Fondation Jean Piaget

La construction du nombre

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Piaget insiste sur la nature essentiellement opératoire du nombre qu'il conçoit comme le résultat d'une construction par abstraction réfléchissante à partir des coordinations générales de l'action. Cette construction est étroitement reliée au développement des opérations logiques de classes et de relations asymétriques qui forment, avec le nombre, un système opératoire cohérent. Il conteste donc les interprétations empiristes ou aprioristes du nombre. Il s'oppose également à une réduction du nombre aux opérations logiques, envisageant plutôt une interdépendance du logique ou qualitatif et du numérique ou quantitatif qui, initialement indifférenciés, se développent en étroite solidarité.

En étudiant la construction spontanée du nombre chez l'enfant, Piaget constate qu'il existe une interdépendance entre la formation des groupements de classes et de relations asymétriques, qui sont de nature essentiellement qualitative, et la formation des nombres finis relevant d'une quantification mathématique ou extensive. La quantification intensive, qui caractérise les opérations logiques, permet seulement d'établir que le tout est plus grand que la partie, mais non qu'une partie est plus grande, plus petite ou égale à la partie complémentaire. La quantification extensive permet au contraire de spécifier les rapports d'extension entre les parties elles-mêmes (comme dans la suite des nombre entiers). Or, les groupements logiques de classes et de relations asymétriques que constitue l'ensemble des rapports intensifs de parties à tout, jouent un rôle essentiel dans la conservation des ensembles aussi bien numériques que logiques. Piaget constate en effet que ce n'est pas avant 7-8 ans que l'enfant parvient simultanément à la conservation des classes logiques et des ensembles numériques. Tant que l'enfant ne reconnaît pas la conservation des ensembles numériques indépendamment de leur répartition dans l'espace, il ne possède pas une notion rationnelle du nombre même s'il est capable d'effectuer une correspondance terme à terme. La construction de la suite des nombres n'est donc possible qu'étayée par l’élaboration des structures logiques, donc à partir du moment où les opérations logiques de classification et de sériation se constituent sous la forme de groupements opératoires. Lorsque les actions mentales de réunion et de séparation accèdent à l'état d'opérations réversibles et composables entre elles, classes, relations et nombres se constituent simultanément. D'où l'étroite solidarité des constructions logiques et mathématiques.

Les nombres finis comportent un double aspect cardinal et ordinal qui témoigne de leur liaison avec les structures de classes et de relations. Alors que l'aspect cardinal du nombre procède de la classe, son aspect ordinal procède de la relation. Or, ces deux aspects sont toujours solidaires. Les nombres ordinaux et cardinaux ne s'apprennent pas indépendamment les uns des autres. Ainsi, si le nombre s'appuie sur les opérations logiques de classes et de relations, il ne leur est pas réductible mais apparaît comme le résultat d'une synthèse nouvelle et constructive. Cette synthèse résulte, selon Piaget, de l'abstraction des qualités différentielles des classes et de l'élimination des différences entre les éléments ordonnés, rendant tous les éléments équivalents, ce qui permet de les considérer comme des unités. Pour distinguer les éléments rendus ainsi équivalents, il faut alors introduire un ordre d'énumération. Il s'agit d'un ordre vicariant, c'est-à-dire demeurant le même si l'on permute l'ordre des unités (1 + 1 + 1 + 1...). Le nombre implique donc simultanément la réunion et l'ordre. Il constitue une construction structurale dont tous les éléments sont logiques (classes et relations asymétriques transitives) mais combinés selon une synthèse nouvelle.

Ainsi, le nombre n'est pas abstrait des objets ou de la réalité sur laquelle porte l'expérience. Il procède simultanément des actions de réunir et de dissocier que le sujet exerce directement sur les objets et il se construit par abstraction réfléchissante à partir de ces actions. S'il existe, au cours du développement, une phase durant laquelle l'expérience est nécessaire à la découverte et à la vérification des vérités arithmétiques, elle est suivie d'une phase opératoire à partir de laquelle la déduction se suffit à elle-même. Bien que l'objet joue effectivement, dans la construction du nombre, un rôle de support concret tant que les actions demeurent insuffisamment coordonnées, il n'intervient qu'à titre d'objet quelconque. Avec les progrès de la coordination des actions sous la forme d'opérations, les objets perdent peu à peu leur importance et sont remplacés par des symboles. Le nombre se développe ensuite bien au-delà des frontières de l'objet, comme l'attestent la construction des nombres négatifs, celle des nombres fractionnaires et irrationnels puis celle des nombres complexes ou imaginaires qui sont de pures opérations indépendantes de l'objet. L'évolution des nombres illustre bien, pour Piaget, le développement de la pensée mathématique qui consiste à s'éloigner toujours davantage des actions immédiates du sujet sur l'objet (mathématiques pures) tout en permettant d'atteindre les mécanismes de ses transformations intimes, rendant ainsi possibles son adéquation avec le réel de même que le caractère anticipateur des cadres logico-mathématiques par rapport au contenu expérimental.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Nature du nombre
(…) le nombre n'est pas autre chose qu'une collection d'éléments ainsi rendus équivalents par ressemblance généralisée, et cependant maintenus tous distincts grâce à un ordre vicariant ou différence généralisée. I.E.G., Vol. I, p. 103.
Le nombre est donc, avec les opérations logiques qu’il suppose et dont il réalise la synthèse, la forme la plus essentielle et la plus centrale de l’assimilation intellectuelle, en tant que celle-ci prolonge, par l’intermédiaire des formes intuitives et sensori-motrices, l’assimilation psychobiologique. I.E.G., Vol. I, p.140

Groupe additif des nombres entiers
Le groupe additif des nombres entiers est donc le produit d'une fusion opératoire entre les groupements qualitatifs des classes et des relations asymétriques, mais par abstraction des qualités différentielles sur lesquelles sont fondées ces derniers. Le nombre est ainsi complémentaire par rapport aux classes et aux relations asymétriques, à elles deux, comme les classes et les relations asymétriques le sont entre elles: ou bien, en effet, on tient compte des qualités différentielles et l'on ne peut que classer selon les équivalences qualitatives de plus en plus générales, ou sérier selon les différences qualitatives; ou bien l'on fait abstraction des qualités différentielles, et l'on ne peut alors classer et sérier à la fois, car, si l'on ne série pas il n'y a plus d'éléments distincts, et si l'on ne les classe pas, ils ne peuvent plus être réunis en tant qu'équivalent: or classer et sérier à la fois, c'est précisément dénombrer. I.E.G., Vol. I, p. 103

Nombres naturels
On appelle nombres naturels les nombres entiers dont le système a été découvert par la plupart des sociétés humaines et formulés dans la plupart des langages. Chez l'enfant le nombre naturel n'est pas simplement transmis par le langage et l'éducation adulte mais donne lieu a une construction spontanée (…). Il existe donc un nombre «naturel» au sens de construit avant toute mathématique scientifique, même intuitive, et a fortiori avant toute axiomatisation. L.C.S., p. 394
(…) on appelle, en effet, «nombres naturels» les nombres entiers positifs accessibles à la connaissance spontanée du sujet, et cette connaissance paraît sur un tel point constituer un départ préscientifique valable pour une construction proprement arithmétiques (…) les nombres naturels (…) relèvent de structures opératoires solides, dont dispose le sujet après les avoir construites, et c'est à ces structures qu'on se fie en réalité lorsque l'on retient l'idée de «nombres naturels» (…) L.C.S., p. 406

Nombre négatif
(…) plus encore que le nombre positif, le nombre négatif atteste la nature opératoire du nombre: on ne saurait abstraire des objets leur propre exclusion (…). Le nombre négatif apparaît donc comme le modèle de l'abstraction à partir de l'action et non pas de l'objet (…).I.E.G., Vol. I., p.115

Nombre zéro
(..) c’est le nombre zéro qui fournit le prototype à la fois d’une prise de conscience tardive et d’un impossible abstraction à partir de l’objet. C’est, en effet, l’une des grandes découvertes de l’histoire des mathématiques que d’avoir fait du zéro un nombre, car si le zéro logique («aucun») est sans doute aussi ancien que le langage (…) il a fallu vaincre les mêmes difficultés pour prendre conscience du zéro arithmétique que du nombre négatif. I.E.G., Vol. I., p.115

Nombres irrationnels
(…) les nombres irrationnels sont nés de la considération de l’espace et (…) leur introduction est précisément due au besoin de faire correspondre la suite des nombres au continu spatial : ils ne constituent donc pas un produit spontanée des opérations logico-arithmétiques, mais bien le point de soudure entre ces opérations et les opérations infralogiques. R.E.E., p. 536

Nombres fractionnaires et nombres irrationnels
(…) les nombre irrationnels relèvent d’une construction autonome. Ils constituent donc le point de jonction entre les opérations qui, génétiquement, sont issues des deux domaines parallèles de l’infra-logique et du logico-mathématique, et attestent jusque dans cette fonction même l’isomorphisme des constructions numériques et des constructions spatiales.
Bref, comme les nombres fractionnaires, les nombres irrationnels vérifient en réalité à la fois l’indépendance et le parallélisme entre les opérations arithmétiques et géométriques
(…). I.E.G., Vol. I, p 120

Nombre imaginaire ou complexe
Contrairement au cas des nombres entiers positifs et des nombre fractionnaires, dans lequel l’action de réunir ou de diviser semble suggérée par la réalité sensible elle-même, qui imite sans cesse, par ses agrégats ou ses fractionnements, l’opération humaine correspondante, le nombre imaginaire est né sans aucune suggestion due à l’expérience perceptive. (…) le nombre imaginaire a acquis ce rôle d’instrument adaptatif sans aucune connexion apparente avec les circonstances qui ont motivé sa construction. I.E.G. Vol.I, pp. 124-125

Origine du nombre
Quoique expérimental en sa source intuitive, le nombre est donc ajouté aux objets et non point extrait d’eux. Il est tout entier dans le schème d’assimilation opératoire. I.E.G. Vol.I., p. 133.
Dire que le nombre dérive des opérations ou des actions exercées par le sujet sur les objets sans émaner de ceux-ci, c’est (…) permettre de concevoir les différents types de nombres comme le résultat de coordinations progressives en évitant de se donner d’avance le nombre tout fait dans l’esprit ou dans les choses. I.E.G. Vol.I., p. 135.
(…) le nombre ne procède pas d’actions particulières, c’est-à-dire d’un type spécial d’actions parmi d’autres, mais (..) il exprime sous une forme à la fois mentalisée (c’est-à-dire intériorisée) et parvenue à l’état d’équilibre, la coordination même des actions. I.E.G. Vol.I., p. 139.

Construction du nombre
La construction du nombre marque ainsi, au total, le prototype de cette assimilation du réel à l'esprit qu'effectuent toutes les mathématiques et qui consiste à insérer les transformations du réel dans les coordinations des actions, effectives ou possibles, du sujet agissant sur ce réel. I.E.G., Vol. I, p.140.

Évolution de la notion de nombre
(…) l’évolution de la notion de nombre entier passe, comme celle des classes et des relations, d’un niveau essentiellement figural aux niveaux opératoires et les structurations du nombre témoignent longtemps, avant de pouvoir s’en libérer, de limitations analogues à celles des «groupements qualitatifs». E.E.G., Vol. 11 , P.C.N., p. 62.
(…) le nombre ne se construit pas avant les classe et les relations, ni après elles (c’est-à-dire après leur apparition ou après leur structuration en «groupements»), mais tous trois se construisent ensemble, par paliers progressifs et en suivant synchroniquement les mêmes étapes de structuration. E.E.G., Vol. 11 P.C.N., p. 63

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[…] l’histoire nous enseigne que les mots « toujours » ou « jamais » sont à exclure du vocabulaire de l’épistémologie génétique.