Les rapports entre la théorie et l'expérience sont si étroits qu'aucune méthode, soit expérimentale, soit rationnelle, n'est assurée de garder sa valeur».(La formation de l'esprit scientifique., p.10). La pensée part donc d'un schème rationnel, mais l'expérience qui en résulte modifie en retour cette rationalité elle-même.

L’évolution de la connaissance scientifique ne constitue donc pas pour Bachelard un processus linéaire et additif. C'est un processus dialectique puisqu'il procède d'une alternance continue entre l’apriori et l’aposteriori et constructif puisqu'il implique une réorganisation continuelle du savoir. La pensée scientifique se construit en surmontant les obstacles ou les difficultés engendrés par la pensée préscientifique. Dans son ouvrage La formation de l’esprit scientifique, Bachelard entreprend ce qu’il appelle une sorte de psychanalyse de la connaissance objective ou psychanalyse de la raison en tentant de déceler les principaux obstacles épistémologiques engendrés par la connaissance préscientifique. L’expérience scientifique s'y présente comme une expérience qui vient contredire l’expérience commune et première. Bachelard cherche ainsi à montrer la suprématie de la connaissance abstraite et scientifique sur la connaissance première et intuitive, plaçant au centre de ses réflexions la distance qui sépare les notions communes (ou intuitives) des notions scientifiques (ou rationnelles). Il insiste sur le fait que l'évolution des connaissances consiste à s'éloigner de l'expérience immédiate, ce qui renvoie à la notion piagétienne de décentration, au profit d'une rationalisation solidaire d'une objectivation croissante dans la compréhension du réel. Au fur et à mesure que les connaissances évoluent, on assiste donc à une extension progressive du domaine de la rationalité, les concepts scientifiques évoluant dans la direction d'un rationalisme croissant. C’est en effet la raison qui suggère, au-delà de l’expérience commune, l’expérience scientifique.

Ces transformations de la pensée scientifique ne sont pas sans présenter un lien avec l’évolution de la pensée, telle que Piaget la décrite. On y retrouve un même processus d’abstraction progressive qui rend la pensée d’autant plus objective qu’elle s’éloigne des apparences immédiates pour accéder à des niveaux de formalisation accrue. La dialectique rationalisme/réalisme chez Bachelard se rapproche donc étroitement de l’interactionnisme sujet/objet chez Piaget, qui s’exprime par l’alternance continuelle des processus d’assimilation et d’accommodation, des interactions, sources de déséquilibres, et des constructions, sources de rééquilibrations. Ils conduisent l’un et l’autre à mettre en relation l’évolution des contenus de la connaissance avec la modification de la structure même de l’esprit. C’est ainsi que la conquête de l'objectivité va nécessairement de pair avec une complexification graduelle de la raison. L’objectivité n'est donc pas une donnée primitive, mais le fruit d'une objectivation progressive, elle-même solidaire d'une démarche active de conceptualisation.

On retrouve donc, dans l'oeuvre de Bachelard, les deux pôles de l’épistémologie piagétienne que sont une théorie de l’objet en devenir et une théorie du sujet en sa propre construction. L'objet en devenir, c'est le progrès continu de la connaissance scientifique. Il se traduit, chez Bachelard, par l’évolution de la connaissance scientifique ou objective dans la direction d’une mathématisation croissante du réel. Il s'exprime, chez Piaget, par un mouvement d'extériorisation rendant les connaissances d'autant plus objectives qu'elles sont décentrées et par conséquent liées à l'activité logico-mathématique du sujet connaissant. Le sujet en sa propre construction, c'est la transformation même de la pensée. Elle s'exprime, chez Bachelard, par une extension toujours plus grande du domaine de la rationalité et chez Piaget par un mouvement d'intériorisation, solidaire d'une abstraction croissante dont procède l'évolution de la raison elle-même. Le point culminant de la dialectique rationalisme - réalisme chez Bachelard et de l'interactionnisme sujet x objet chez Piaget semble résider dans cette mathématisation de la réalité physique, traduisant l'ouverture et la fécondité de la raison qui lui permettent d'échapper aux limitations des actions effectives du sujet sur le réel. L’évolution de la connaissance se manifeste donc par une subordination accrue du réel physique au possible mathématique. Mais loin de constituer l'étape terminale ou définitive du développement des connaissances, cette mathématisation croissante de la réalité va de pair avec une ouverture sur de nouveaux possibles, traduisant l'état d'inachèvement d'une connaissance qui, étant par nature constructive, demeure toujours essentiellement approximative.

Piaget lui-même souligne la parenté épistémologique entre sa propre analyse et celle de Bachelard. Mais, là où sa position s’en distingue c’est que, faisant appel à la psychologie génétique et pas seulement à la méthode historico-critique, il tente de retracer l’origine du développement de la pensée dans les structures immanentes à l’action, qui plongent elles-mêmes leurs racines dans l’organisme biologique, source du sujet connaissant. Ce faisant, l’épistémologie piagétienne, tout en reconnaissant l’intervention de ruptures, notamment dans les changements de cadre épistémique, souligne davantage la continuité fonctionnelle entre divers niveaux de connaissance ainsi que l’existence de mécanisme communs dans le passage d’un niveau de connaissance à un autre plus élaboré.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
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Citations

Bachelard
G. Bachelard, qui fut physicien avant d'enseigner la philosophie avec l'éclat que l'on sait, a fourni sur la pensée physique moderne des analyses aiguës et particulièrement vivantes, inspirées d'un rationalisme dynamique s'orientant vers une dialectique calquée sur les péripéties historiques elles-mêmes. L.C.S., p. 50

Épistémologie bachelardienne
Avec Bachelard, c’est la transition même d’une étape à une autre, qui devient le problème: pour autant que l’on peut concevoir une épistémologie génétique spécialisée dans l’étude de l’accroissement comme tel des connaissances, l'oeuvre de Bachelard constitue la soudure la plus intime entre l’analyse historique et la préoccupation génétique, par la précision avec laquelle il localise le problème épistémologique dans les transformations elles-mêmes. I.E.G.II, pp. 316-317.
Ce passage d’une moindre connaissance à une connaissance jugée supérieure, sur lequel reviennent sans cesse les ouvrages de Bachelard, s’interprète selon lui en fonction de deux mécanisme fondamentaux, entre lesquels oscillent toutes ses explications: la rectification par approximations successives et l’«ouverture» des théories jusque là fermées. Or, la succession des approximations rectifiantes, c’est la conquête de l’objectivité croissante, cependant que l’ouverture des systèmes antérieurement fermés, c’est l’affinement de la raison elle-même. Les deux pôles de l’épistémologie de Bachelard seront ainsi une théorie de l’objet en devenir et une théorie du sujet en sa propre construction. Mais leur dénominateur commun restera l’idée d’«inachèvement». I.E.G.II, p. 317.
(...) c'est (...) essentiellement une théorie du progrès de la connaissance qu'édifie G. Bachelard en centrant ses analyses sur les phases de transition ou de restructuration qui caractérisent le passage d'une moindre vérité à une idée plus vraie. La psychologie de Bachelard est une psychologie de la victoire, et même lorsqu'il écrit «c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique», c'est pour mieux saisir le processus selon lequel les obstacles ont été vaincus. I.E.G. Vol. II, p.317.
Ainsi, Bachelard marque en un sens un renouvellement de la tradition brunschvicgienne tout en approfondissant l'analyse des phases de transitions dans le processus historique de l'accroissement du savoir. S'il n'aborde pas de front le problème de l'évolution dirigée, il en fournit néanmoins tous les matériaux d'une solution possible. Car, à vouloir déterminer le dénominateur commun de la suite des généralisations par extension et regroupement des notions (ce qu'il appelle dialectisation de la construction), on trouverait sans peine le principe d'une équilibration progressive entre les accommodations à l'objet et l'assimilation du donné à des schèmes opératoires d'autant plus rigoureux que le «non» dont ils procèdent n'est pas l'expression de la contradiction, mais bien de la mobilité réversible propre aux opérations les plus essentielles de la raison. I.E.G., Vol. II., pp. 320-321.

Constructivisme dialectique dans l'épistémologie de G. Bachelard
(...) la construction que réclame l’attitude dialectique ne consiste pas seulement à «lancer des passerelles» sur le gouffre de notre ignorance, dont l'autre bord s'éloigne sans cesse : cette construction suppose tout de même plus, parce que c'est souvent elle-même qui engendre les négations, en solidarité avec les affirmations, pour en trouver ensuite la cohérence en un commun dépassement. S., pp. 103-104
Ce modèle hégélien ou kantien (...) traduit une démarche inévitable de la pensée sitôt que celle-ci cherche à s’écarter des faux absolus. Dans le domaine des structures, il correspond à un processus historique, sans cesse répété, et que Gaston Bachelard a décrit en l’un de ses meilleurs ouvrages, La philosophie du non. Le principe en est que, une structure une fois construite, on en nie l’un des caractères qui paraissait essentiel ou au moins nécessaire. (...). Dans le domaine des structures logico-mathématiques, c’est presque devenu une méthode que, une structure étant donnée, de chercher par un système de négations à construire les systèmes complémentaires ou différents que l’on pourra ensuite réunir en une structure complexe totale. S., p. 104.

La relativité du sujet et de l'objet dans la connaissance
(...) la profonde étude de G. Bachelard sur le déroulement historique des approximations expérimentales montre l'existence d'une direction ou vection dans la succession des structurations de l'expérience, ce qui nous ramène au problème de l'objectivité et de l'objet. L.C.S., p. 116
Or, de même que le relativisme méthodologique propre à la perspective historico-critique n'ébranle en rien la valeur des normes successives, puisqu'elles ne se succèdent pas fortuitement, mais donnent lieu, au travers de leurs remaniements, à des coordinations progressives, de même la relativité fondamentale de l'objet par rapport à ses interprétations successives n'oblige en rien à douter de son existence. Assurément l'histoire des représentations que la pensée préscientifique puis scientifique a été conduite à se donner successivement d'un même objet exclut, à cause de leurs modifications mêmes, la notion d'une connaissance par copie de cet objet: l'objet n'est connu qu'au travers des actions du sujet qui, en les transformant, parvient à reconstituer à la fois les lois de ces transformations (comprenant son mode de production) et les invariants qu'elles comportent. L'objectivité n'est ainsi obtenue qu'en fonction d'un long processus au lieu d'être donnée au départ comme le voulait l'empirisme. Seulement le fait même que l'objet constitue la limite (au sens mathématique du terme) d'approximations qui ne se succèdent pas fortuitement mais selon un déroulement plus ou moins orthogénétique (...) l'existence de cet objet constitue la seule explication possible de ces approximations dirigées si l'on est jamais certain d'en avoir atteint le terme final et même si la sagesse acquise au cours de cette histoire nous empêche de croire à tout caractère final. L.C.S., p. 116.

Obstacles et ruptures chez Bachelard
(…) Bachelard considère qu’il y a une «rupture» totale entre les conceptions pré scientifiques et scientifiques, en même temps qu’il identifie comme «obstacle épistémologique» majeur l’irrationalisme pré scientifique. Nous-mêmes croyons, d’une part, qu’il y a une continuité plus grande entre la pensée pré scientifique et scientifique, dans la mesure où les mécanismes en jeu dans les processus cognitifs sont les mêmes ; et d’autre part, nous considérons qu’il y a un certain type de «rupture» chaque fois que l’on passe d’un état de connaissance à un autre, dans la science tout comme dans la psychogenèse. On peut bien accepter qu’il s’agit de rupture, mais dans le sens d’un changement de cadre épistémique» P.H.S, p. 282.

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[…] c’est donc une question dépourvue de sens de se demander si la logique ou les mathématiques sont en leur essence individuelles ou sociales: le sujet épistémique qui les construit est à la fois un individu, mais décentré par rapport à son moi particulier, et le secteur du groupe social décentré par rapport aux idoles contraignantes de la tribu, parce que ces deux sortes de décentrations manifestent l’une et l’autre les mêmes interactions intellectuelles ou coordinations générales de l’action qui constituent la connaissance.