Fondation Jean Piaget

Stade 3: Les opérations formelles et le système des propositions

Le système des propositions
Le système des combinaisons
Le regroupement des deux réversibilités


Le système des propositions

Qu’est-ce qui permet à l’adolescent, confronté au problème de dissociation des facteurs (fig. 35), d’utiliser spontanément la conduite apparemment si simple consistant à neutraliser tous les facteurs, hormis celui dont il veut vérifier l’effet sur la production du phénomène en jeu (en l’occurrence, le fait qu’une tige se plie au point de toucher une surface d’eau)?
    Les enfants de huit ans environ savent dégager les relations en jeu dans l’expérience considérée. Ils organisent au moyen des opérations concrètes les constats fournis par l’expérience.

    L’adolescent, lui, parvient d’un coup à dire que, pour vérifier, par exemple, l’effet de la matière dont est composée une tige sur la flexibilité de celle-ci, il faut prendre des tiges de même longueur et de même section, mais de matière différente, et choisir un même poids que l’on fixera à lextrémité de chacune de ces tiges.
Ce que montre cette affirmation, c’est que le sujet du stade formel tient compte de l’ensemble des effets possibles que peuvent avoir chacun des facteurs en jeu sur la flexibilité des tiges.

Le système des propositions

Platon, il y a plus de deux mille ans, soutenait que le monde des idées était unique et était formé de la participation des idées vraies les unes aux autres, chacune de celle-ci contenant en puissance chacune des autres idées. Dans le cas de l’adolescent, ce n’est plus la totalité des idées vraies qui participe à chacune d’entre elles, mais, plus modestement, l’ensemble des compositions possibles de propositions que l’on peut formuler relativement à une réalité quelconque et qui donne sens à une composition particulière.
    La simple affirmation: "prendre deux tiges de même section, de même longueur, mais de matière différente... pour démontrer l’effet de la matière" n’a de signification que parce qu’elle est reliée à l’ensemble des autres combinaisons de propositions qui peuvent être formulées à propos de la situation considérée.
Le lecteur non familier de la logique des propositions ne doit pas perdre de vue l’essentiel dans l’analyse forcément assez complexe que nécessite l’explication opératoire des réponses pourtant évidentes de l’adolescent:

Quelle que soit la façon dont il est réalisé, ce n’est que parce que la pensée formelle combine spontanément en un système mathématiquement complet la totalité des propositions et de leurs associations possibles, relativement à un phénomène tel que celui de la flexibilité des tiges, qu’elle parvient à isoler l’effet d’un facteur au sein de ce phénomène.

La double intervention du possible au sein de la pensée

Le renversement du réel et du possible, que manifeste ainsi la pensée formelle par rapport à un problème tel que celui de la dissociation, met en évidence le rôle double du possible au sein de cette pensée.
    Dans une expérience dans laquelle les facteurs en question sont clairement connus, l’adolescent en train de réfléchir au problème a certainement à l’esprit la totalité, ou une bonne partie, des effets possibles, ce qui lui permet de neutraliser tous ceux qui ne sont pas l’objet d’une démonstration en cours.

    Mais ce dont il n’a pas conscience, et qui pourtant intervient aussi au sein de son comportement, c’est ce que le psychologue, qui a fait l’apprentissage de la logique et de l’algèbre, peut découvrir lorsqu’il compare ce comportement à celui que donnaient les enfants du niveau concret: le système entier des combinaisons possibles de propositions.
Une seule proposition ou quelques rares propositions sont exprimées par l’adolescent, mais c’est le système tout entier qui donne à l’affirmation de l’adolescent le sens que celui-ci lui prête.

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Le système des combinaisons

A considérer les réponses que les adolescents parviennent à donner au problème de la combinatoire (fig. 36), on voit que celle-ci apparaît sous trois formes.
    (1) celle que le sujet parvient à réaliser par rapport aux différents liquides chimiques qu’il a à disposition.

    (2) celle qu’il parvient à introduire au sein des liquides eux-mêmes (chaque mélange particulier est une combinaison de substances chimiques, et ce sont ces combinaisons elles-mêmes qu’il s’agit de considérer pour comprendre d’où provient, dans la situation considérée, l’apparition ou la disparition de la couleur).

    (3) enfin, la combinatoire propositionnelle, la plus importante, qui seule permet aux deux autres d’être, la première construite (la pensée guide ici l’action), et la seconde reconnue (la pensée donne sens à ce qui est perçu).
L’activité combinatoire

Sous sa première forme, la pensée combinatoire se manifeste dans le fait que l’adolescent procède de la manière la plus systématique qui soit face à un problème comme celui des mélanges chimiques, du moins jusqu’au point où il découvre les combinaisons qui font surgir ou disparaître la couleur jaune:

Il considère d’abord successivement les mélanges possibles de chacun des quatre liquides de base avec un peu de liquide provenant de la bouteille compte-gouttes, puis tous les mélanges possibles de deux liquides, auxquels sont aussi ajoutés un peu de liquide provenant de la bouteille compte-gouttes, puis les mélanges de trois liquides avec le liquide du compte-gouttes, et ainsi de suite.
[P.S.: cette expérience sur la pensée combinatoire a été reprise sous une forme voisine par B. Inhelder et ses collaborateurs (dont Gérald Nœlting) dans le contexte des recherches longitudinales réalisées dans les années 1960 sur le développement opératoire des enfants et des adolescents. L'extrait d'un film réalisé à cette occasion, Alain et la combinaison des liquides (stade III), illustre le type de comportement que l'on peut observer chez un sujet apte à construire l'ensemble des combinaisons possibles].

L’activité combinatoire qui apparaît ici se manifeste de façon plus nette encore dans les purs problèmes de combinatoire qu’Inhelder et Piaget ont utilisés pour étudier la genèse de la notion de hasard chez l’enfant (problèmes dans lesquels il s’agit, par exemple, d’engendrer la totalité des combinaisons possibles de jetons de différentes couleurs).

Les combinaisons chimiques

Quant à la notion des combinaisons chimiques nécessaire pour expliquer l’apparition ou la disparition des couleurs, on en trouve une illustration dans la réponse d’un sujet qui, partant du liquide se trouvant dans la bouteille compte-gouttes, et après avoir vérifié expérimentalement qu’il ne s’agit pas simplement d’eau, affirme:
    «Non, ce n’est pas de l’eau: ça travaille avec (1) et (3) et alors ça devient un liquide jaune» (JP55, p. 108; les chiffres entre parenthèses désignent le liquide en provenance du premier flacon, et le liquide en provenance du troisième flacon).
Les combinaisons propositionnelles

Dans le même temps qu’ils réalisent des combinaisons chimiques, les sujets du troisième stade les expriment au moyen de combinaisons propositionnelles. Par exemple, ils peuvent formuler des énoncés tels que: «Ce (3), joint au (1) et à g (le liquide contenu dans la bouteille compte-gouttes) donne la couleur; (3) tout seul ne fait rien, et (1) tout seul rien non plus». Ce qui, traduit en langage de la logique des propositions, revient à affirmer que «x implique p et q et r» (avec p, q et r exprimant l’énoncé des actions des trois liquides en question, et x, l’énoncé du résultat coloré).

Bien sûr l’adolescent ne produit pas explicitement l’ensemble des conjonctions, implications, exclusions, disjonctions, négations, etc., qui pourraient exprimer l’ensemble des hypothèses concevables au sujet de la totalité des mélanges possibles des quatre liquides de base. Mais la facilité avec laquelle il parvient à trouver les combinaisons pertinentes pour faire apparaître ou disparaître la couleur montre qu’il n’aurait aucune peine à réaliser l’ensemble de toutes les combinaisons possibles, si tel était le problème qu’on lui posait.

D’autre part, et surtout, la façon dont il formule des hypothèses, et les rejette ou les accepte en fonction des résultats des expériences qu’il conduit dans le but de les tester, montre là aussi que c’est bien l’ensemble des seize opérations binaires et de leurs combinaisons qui guident sa démarche.

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Le regroupement des deux réversibilités

Le stade formel a pour particularité fondamentale la réunion en une seule structure des deux formes de réversibilité intervenant au sein des groupements logiques. Voyons comment les adolescents répondent lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes mettant en oeuvre la même structure.

La composition de deux systèmes en mouvement

Soit, par exemple, le problème d’un escargot se déplaçant sur une planche elle-même mobile par rapport à une table sur laquelle elle se trouve.

Si le mouvement du support est clairement visible, l’enfant du stade concret saura décrire approximativement le point d’arrivée du mouvement composé (par rapport au système de référence fourni par la table). Mais si on lui demande une solution précise, il n’y parvient pas, même dans le cas très simple où la planche se déplace en sens contraire et sur une distance différente de celle du déplacement de l’escargot.

Ce qui manque à cet enfant est ce que le comportement de l’adolescent exprime immédiatement: la notion que le déplacement en sens inverse de la planche doit être soustrait du déplacement réalisé par l’escargot par rapport à elle.

Ce qui permet cette anticipation, c’est précisément de pouvoir établir immédiatement la synthèse des deux mouvements avec leurs deux directions possibles en un mouvement total dans lequel chaque déplacement d’un mobile composant peut être augmenté ou diminué par un déplacement soit de lui-même, soit de l’autre mobile.

Le schème de proportionnalité

Ce que montre la solution immédiate trouvée par l’adolescent au problème du déplacement de l’escargot est qu’il sait d’emblée reconnaître, non pas le groupe INRC abstrait, mais son équivalent matériel au sein de la situation problème. Il en va de même pour les problèmes d’équilibre auxquels il sait d’emblée appliquer le schème de la proportionnalité.

Dans le cas de la balance, il n’a aucune peine à supposer l’existence d’une relation de proportionnalité inverse entre le poids des objets suspendus aux bras de la balance et leur distance par rapport au point de jonction des deux bras.
    Ainsi dans le cas d’une balance où les poids et les distances sont présentés sous forme discrète, il découvre très vite la loi de proportionnalité en jeu; et il parvient tout aussi rapidement à savoir à quelle distance il conviendra de déplacer des poids de différentes grandeurs pour annuler des effets contraires, ou au contraire pour faire élever de façon plus ou moins grande l’un des bras par rapport à l’autre.
La loi de proportion qualitative qui résulte de l’assimilation spontanée qu’il fait des "actions" des distances et des poids au schème de la proportionnalité, ou en d’autres termes à un double systme d’opérations contraires intervenant dans une structure unique (l’éloignement peut être compensé par une diminution du poids, etc.), le conduit directement à rechercher la loi de proportion quantitative qui lui donnera la solution à toutes les situations possibles envisageables avec la balance et les poids qu’il a à disposition.
    Si +P est une opération de départ (ajouter un poids), -P sera son inverse, +L, sa corrélative (qui a elle aussi pour effet d’accroître la force de l’objet suspendu sur la balance), et -L sa réciproque.
En bref, les multiples problèmes utilisés par Inhelder et Piaget pour étudier la pensée de l’adolescent montrent tous comment les opérations combinatoires et les quatre opérations du groupe INRC organisent les solutions apportées par cette forme de pensée.

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[…] les opérations spatiales telles que les réunions et partitions, les placements et déplacements, les mesures, etc., […] engendrent l’espace "intuitif" (au sens des mathématiciens), de la même manière que les opérations de classement engendrent les classifications logiques et que l’opération + 1 engendre la suite des nombres entiers.<