Fondation Jean Piaget

Les caractéristiques de l'espace perçu


Dans l’étude sur le développement de l’espace lié aux activités sensori-motrices et à leurs prolongements représentatifs (JP37, chap. 3), la notion clé qui permet d’interpréter les comportements de l’enfant est celle de "groupe". Piaget y concilie la thèse épistémologique de Poincaré sur l’espace avec les observations faites sur ses trois enfants, Jacqueline, Lucienne et Laurent:

La notion de groupe, que Poincaré considérait comme l’unique apriori supportant les connaissances ou les conduites spatiales telles qu’elles se manifestent chez l’être humain, est, en tant que notion agissante (non théorisée), le résultat d’une lente construction qui (1) part des groupes pratiques, échappant totalement à la conscience de l’enfant (groupe pratique), pour (2) résulter d’abord en des groupes subjectifs, qui font sens pour l’enfant mais qu’il n’appréhende que sur ses propres actions (groupe subjectif), puis (3) en des groupes objectifs. Ces derniers sont au début des groupes incomplets en ce qu’ils ne portent que sur les propriétés, les relations et les déplacements perçus; ils ne deviennent (mathématiquement) complets et stables que dans la mesure où sont pris en considération les propriétés, les relations et les déplacements non perçus des objets extérieurs (groupe objectif).

Ultérieurement, Piaget, dans ses travaux avec Inhelder sur la construction de la représentation de l’espace chez l’enfant (JP48a), ne manque pas de résumer dans le premier chapitre de cet ouvrage les résultats des recherches sur le développement sensori-moteur, mais en insistant alors sur les propriétés topologiques, projectives ou métriques (fig. 62) des formes visuelles auxquelles peut être sensible le bébé.

Les deux premiers stades de l’espace perçu

Lors des deux premiers stades de la genèse de la perception spatiale, en l’absence de groupes subjectifs ou objectifs de relations, le bébé ne saurait accorder d’importance à la constance des formes. Il est pourtant déjà sensible aux rapports de voisinage, de proximité ou encore d’entourage entre les composantes d’une scène visuelle.

D’autres caractéristiques "topologiques", mentionnées par Piaget et Inhelder, sont la séparation ou au contraire la continuité des différentes parties d’une telle scène, leurs rapports de succession, et plus généralement l’ordre interne entre les éléments d’une figure.

S’il y a bien une reconnaissance des tableaux sensoriels visuels dès les premières semaines de la vie, cette reconnaissance ne repose sur des caractéristiques ni euclidiennes (distance précise entre parties, etc.) ni projectives (basées sur la constance de la forme ou de la grandeur d’un objet à travers ses changements de position par rapport à l’enfant), mais sur des caractéristiques topologiques, à moins que n’intervienne un apprentissage élémentaire guidé de l’extérieur.

La figure perçue est alors «comparable à ces structures déformables et élastiques qu’envisage la topologie et la ressemblance de la figure avec elle-même est alors assimilable à une sorte d’"homéomorphie", c’est-à-dire de simple correspondance topologique bi-univoque et bi-continue, mais naturellement toute intuitive et sans aucune opération exacte, puisqu’il s’agit de pures perceptions» (JP48a, p. 21).

Du point de vue fonctionnel, le bébé semble ainsi vivre dans un monde visuel qui s’apparente à l’univers pictural des toiles de Dali. Ce qui ne signifie pas que l’enfant voit le monde comme déformé, mais seulement que, sauf "dressage", les déformations introduite dans les "objets" (par exemple par un jeu de miroirs déformants) ne sont pas prises en compte par le système cognitif de l’enfant, ou encore que des schématisations de scènes visuelles telles que celles d’un visage ne sont pas distinguées de la scène schématisée.

Les troisième et quatrième stades

Du point de vue, toujours, de la perception de l’espace, les stades trois et quatre de la naissance de l’intelligence se caractérisent par la pertinence que prennent la constance de la forme et la constance de la grandeur d’un objet à travers ses changements de position (la forme de l’objet n’est plus confondue avec sa forme apparente; un cercle incliné reste un cercle).

On voit ici que, pour Piaget, dans la mesure où interviennent des traits proprement euclidiens, la perception des bonnes formes – objet d’étude de la "Gestaltpsychologie" – dépend du développement de l’intelligence sensori-motrice et de la construction de l’espace qui lui est liée. La raison en est que la capacité de saisir des formes constantes dépend elle-même des coordinations sensori-motrices et du type de coordination des schèmes propres à l’enfant du troisième et du quatrième stades (notamment des expériences de coordination de la vision et de la préhension).

Les stades cinq et six

Enfin, en ce qui concerne les deux derniers stades, le résumé de Piaget reflète cette fois fidèlement la description de 1937.

Contrairement aux interprétations très systématiques et beaucoup plus riches et précises exposées dans l’ouvrage sur la construction du réel, celles de 1948 sont très sommaires, et en particulier elles ne traitent pas la question du statut à accorder au fait que le bébé n’est initialement sensible qu’aux rapports topologiques entre les parties d’une scène visuelle (ces rapports ont-ils une signification seulement du point de vue des capacités perceptives héritées, ou font-ils sens pour le sujet?). Mais elles ont l’intérêt de désigner un champ de recherche encore peu exploré aujourd’hui.

Haut de page







[…] nous observons un parallélisme frappant entre le comportement de l’enfant sur le plan physique et son comportement sur le plan social : dans les deux cas, la diminution de l’égocentrisme s’explique, non pas par l’addition de connaissances ou de sentiments nouveaux, mais par une transformation de point de vue telle que le sujet, sans abandonner son point de vue initial, le situe simplement parmi l’ensemble des autres possibles.

J. Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, 1923, 3e éd. 1948, p. 74