Fondation Jean Piaget

L'épistémologie constructiviste de Piaget

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L’épistémologie piagétienne se définit comme une épistémologie constructiviste puisqu’elle considère le sujet et l’objet sous l’angle de leur élaboration continue. Elle envisage en effet la genèse du sujet à partir de l’objet, dans la mesure où le sujet connaissant plonge ses racines dans l’organisme biologique qui en est la source, et la genèse de l’objet à partir du sujet, dans la mesure où tout rapport avec l’objet est nécessairement médiatisé par les actions que le sujet exerce sur lui. Réintégrant le sujet dans la réalité physique qu’il cherche à comprendre et à expliquer, la perspective piagétienne rétablit donc la continuité sujet- objet sous la forme d’une construction continuelle liée à leur interaction.

L’interactionnisme reflète l’interdépendance du sujet et de l’objet, à tous les niveaux. Il se rattache plus particulièrement à la notion d’adaptation, définie comme un équilibre entre l’assimilation et l’accommodation. En effet, le sujet ne connaît l’objet que par l’intermédiaire des actions qu’il exerce sur lui, mais inversement il ne prend conscience de ses propres actions qu’à travers leurs résultats sur l’objet. Le constructivisme traduit l’élaboration solidaire du cadre et de son contenu, de la structure organisante et de la matière organisée. Il correspond au double mouvement d’intériorisation et d’extériorisation caractérisant l’évolution des connaissances, elle-même liée à la différenciation progressive du sujet et de l’objet au sein de leur interaction primitive et à leur coordination toujours plus grande, laquelle suppose une décentration. Il se rattache plus particulièrement à la notion d’organisation. La complémentarité de l’adaptation et de l’organisation, de l’interaction et de la construction, exprime l’idée d’une continuité fonctionnelle, assurant la liaison entre des structures par ailleurs hétérogènes. En effet, si les structures élaborées par la pensée scientifique ne sont pas réductibles aux structures cognitives élaborées par la pensée naturelle, pas plus que les structures cognitives ne sont réductibles aux structures de l’organisme biologique, il n’en demeure pas moins qu’elles procèdent les unes des autres selon un processus de construction continuelle reposant sur la continuité fonctionnelle des processus d’adaptation biologique et cognitive. C’est pourquoi l’un des principaux problèmes d’une épistémologie constructiviste consiste, pour Piaget, à rendre compte de la formation de structures et de contenus de connaissances qui apparaissent à la fois comme non prédéterminés ou préformés, en tant que nouveaux, mais nécessaires, dans la mesure où ils résultent d’un processus constructif reliant les uns aux autres les différents niveaux d’évolution et de structuration. C’est d’ailleurs à cette synthèse entre la continuité et la nouveauté que se réfère la théorie de l’équilibration. Cette dernière consiste précisément à rendre compte des processus assurant l’intégration des connaissances et des niveaux de structurations antérieurs dans des connaissances et des structures nouvelles qui les englobent tout en les dépassant.

Un des aspects qui différencie l’épistémologie constructiviste des épistémologies traditionnelles, c’est qu’il n’y a pas de dichotomie entre le sujet et l’objet, le rationnel et le réel, ceux-ci étant situés sur les mêmes plans successifs au fur et à mesure des changements d’échelle spatiale ou des déroulements génétiques ou historiques. Il n’y a donc pas de frontière fixe et immuable entre le sujet et les objets, le sujet se situant dans le prolongement de l’organisme biologique et se prolongeant lui-même dans les outils, instruments ou appareils qu’il élabore, notamment par sa logique et ses mathématiques. Celles-ci correspondent aux structures progressivement construites à partir de la coordination des actions du sujet et dont les sources remontent jusqu’aux coordinations nerveuses et organiques. Le constructivisme, tout comme la dialectique dont il procède, se doit donc d’être totalisant, c’est-à-dire de tenir compte de l’ensemble des disciplines et des modes d’action qui les caractérisent.

L’une des idées essentielle de tout constructivisme est que pour assurer la cohérence des théories, il faut construire au-dessus d’elles des théories plus fortes qui s’appuieront à leur tour sur les précédentes. La signification générale du constructivisme est donc que s’il y a possibilité de construction sans fin, il y a également nécessité de régression sans fin. Dans l’hypothèse piagétienne, selon laquelle les structures logico-mathématiques procèdent par abstraction réfléchissante à partir des structures opératoires de la pensée naturelle, qui sont elles-mêmes issues des coordinations les plus générales de l’action, on s’engage dans une régression conduisant à rejoindre la réalité biophysique à l’intérieur même du sujet connaissant. Autrement dit, on est amené à relier les structures logico-mathématiques de la pensée au mode d’organisation de la vie elle-même. La première étape de cette régression consiste à mettre en relation les structures de la pensée scientifique, que révèle la sociogenèse des connaissances, avec les opérations logico-mathématiques de la pensée naturelle, que met en évidence la psychogenèse. La genèse de la logique et des mathématiques apparaît alors comme le résultat d’une suite d’abstractions réfléchissantes à partir des structures plus pauvres de la pensée naturelle. La seconde étape consiste à mettre en relation les structures de la pensée naturelle avec les structures sensori-motrices, c’est-à-dire les coordinations les plus générales de l’action. Les structure logico-mathématiques de la pensée naturelle apparaissent ainsi comme le produit d’une abstraction réfléchissante à partir des coordinations générale de l’action, conduisant à la formation d’actions intériorises et réversibles que sont les opérations. La troisième étape est celle de la mise en relation de ces structures sensori-motrices avec celles du système nerveux. Elle conduit à établir un ensemble d’isomorphismes entre les structures organiques et les structures cognitives sous la forme de filiations par différenciations ou néo-constructions, ou de parentés collatérales à partir d’une origine commune. C’est ainsi que les modèles cybernétiques, par exemple, montrent la liaison entre les opérations élémentaires de l’action et les mécanismes autorégulateurs matériels. La quatrième étape consiste en la mise en relation des structures nerveuses avec celles de la morphogenèse organique. Enfin, la cinquième étape est celle de la mise en relation des structures morphogénétiques avec la biophysique entière. Dans une telle perspective, l’organisation vivante est à la base de l’organisation des connaissances, et c’est en vertu d’une source commune et non d’une harmonie préétablie que se trouverait garanti l’accord des structures de la pensée avec la réalité à connaître. Ces structures étant reliées au mode d’organisation de la vie en général, elles supposent en effet une relation avec les structures physiques, qui sont englobées dans la constitution de l’organisme.

Construction et régression sont donc intimement liées pour Piaget et c’est cette complémentarité des processus réflexifs, à l’origine des constructions, et des processus rétroactifs, à l’origine de la régression, qui rend compte simultanément de la continuité et de la nouveauté. En effet, chaque construction nouvelle, tout en s’appuyant sur les éléments qui la précèdent, les restructure rétroactivement grâce à la réflexion en même temps qu’elle les englobe dans une structure nouvelle, donnant ainsi lieu à un double progrès en extension et en compréhension. Le progrès en extension correspond à la conquête de nouveaux faits ou champs d’expérience et le progrès en compréhension correspond à une refonte des principes ou une réorganisation des acquis antérieurs. L’accroissement des connaissances ne constitue donc pas un processus simplement additif, puisque la dialectique des constructions propres aux divers types de savoir comprend quatre aspects : d’abord une double mouvement d’intériorisation et d’extériorisation, puis à l’intérieur de chacun d’eux, un double processus réflexif de rétroaction et constructif de progression.

Ces constructions attestent pour Piaget d’oppositions à dépasser et d’obstacles intérieurs ou extérieurs à surmonter. Ces obstacles ou oppositions tiennent bien sûr aux résistances du réel, mais ils résultent aussi d’une centration, c’est-à-dire d’un défaut de coordination interne des structures opératoires destinées à les résoudre. D’où les décentrations et les coordinations nécessaires à la formation de nouveaux instruments, impliquant la mise en relation des schèmes nouveaux avec les schèmes antérieurement constitués. Abstraction, généralisation constructive, différenciation et coordination apparaissent ainsi comme les processus fondamentaux de la construction de connaissances nouvelles. Ces constructions résultent d’une équilibration majorante correspondant à une marche vers des formes d’équilibre de plus en plus stables, mobiles et permanentes. L’équilibre d’une connaissance se manifeste à la fois par une intégration des connaissances antérieures dans les connaissances nouvelles et par un enrichissement des premières, lié à cette intégration même. Il prend ainsi appui sur la solidarité des constructions nouvelles et des réflexions rétractives, qui traduit la nécessité pour toute connaissance nouvelle de conserver les acquis antérieures en réalisant la meilleure forme de coordination entre le maximum d’acquis et les transformations ultérieures. Puisque toute connaissance part toujours de quelque chose, la solidité d’une construction intellectuelle sera donc corrélative de sa capacité de mise en relation entre les éléments anciens qu’elle utilise et les éléments nouveaux qu’elle apporte. Piaget distingue, à cet égard, plusieurs formes de relations possibles entre les connaissances nouvelles et les connaissances antérieures : la simple conservation de l’acquis, des modifications profondes et un remaniement général. L’accroissement d’équilibre consiste en un passage de l’irréversibilité à la réversibilité, cette dernière permettant de passer du cas particulier au cas général nouvellement découvert et réciproquement, grâce à un système de transformations opératoires. Les processus de construction et de réflexion constituent donc l’équivalent, au plan de l’évolution cognitive, des processus de différenciation et d’intégration, intervenant en tout développement biologique.

Le constructivisme génétique vise ainsi à rendre compte du caractère à la fois non prédéterminé, mais nécessaire des opérations qui se constituent progressivement. Il conduit à faire la part, au sein des processus évolutifs, entre la prédétermination, le hasard et la construction dirigée. Dans toute construction, il y a à la fois continuité, c’est-à-dire filiation de l’ancien et du nouveau, et nouveauté, c’est-à-dire irréductibilité du nouveau à l’ancien. Il s’agit donc de chercher à comprendre comment de nouvelles structures, tout en empruntant des éléments aux structures antérieures, apparaissent néanmoins comme nouvelles. La raison en est simple : les structures anciennes donnent lieu à un remaniement réflexif, du fait même de leur intégration dans des structures nouvelles. C’est la raison pour laquelle progression et rétroaction sont toujours intimement liées.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Épistémologie constructiviste
(...) le propre d'une épistémologie constructiviste qui relie la connaissance à l'action est (...) de situer sur les mêmes plans multiples le sujet et l'objet, leur séparations n'étant que de méthode et pour ainsi dire provisoires. L.C.S., p. 1265.
En effet, le sujet étant un système d'actions et de coordinations qui les relient, les premières orientées vers une objectivation croissante et les secondes fournissant le départ de structures progressivement intériorisées, il ne suffit pas, pour atteindre les relations entre l'objet, que tendent à intégrer les actions, et les structures, issues par abstraction des coordinations, de considérer la situation à un niveau particulier du développement psychologique ou de l'histoire des sciences: il faut remonter aux sources et comparer entre elles les étapes du devenir. L.C.S., p. 1265.

Constructivisme
Le propre du constructivisme est, (…), en réconciliant le réel et l’intelligence du sujet, de leur conférer un statut commun conforme à ce que nous apprend l’expérience : que tous deux produisent sans cesse des nouveautés, le premier par le déroulement temporel de sa causalité et la seconde par le jeu des abstractions réfléchissantes conduisant à de continuelles réorganisations opératoires, c’est-à-dire une superposition indéfinie d’opérations effectuées sur d’autres opérations. Et comme ces deux sortes de constructions débutent dès l’action et tirent leurs racines de la vie même de l’organisme il n’est pas si étonnant qu’elles s’accordent de plus en plus l’une avec l’autre au cours du développement de la pensée scientifique. E.E.G, Vol. 25, p. 208.

Constructivisme génétique
Le processus génétique est donc simultanément constructif et réflexif, et le facteur réflexif est en partie constructif de même que le facteur constructif est lui-même en partie réflexif: la réflexion enrichit rétroactivement l’élément antérieur à la lumière de ses relations avec l’élément ultérieur, tandis que la construction l’incorpore effectivement au sein d’une composition nouvelle. Les deux problèmes corrélatifs qui se posent donc à propos de tout processus génétique, envisagé sous l’angle de l’activité du sujet, sont celui du choix de l’élément antérieur en vue de son utilisation nouvelle, et celui du mode de composition qui parvient à l’enrichir tout en l’utilisant au sein de la construction nouvelle. Ces deux problèmes correspondent à ce que sont, dans les solutions empiristes (pour lesquelles toute construction est d’obliger d’extraire ses matériaux de la réalité extérieure), les questions de l’abstraction et de la généralisation. (…) Dans le cas d’une genèse vraie, c’est-à-dire à la fois constructive et réflexive parce que fondée sur l’activité du sujet, les deux pôles du processus génétique sont par contre une abstraction à partir de l’action (et non plus de l’objet) et une généralisation par composition opératoire : c’est précisément le cas de la genèse des structures logico-mathématiques. IEG.III, p. 300-301

Complémentarité de la réflexion et de la construction
(…) la réflexion est solidaire de la construction et (…) la construction elle-même comporte un aspect réflexif prolongeant l’abstraction (…) Chaque construction nouvelle, en s’appuyant sur les éléments qui la précèdent les structure donc rétroactivement grâce à la réflexion, en même temps qu’elle les englobe dans une nouvelle structure. On comprend alors l’illusion selon laquelle rien ne paraît nouveau, provenant du fait que l’on subordonne la construction à la réflexion, ou l’illusion contraire selon laquelle tout est toujours nouveau, lorsque l’on subordonne le processus réflexif à la seule construction. I.E.G.III, p. 303-304

Constructivisme relationnel ou dialectique
(…) le constructivisme relationnel ou dialectique par sa double préoccupation de la totalisation et de la formation historique est naturellement conduit à faire la synthèse entre les considérations de structure et de genèse. L.C.S., p. 1238.

Signification du constructivisme
La signification évidente du constructivisme ainsi décrit est que, s’il y a possibilité de construction dans fin (…), il y a, d’autre part, nécessité de régression sans fin. Cette régression, qui assure la rigueur, est naturellement finie du point de vue logique, puisque le logicien s’arrête techniquement en posant ses axiomes. Mais elle est sans fin épistémologiquement, car les coordinations «initiales» ne le sont jamais que relativement à notre analyse. LCS., p. 577

Dialectique propre à la construction du savoir
Objectivation et intériorisation, d'une part, progression et rétroaction, d'autre part, tel est donc le quadruple aspect des constructions propres aux divers types du savoir. Elles ne se distribuent ainsi jamais sur un plan uniforme qui serait celui d'un accroissement additif de connaissances ou d'un déroulement linéaire des déductions, mais elles attestent la présence de continuelles opposition à dépasser et de perpétuels obstacles, extérieurs ou intérieurs, à surmonter. Ces obstacles et ces oppositions tiennent, bien sûr, aux résistances du réel,. Mais ils tiennent tout autant au fait que, si tout problème nouveau provoque l'apparition d'une nouvelle variété d'actions expérimentales matérielles ou de structures opératoires internes destinées à les résoudre, ces nouvelles actions extérieures ou intérieures commencent par demeurer centrées sur la lacune à combler et sur les perspectives qui s'y rattachent: le progrès n'est alors possible que par une décentration levant les oppositions créées par la centration initiale. Décentration et coordination, tels sont donc les deux aspects de toute construction authentique féconde et généralisable, mais ce sont là les manifestations de synthèses difficiles, dont les victoires ne portent donc pas seulement sur les obstacles extérieurs à franchir mais tout autant sur les oppositions nées de la multitude des centrations déformantes possibles, qui réapparaissent sur de nouveaux plans lors de chaque conquête partielle. L.C.S., p. 1264

Structuralisme génétique ou constructif
(…) non seulement la nature assimilatrice de la connaissance contredit naturellement tout empirisme, puisqu’elle remplace le concept d’une connaissance-copie par la notion d’une continuelle structuration, mais encore elle s’oppose à tout apriorisme, car si la plupart des formes biologiques de l’assimilation sont héréditaires, le propre des assimilations cognitives est de construire sans cesse de nouveaux schèmes en fonction des précédents ou d’accommoder les anciens. Le caractère assimilateur de toute connaissance impose donc une épistémologie constructiviste, au sens d’un structuralisme génétique ou constructif, puisque assimiler revient à structurer. P. H. S., p. 298.

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[…] les notions mathématiques commencent par être indifférenciées des notions physiques […]. Il en résulte que les notions mathématiques procèdent d’une abstraction à partir de l’action, abstraction due à une prise de conscience progressive des coordinations comme telles et que provoque la différenciation croissante entre elles et les actions physiques particulières qu’elles coordonnent. Réciproquement, nous voyons […] cette même différenciation aboutir à dissocier graduellement les notions physiques de vitesse et de temps des coordinations spatiales qui les dominent d’abord avec excès et de façon déformante, puis les coordonnent simplement dans la suite.