Fondation Jean Piaget

Les relations entre le possible et le nécessaire

Présentation
Citations


Présentation

Dans la perspective d’une épistémologie constructiviste, il importe d’expliquer tout autant ce qui rend possible les constructions dont témoigne la formation des structures que ce qui permet de conférer à ces constructions leur caractère de nécessité. C ‘est en termes d’alternance continuelle et d’articulation graduelle entre le possible et le nécessaire que Piaget essaie de rendre compte de la production de nouveauté et du caractère à la fois non prédéterminé mais nécessaire des constructions en jeu dans le développement des connaissances et la formation de nouvelles structures de pensée. C’est d’ailleurs cette même articulation du possible et du nécessaire qui permet de situer la pensée mathématique dans un tertium entre invention et découverte, faisant la part de ce qui constitue son degré de liberté et de ce qui s’impose avec nécessité. Si l’on considère que les structures de la connaissances ne sont jamais achevées puisqu’elles sont toujours susceptibles de continuels dépassements, il faut pouvoir rendre compte non seulement de la fermeture des structures, en tant que totalité relativement autonomes et sources de nécessités déductives, mais également de l’ouverture continuelle sur de nouveaux possibles qui permet d’expliquer pourquoi une fois constituées elles sont toujours appelées à être dépassées.

Piaget établit une distinction entre les structures propres aux différentes étapes du développement, qui sont en quelque sorte une formalisation des normes du sujet (aspect logique), et la manière dont le sujet accède à ces normes ou les élabore (aspect psychologique). Si les structures sont source de nécessités logiques, elles ne suffisent cependant pas à rendre compte des processus grâce auxquelles le sujet en arrive à élaborer ces normes et à construire de nouvelles nécessités. Les structures une fois constituées rendent en effet possibles un certain nombre d’opérations qui n’auraient pu être effectuées avant leur achèvement. Mais encore faut-il pouvoir rendre compte de la manière dont ces structures nouvelles se construisent graduellement à partir des structures du niveau antérieur. C’est pourquoi Piaget juge important de distinguer les nécessités déductives propres aux structures déjà élaborées des processus de nécessitation qui en rendent possible la constitution. Dans la mesure où ces structures résultent d’un processus graduel de différenciations des schèmes initiaux, de coordinations et d’intégration hiérarchique au sein d’une totalité, il convient de saisir comment s’effectue ce passage des différenciations aux coordinations puis à leur intégration en une structure d’ensemble comportant des lois de totalité. Piaget associe ces divers processus aux relations qui s’établissent entre le possible et le nécessaire. Les différenciations liées à l’application des schèmes, donc aux interactions constantes entre sujet/milieu, schèmes/objets, sont sources d’ouverture sur de nouveaux possibles. Les coordinations entre schèmes, pouvant être associées aux éléments ou aux fragments de structures qui vont finalement s’intégrer à une structure d’ensemble, correspondent aux implications signifiantes qui marquent déjà l’établissement de formes de nécessité rudimentaires. Quant à l’intégration hiérarchique au sein d’une structure totale, elle renvoie aux structures déductives sources de nécessité logique qui marquent une union du possible et du nécessaire. De manière générale on peut dire que c’est l’ouverture sur de nouveaux possibles, liée à l’activité accommodatrice des schèmes cherchant continuellement à s’alimenter, qui permet d’expliquer la formation graduelle de connaissances jugées nécessaires. Celles-ci vont à leur tour engendrer, en se structurant, de nouvelles possibilités (se traduisant par des procédures) à explorer qui vont graduellement conduire à l’élaboration de nouvelles nécessités (liées aux structures). Dans cette perspective, il existe des rapports étroits entre le possible et le nécessaire, l’ouverture des systèmes cognitifs et leur fermeture, et c’est pourquoi Piaget cherche à en comprendre l’évolution corrélative. Comment évoluent respectivement le possible et le nécessaire et comment cette évolution conjointe permet-elle d’expliquer la construction de nouvelles normes de la pensée ? En d’autres termes, comment se traduit l’évolution des possibles avec l’âge et quels liens peut-on établir entre cette évolution et celle des structures opératoires de la pensée, sources de nécessités ?

Piaget considère que la formation des structures opératoires joue incontestablement un rôle dans le développement des possibles déductibles, tout particulièrement au niveau opératoire formel. Ce mode de pensée marque en effet, par son caractère hypothético-déductif et sa structure combinatoire permettant de plonger le réel dans le possible, une explosion des possibles. Toutefois, cela ne suffit pas à rendre compte de l’inventivité dont témoigne la pensée au cours de son développement et de la formation continuelle de nouveaux possibles. Celle-ci débute en effet bien avant la constitution des structures propres au niveau opératoire formel et s’avère même essentielle à leur achèvement. Pour mieux comprendre cette ouverture et cette multiplication continuelle des possibles au cours de la psychogenèse, Piaget distingue trois types de schèmes : les schèmes présentatifs, les schèmes procéduraux et les schèmes opératoires. Les schèmes présentatifs, qui peuvent être aussi bien sensori-moteurs (concepts en actes) que représentatifs (concepts), portent sur les caractères permanents et simultanés d’objets. Ces schèmes peuvent être abstraits de leur contexte et sont donc facilement généralisables. Par exemple, reconnaître qu’un objet est «posé sur» ou encore qu’il «est suspendu à un autre» peut s’appliquer à une diversité d’objets. De même, le concept de «table» peut servir à désigner plusieurs choses. Par ailleurs, ces schèmes présentatifs peuvent être emboîtés dans d’autres schèmes tout en se conservant. Les schèmes procéduraux renvoient, pour leur part, à des suites d’actions servant de moyens dans l’atteinte d’un but. Ce sont eux qui sous-tendent la réussite. Ils sont davantage contextualisés puisque relatifs à des situations particulières et hétérogènes. Aussi, leur «transférence» d’un contexte à un autre s’avère-t-elle plus malaisée et peut donner lieu à des tâtonnements. Ils sont par ailleurs successifs puisqu’ils correspondent à un enchaînement d’actions ou de moyens. Leur conservation repose essentiellement sur l’évocation. Les schèmes opératoires constituent une synthèse des schèmes procéduraux et (re)présentatifs. Ils sont procéduraux dans la mesure où ils recourent à des moyens réglés et généraux (opérations) et ils sont présentatifs dans la mesure où ils se coordonnent en structures. Ils réalisent donc l’union des procédures, sources de possibles, et des structures, source de nécessités déductives. Ils relient la réussite (schèmes procéduraux) et la compréhension (schèmes présentatifs) dans la mesure où ils traduisent une compréhension de la réussite conférant à celle-ci un caractère de nécessité intrinsèque.

Ces divers schèmes sont eux-mêmes liés, au sein des mécanismes cognitifs, à deux grands systèmes complémentaires dont l’un est axé sur la réussite et l’autre sur la compréhension. L’ouverture sur de nouveaux possibles relève essentiellement du système de procédures et suppose la croyance en la possibilité d’une réussite. Elle donne lieu à des régulations (ou à des autorégulations) qui visent l’amélioration des méthodes employées, lesquelles représentent une actualisation au sein d’un éventail de possibilités. Les erreurs jouent dans ce système de procédures un rôle heuristique important puisque d’une part, elles représentent un possible parmi d’autres et que, d’autre part, la correction de ces erreurs peut s’avérer beaucoup plus féconde que la réussite immédiate dans la mesure où elle peut engendrer de nouvelles connaissances. La fermeture, source de nécessités elles-mêmes liées à la compréhension, relève du système présentatif faisant intervenir les schèmes et structures stables qui servent à comprendre le réel. En somme, l’ouverture, axée sur la réussite, traduit la tendance naturelle des schèmes une fois constitués à se généraliser, en donnant lieu à des procédures pouvant s’appliquer à des situations variées, et à se différencier. Elle est source de déséquilibres qui vont engendrer des régulations accommodatrices visant à assurer une rééquilibration. La fermeture, axée sur la compréhension, se traduit par une reconstruction déductive des raisons permettant d’expliquer la réussite, ce qui conduit à l’élaboration de nouvelles nécessités. Cette articulation du possible et du nécessaire est en lien étroit avec le modèle de l’équilibration dont elle permet de préciser certains aspects, en particulier la manière dont les rééqulibrations cognitives effectuées en réponse à des perturbations subies ou anticipées conduisent simultanément et nécessairement à des compensations et à des constructions (voir JP75 ou encore JJDGC07). Elle permet également d’expliquer comment la compréhension guide la réussite et comment la réussite et les ajustements auxquels elle donne lieu conduisent à modifier et à enrichir en retour la compréhension.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

Haut de page

Citations

Nécessité logique
(…) à étudier le développement des structures logico-mathématiques chez l'enfant, on constate que la nécessité s'impose au sujet, et non pas au départ (…), mais très progressivement jusqu'au moment où, souvent, elle se cristallise assez soudainement. Or il y a à cela deux raisons complémentaires ... La première de ces raisons tient à la fermeture des structures opératoires (…) la structure constitue un tout cohérent et fermé, c'est-à-dire dont les relations sont interdépendantes et composables entre elles sans sortir du système (…) La seconde raison qui explique le développement de ces jugements «nécessaires» est celle-là même qui rend compte de la formation et de la fermeture des structures et qui, de ce fait, rend inutile l’hypothèse de leur hérédité structurale par opposition à une simple continuité fonctionnelle: c'est qu'une structure peut s'imposer avec nécessité, et par des voies essentiellement endogènes, à titre de produit d'une équilibration progressive sans pour autant être programmée héréditairement en son contenu structural. B.C., p. 437-438.

Schèmes présentatifs et procéduraux Seront dit «présentatifs» (et non pas seulement représentatifs, car ils peuvent aussi être sensori-moteurs) ceux qui portent sur les caractères simultanés des objets et qui se conservent en cas de compositions (emboîtements, etc.), étant déterminés par les acquisitions antérieures tout en pouvant se détacher de leur contexte initial. Les «schèmes procéduraux» par contre, consistent en moyens orientés vers un but «(prérécursivité» opposés à «récursivité») et en cas de succession ou d’enchaînement de moyens, ceux qui ont servi au début ne se conservent pas nécessairement. Les procédures sont d’autre part liées de près à leur contexte, les «transférences» de schèmes procéduraux d’un contexte à un autre étant ainsi plus malaisées et bien distinctes des généralisations de schèmes présentatifs. E.P.E., p. 7

Schèmes opératoires (…) les schèmes opératoires constituent la synthèse des deux précédents: en tant qu’acte temporel et momentané une opération est une procédure, mais la structure intemporelle des lois de compositions entre opérations présente les caractères d’un schème présentatif de rang supérieur. E.P.E., pp. 7-8.

Systèmes cognitifs (…) tout sujet se trouve en possession de deux grands systèmes cognitifs par ailleurs complémentaires: le système présentatif formé de schèmes et structures stables, servant essentiellement à «comprendre» le réel et le système procédural en mobilité continuelle, servant à «réussir» donc à satisfaire des besoins par invention ou transférences de procédures. E.P.E., p. 8.

Rôle du possible dans les processus de rééquilibration (…) la considération du possible renouvelle notre modèle de l’équilibration (…) en expliquant le mécanisme des rééquilibrations par une dynamique interne, spécifique du possible, et telle que chaque nouveau possible constitue à la fois une construction et une ouverture, du fait qu’il engendre simultanément une nouveauté positive et une nouvelle lacune à combler, donc une limitation perturbatrice à compenser. Plus simplement dit, la naissance d’un possible présente le double aspect d’une conquête actualisable et de l’acquisition d’un pouvoir tendant à s’exercer et devenant donc source de déséquilibre tant qu’il n’a pas conduit à une nouvelle conquête. E.P.E., p. 185.

Possibles du point de vue fonctionnel Du point de vue fonctionnel, nous distinguerons ainsi: 1) le possible hypothétique, mélange d’essais valables et d’erreurs; 2) le possible actualisable après sélection en fonction des résultats obtenus ou des schèmes présentatifs antérieurement organisés; 30 le possible déductible, en fonction de variations intrinsèques; et 4) le possible exigible lorsque le sujet croit réalisables de nouvelles constructions, mais sans trouver encore de procédures adéquates. P. et N (1) E.P.E., p. 10.

Possibles du point de vue structural Du point de vue structural, nous distinguerons quatre étapes: 1) le possible engendré de proche en proche par successions analogiques; 2) le co-possible concret, où plusieurs possibles qui vont être actualisés sont anticipés simultanément; 3) le co-possible abstrait où les actualisations ne sont que des exemples parmi «beaucoup» d’autres concevables; et 4) le co-possible« quelconque» en nombre illimité. P.N. (1) E.P.E., p. 10.

Nécessité procédurale et structurale (…) il ne semble pas fondé de distinguer une nécessité procédurale de la nécessité structurale. Une procédure (…) vise la réussite et non pas la compréhension. Or, d’une part, une procédure peut réussir en tant que condition suffisante mais non nécessaire (…). D’autre part, si la nécessité intervient en un comportement procédural, ce qui est ordinairement le cas, c’est en tant que compréhension des raisons des réussites et des échecs, et non pas en fonction de es résultats eux seuls: or, les raisons nous ramènent aux considérations structurales, dont les procédures ne sauraient se détacher, sauf en cas de tâtonnements purement empiriques. P.N. (2) .E.N.E., p. 169.

Ouverture sur de nouveaux possibles (…) lorsque l’on constate que toute actualisation entraîne une ouverture sur de nouveaux possibles, ou, dans certains cas, ferme au contraire telle ou telle ouverture concevable, on doit bien admettre qu’en deçà des généralisations inférentielles relativement réglées ou tout au moins dirigées, il existe un système de transférences procédurales conduisant le sujet en face d’une situation nouvelle, à anticiper par des sortes d’analogies inconscientes si les problèmes qu’elle soulève pourront être résolus ou non: en d’autres termes il ne connaît pas encore la procédure à suivre mais en fonction d’actions antérieurement réussies ou non, il a le «sentiment» qu’il pourra la trouver (ou non), ce qui évidemment joue un rôle dans le mécanismes des équilibrations majorantes. E.G.E, p. 134.

Haut de page







Il peut en effet exister un certain nombre de « sagesses » différentes et cependant toutes valables, tandis que, pour le savoir, il ne saurait subsister sur chaque point qu’une seule connaissance « vraie », si approximative soit-elle et relative à un niveau donné de son élaboration.