Fondation Jean Piaget

Le système de philosophie

Introduction
Les deux lois d’équilibre des organisations vivantes
Une explication des formes bio-psycho-sociales
Un système de philosophie précurseur du constructivisme


Introduction

Dès le fin 1916 il semble que Piaget ait retrouvé le calme nécessaire à la progression ordonnée de sa pensée. C’est alors qu’il entreprend avec succès de rédiger la synthèse des idées acquises depuis que la rencontre avec "L’évolution créatrice" de Bergson l’a précipité dans le tourbillon de la philosophie. Le résultat de cette synthèse, "Recherche", sera publié en 1918.

En plus de retracer les années intellectuellement et moralement un peu tumultueuses vécues par son auteur, ce roman autobiographique et philosophique, contient essentiellement deux parties. L’une sert à exposer une nouvelle solution au problème des rapports entre science et religion; l’autre expose une théorie générale des organisations biologiques englobant aussi bien les formes psychologiques et sociales, que les formes biologiques entendues au sens étroit du terme.

Foi religieuse et science

Le souhait, né de la découverte de la philosophie bergsonienne, de résoudre au moyen de la science des questions telles que celle de l’évolution des idées, voire de l’origine des normes intellectuelles et morales, a entraîné chez l’adolescent cette profonde crise religieuse dont "La mission de l’idée" constituait la manifestation la plus visible (JP15). Tout en réfléchissant aux façons de sortir du dilemme dans lequel le plongeait le problème renouvelé des rapports entre science et religion, Piaget a cherché une solution possible aussi bien du côté des professions de foi des différentes églises, que du côté des sciences et des systèmes de philosophie positive. C’est l’aboutissement de ce parcours qui est raconté dans "Recherche" (JP18).

Ce qui permet à l’auteur de résoudre le problème des rapports entre science et religion, et donc de sortir de la crise traversée en 1915, c’est la prise de conscience que ces deux domaines de la pensée humaine ne sont pas sur le même plan. L’un concerne la connaissance, l’autre la foi. Seule la possibilité pour la science ou pour la philosophie de connaître la réalité absolue pourrait entraîner un conflit entre ces deux termes. Mais l’analyse de différentes sciences et de différentes philosophies positives, ainsi probablement que l’enseignement de Reymond, ont tôt fait de convaincre Piaget des limites rencontrées par l’esprit humain dans son effort de connaître la réalité ultime des choses.

Le tort de savants tels que le Dantec est de croire que la science peut connaître la réalité ultime. Dès lors que cette croyance est jugée illusoire, la religion, qui, comme Sabatier l’avait bien vu, naît de la tension entre le réel et l’idéal, a sa place dans la vie de l’homme. Il reste à préciser laquelle.

Ayant pris connaissance des différentes professions de foi, l’auteur juge qu’aucune n’apporte de solution à son problème dans la mesure où les différentes églises craignent «la foi toute nue» qu’elles entourent «d’hypothèses gratuites sur le fond de la réalité» (in JJD84, p. 407). La véritable foi à laquelle Piaget se résout finalement est celle qui se contente d’affirmer la valeur de la vie. «On ne vit pas sans affirmer une valeur absolue qui donne un sens à la vie», précisera Piaget dans une lettre à Romain Rolland, datée du 4 août 1917 et envoyée de Leysin (doc. 16).

Mais un fois affirmée la foi en la vie, la science peut intervenir en indiquant dans quel sens tend celle-ci, quelles sont les lois les plus profondes auxquelles elle obéit. Bien sûr les réponses de la science sont toutes provisoires, jamais définitives. Mais dans la mesure où, par acte de foi, on prend parti pour la vie, alors il devient possible de se tourner vers la science pour obtenir des connaissances susceptibles de guider l’action.

Le choix de la science

Toute la suite de l’oeuvre trouve sa justification dans le choix que fait Piaget vers 1916-17 de vivre et de consacrer sa vie à cette science qui seule lui paraît capable d’apporter les éléments d’information permettant d’agir conformément à la loi suprême que lui laisse entrevoir alors la connaissance du vivant. Celle-ci apparaît à travers la conception, certes largement spéculative, des organisations biologiques, psychologiques (y compris morales et intellectuelles) et sociales exposée dans la seconde partie de "Recherche" (JP18).

Résultat d’une synthèse entre les multiples thèses glanées auprès des philosophes et des savants, cette conception constitue manifestement la base à partir de laquelle sera bâtie toute l’oeuvre adulte. Le fait qu’elle soit liée à un intense besoin de résoudre le problème du sens de la vie explique la force et la ténacité avec lesquelles cette oeuvre a été édifiée, ainsi que sa profonde unité.

Un point de départ: les notions d’espèce et d’organisation

Si l’on en croit l’autobiographie, le point de départ de ce qui n’est encore que philosophie semble avoir été une réflexion sur la notion d’espèce. Lors de ses travaux en malacologie, l’auteur avait momentanément adopté une conception nominaliste de celle-ci: les délimitations entre les espèces seraient toutes conventionnelles, posées pour les seuls besoins de l’activité de classification. Le passage du point de vue de l’histoire naturelle à celui de la biologie a certainement contribué au rejet du nominalisme en mettant au premier plan les notions d’organisme, d’équilibre interne, etc.

Mais c’est à l’occasion d’une leçon de Reymond sur le "réalisme et le nominalisme" que Piaget a eu l’intuition qu’à tous les niveaux (cellule, organisme, espèce, concept, etc.) le problème est le même, «celui des relations entre la partie et le tout» (JP76a, p. 6): «De la conception de l’espèce d’où il était parti, il était arrivé à voir dans toute unité vivante, puis dans tout individu, une organisation, c’est-à-dire un équilibre entre des qualités d’ensemble et des qualités partielles», écrira-t-il dans "Recherche" (in JJD84, p. 413).

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Les deux lois d’équilibre des organisations vivantes

La conception de l’organisation développée en 1916-1917 porte sur deux points qui annoncent ou préparent les thèses adoptées dans la suite de l’oeuvre : le caractère spécial des totalités vivantes, et spécialement des totalités psychologiques, et les lois générales auxquelles obéit toute organisation biologique.

En affirmant que l’organisation est l’objet premier de toutes les disciplines qui ont affaire au vivant, et donc aussi de la théorie de la connaissance ou de la sociologie, et en postulant que tout est affaire d’équilibre entre la qualité d’ensemble et les qualités partielles de chaque organisation, Piaget est proche du courant de la psychologie de la "Gestalt", dont il ignore cependant tout.

Cette intuition d’une totalité qui n’est pas une simple juxtaposition de ses parties, il l’a d’abord acquise auprès de Bergson, qui lui aussi insistait sur l’irréductibilité du tout à ses composants et sur l’importance des qualités. Mais, contrairement à Bergson, Piaget veut établir une conception qui ne soit pas d’orientation contraire à la science et qui inscrive le biologique dans le prolongement du physique (il a déjà alors une première idée de l’existence du cercle des sciences). C’est pourquoi il conçoit que, comme pour la physique, la notion d’équilibre est cruciale, à la différence près que dans les sciences des organisations, il porte sur les qualités et non pas sur les quantités.

Equilibre physique et équilibre psychologique

Voilà alors comment, reprenant à son compte l’hypothèse d’un parallélisme psychophysique, il considère à cette étape la relation entre le physique et le conscient: un mouvement matériel (un rythme physico-chimique, une vibration) se traduit dans la conscience par une qualité originale. La superposition de deux mouvements produit une nouvelle vibration que la physique sait calculer. Mais cette superposition produit du point de vue psychologique une qualité nouvelle, dont on ne peut dire qu’elle résulte des deux premières.

Une fois "résolue", grâce à l’hypothèse du parallélisme, la difficile question des rapports entre la matière et la conscience, l’auteur peut aller de l’avant dans la présentation d’une théorie générale des organisations qui part du physique pour aboutir aux normes supérieures de l’esprit.

L’auteur commence à accorder à des biologistes matérialistes tels que le Dantec que, même s’ils se doublent à un certain moment d’équilibres entre qualités, les équilibres physiques sont à la base «de tous les phénomènes de la vie» (JJD84, p. 415). Cela étant, il emprunte ensuite au biologiste français sa thèse de l’assimilation pour distinguer les équilibres biologiques des équilibres purement physique: contrairement à la matière brute, l’être vivant «assimile, c’est-à-dire reproduit, par le fait même qu’il vit, de la substance identique à elle-même» (id.). Il y a là une deuxième raison, en plus des caractéristiques propres à l’équilibre entre qualités, de distinguer la science du vivant de celle de l’inerte ().

L’équilibre idéal et l’équilibre réel

Quelles sont alors les lois les plus générales auxquelles obéissent les relations entre un tout et ses parties au sein des totalités vivantes? Elles sont au nombre de deux, l’une interne au vivant, l’autre découlant de ses relations avec le monde extérieur. Plus précisément Piaget distingue deux types d’équilibre: l’équilibre idéal et l’équilibre réel.

Dans le premier, il y a conservation mutuelle des parties entre elles, ainsi qu’entre chaque partie et la totalité (en plus de leur autoconservation). Un être vivant serait entièrement soumis à la loi de l’équilibre idéal s’il n’était contraint d’interagir avec son milieu. Cette interaction, nécessaire, peut entraîner alors la présence «au sein d’une organisation d’une qualité contraire aux qualités d’ensemble: c’est le milieu qui déséquilibre l’unité» (in JJD84, p. 419). Dans les faits, c’est donc la loi de l’équilibre réel qui s’impose. Cette forme d’équilibre résulte d’un compromis entre l’équilibre idéal, loi interne des organisations vivantes, et les actions déséquilibrantes du milieu.

La thèse centrale du système de philosophie exposé dans "Recherche" peut se résumer par cette formule: «toute organisation réelle est un équilibre instable, mais par le fait même qu’elle est posée, elle tend à un équilibre total qui est l’organisation idéale» (in JJD84, p. 421). Cette thèse posée, son auteur montre, parfois avec un peu de témérité, comment elle peut s’appliquer à différents niveaux des organisations vivantes.

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Une explication des formes bio-psycho-sociales

L’explication la plus téméraire que Piaget tire de sa première théorie des organisations vivantes porte sur le niveau des relations entre une espèce et les organismes qui la composent. Ce qu’il propose ici est une image qui rappelle la façon dont Platon dans le Banquet imaginait les êtres vivants. Toute l’histoire de la vie serait issue de la dislocation en plusieurs parties d’un organisme initial. Cet organisme subsisterait sous la présence d’une première espèce, et ses parties seraient les individus la composant.

On voit par là que Piaget n’hésite pas à emprunter une forme de pensée proche du mythe pour se représenter les débuts de l’évolution (n’oublions pas que la forme du roman adoptée par l’auteur lui permet des affirmations qui échappent complètement aux limites de la science). L’important est, qu’une fois l’évolution lancée, tout tient à cette double action de l’équilibre idéal et de l’équilibre réel, le premier se manifestant dans la stabilité de l’organisation que l’on peut trouver au sein des espèces, le second dans l’existence d’un processus d’adaptation.

Les suggestions portant sur les autres niveaux sont nettement moins imaginaires. En ce qui concerne les phénomènes psychologiques, l’un des exemples les plus intéressants traités par l’auteur est celui de l’amour-passion. Dans la passion amoureuse, l’image de l’être aimé peut hanter l’être aimant au point de le détruire: un partie de la personnalité s’attaque ainsi à tout le reste de la personnalité (en 1916-1917, Piaget a environ vingt ans; faut-il voir dans le choix de cette illustration d’un déséquilibre psychologique l’indice de la présence d’un facteur amoureux dans la période délicate qu’il vient de traverser?).

L’explication des formes et des normes intellectuelles et morales

Qu’en est-il de l’application de ce premier "modèle" de l’équilibre aux questions intellectuelles et morales? Il est intéressant de constater que l’une des suggestions de l’auteur concerne les catégories de l’espace et du temps.

A considérer l’importance prise par Bergson entre 1912 et 1915, on ne sera pas surpris de voir l’auteur de "Recherche" tenter de réinterpréter au moyen de ce modèle la thèse du philosophe français opposant le caractère dispersé de lespace, trace matérielle laissée derrière elle par la conscience créatrice, au caractère rassemblé d’une durée recueillant en elle le passé et préparant le futur. Pour Piaget, l’espace, c’est l’organisation «en tant que se distendant», et le temps, l’organisation qui ne peut «prendre conscience de rien, sinon en se faisant, c’est-à-dire en posant la durée» (in JJD84, p. 430). Mais sur le même sujet, la considération de l’équilibre idéal permet à lauteur de retrouver Platon sous Bergson, car « toute durée est une marche à l’équilibre, c’est-à-dire à l’intemporel, à l’éternel» (id).

On devine sans peine quelle peut être l’explication que Piaget donne des normes intellectuelles et morales. Elles sont l’expression du principe de l’équilibre idéal.

Mais mentionnons plutôt ce qui est une exception dans l’oeuvre de Piaget, une tentative de rendre compte de la pensée artistique: «Lorsqu’un groupe de sensations viennent s’offrir à un cerveau, elles s’équilibrent en un complexe qui peut revêtir diverses formes, surtout quand il se cristallise autour de l’image d’un individu précis. Lorsque ces complexes reflètent simplement le réel, ils restent ce qu’est le réel et déséquilibrent ou équilibrent l’organisation dont ils font partie. Mais si ces complexes, par un choix opéré dans le réel ou lors du travail de l’imagination artistique, sont équilibrés sur le premier type [l’équilibre idéal], ils deviennent esthétiques» (id., p. 431). C’est là une thèse proche de celle formulée par Kant (dans sa "Critique du jugement"), sauf que son jeune émule l’affirme du point de vue d’une biologie généralisée et non plus de celui de la philosophie critique.

L’explication des croyances religieuses

Piaget achève alors son examen de la pensée en montrant comment les métaphysiques et les religions s’expliquent par l’action des deux principes. En particulier, l’équilibre idéal s’exprimerait sur le plan religieux par l’affirmation d’un «être parfait à la fois immanent et transcendant au monde» (in JJD84, p. 433). Et c’est la notion de ce «Dieu unique, l’être parfait qui, à travers Aristote et les Alexandrins a inspiré la métaphysique chrétienne» (id.). Il suffit dès lors d’abandonner tout l’édifice métaphysique pour retrouver Dieu au coeur des choses, de l’identifier avec l’équilibre idéal, cette loi qui préside au devenir de la vie.

L’explication des transformations sociales

Reste un dernier domaine, celui des sociétés. Elles aussi sont conçues comme des organismes. Dans ce domaine il faut aussi considérer ce qui est interne à une société, son passé, sa «logique», «qui dépend des idées», ainsi que les facteurs extérieurs à cette société (id. p. 435). Curieusement il n’adopte pas la solution qui verrait dans la guerre la conséquence de ces seuls derniers facteurs. Un «trouble dans les idées» explique pourquoi une société n’a pas la force de surmonter les troubles extérieurs: «A la guerre actuelle correspond un désordre antérieur dans la logique sociale» (id.).

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Un système de philosophie précurseur du constructivisme

Il est évident que si Piaget parvient en un sens à conforter le modèle de l’équilibre exposé dans "Recherche" (JP18) en l’appuyant par un certain nombre d’exemples empruntés à tous les grands domaines des sciences des organisations, d’un autre côté la démarche reste proche de celle d’un Spencer recherchant d’abord dans les sciences de quoi établir une thèse philosophique. Mais le jeune philosophe était tout à fait conscient du caractère préscientifique de ses suggestions qu’il n’a publiées que pour annoncer les grandes directions d’un programme de recherche encore à définir et à réaliser.

Le système de philosophie qui, chez Spencer ou chez Fouillée, est aboutissement, n’est ainsi, pour leur jeune émule, que point de départ de travaux à venir. Mais il est un second aspect de "Recherche" qui permet de contrebalancer le poids un peu massif des spéculations qu’il contient.

On trouve dans cet ouvrage des affirmations qui montrent que Piaget commence à intégrer les découvertes de la philosophie critique et qui annoncent l’épistémologie génétique à venir. Tout en affirmant la possible réalité de l’équilibre idéal, donc de la jonction entre la valeur absolue et une partie, sinon la totalité, du réel, il soutient par ailleurs que les connaissances formulées par la science sont forcément le fait de l’esprit humain. Elles sont donc nécessairement relatives à ce dernier.

Que Piaget ait alors lu attentivement Kant, ce qui est peu probable, ou qu’il en ait pris connaissance à travers certaines de ses lectures ou à travers l’enseignement de Reymond, les thèses kantiennes ne sont pas complètement absentes de "Recherche". D’ailleurs les relations entre une valeur absolue et une réalité absolue, dont on remarquera qu’elle est alors recherchée à l’intérieur de l’organisation vivante, ne sont pas sans annoncer la solution proposée beaucoup plus tard, dans l’introduction à l’épistémologie génétique (JP50): c’est à l’intérieur de l’organisme et non pas dans ses échanges avec le milieu qu’il convient de rechercher la raison ultime de l’accord entre les mathématiques et la réalité physique.

On trouve ainsi pour la première fois dans "Recherche" une sorte de tension entre l’exigence réaliste du savant et la prise de conscience des limites de la connaissance humaine, qui ne cessera plus, semble-t-il, de sous-tendre les études psychologiques et épistémologiques auxquelles l’auteur consacrera l’essentiel de ses activités scientifiques dès le début des années vingt.

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[…] contrairement aux faits de comportement, les faits de conscience ne relèvent pas de la plupart des catégories habituelles applicables à la réalité physique : substance, espace, mouvement, force, etc., et d’une manière générale causalité.