Fondation Jean Piaget

Temps et vitesse

Position du problème
Bilan des recherches psychogénétiques
Origine des notions de temps et de vitesse
Deux sources de la connaissance physique


Position du problème

Pour résoudre les problèmes épistémologiques les plus généraux que soulève l’existence de la science physique, Piaget a, entre autres choses, porté une attention particulière à quelques-unes des notions clés de cette discipline et que l’on trouve déjà sur le plan de la pensée commune. Deux concepts, ceux de temps et de vitesse, joueront un rôle particulier en raison de l’analogie qu’ils offrent par rapport aux recherches réalisées sur le terrain de la pensée mathématique.

Piaget s’est certainement très tôt intéressé au problème épistémologique de la notion de temps, de son origine, de sa signification. Mais encore fallait-il pouvoir trouver l’angle d’attaque permettant d’y répondre.

Sur ce terrain, contrairement à ce qui se passait pour les notions mathématiques et géométriques, la philosophie des sciences n’offrait pas de positions très claires. Entre Kant et les mathématiciens kantiens, qui identifiaient le temps à une forme d’intuition pure sur laquelle serait édifiée la mathématique, et Bergson qui identifiait le temps véridique à la durée vécue, il était difficile à Piaget de trouver une question susceptible de guider la recherche psychogénétique.

Physique relativiste et psychologie génétique

Une des rares pistes était celle fournie par la physique relativiste, et c’est en effet grâce à Einstein que Piaget trouvera la voie lui permettant d’insérer l’étude de la notion de temps dans son épistémologie. En soutenant la primauté de la notion de vitesse sur celle de temps, le grand physicien donnait à l’épistémologie génétique du temps sa question première, à la fois simple, féconde et originale: quel est, sur le terrain de la psychogenèse, le rapport entre temps et vitesse, si rapport il y a?

Se poser une telle question avait immédiatement deux conséquences: (1) faciliter la création de problèmes, à poser aux enfants, qui soient susceptibles de fournir de précieux éléments d’information au sujet de la nature épistémologique du temps (et du développement des connaissances temporelles de l’enfant); (2) mais aussi, du même coup, permettre de s’éloigner de l’obsédante question du caractère psychologique ou physique de la notion de temps.

Caractère primitif ou non de la notion de durée

Une fois adoptée la suggestion d’Einstein d’étudier les rapports du temps et de la vitesse chez l’enfant, les hypothèses qui vont guider la recherche sont en partie similaires à celles posées sur le terrain de la genèse du nombre: soit il y a une intuition primitive de la durée, comme le veut la thèse de Bergson, soit la notion de durée n’est pas primitive, mais est la conséquence d’une mise en rapport des notions d’espace et de vitesse.

Or les études sur la notion d’espace révèlent le caractère indépendant de la construction de l’espace par rapport au temps et à la vitesse. Il suffirait dès lors de montrer l’existence d’une notion primitive de vitesse pour qu’une première idée intuitive de durée puisse être conçue comme dérivant d’une mise en relation des notions d’espace et de vitesse.

C’est ce que Piaget va pouvoir constater dans ses recherches sur le développement des notions de temps et de vitesse. Il existe une notion différenciée de vitesse découlant de la simple observation du dépassement d’un mobile par un autre (JP46b). Au contraire, à vitesse constante, le temps est confondu avec l’espace, notion déjà connue de l’enfant, alors qu’à vitesse non constante, le temps ne serait acquis que lorsque l’enfant parvient à mettre en rapport espace et vitesse.

Caractère primitif ou non de la notion d’ordre temporel

Pourtant, de même que l’enfant peut constater qu’une vitesse est plus grande qu’une autre par un simple constat (celui du dépassement), ne pourrait-il pas vérifier de façon très simple l’ordre temporel pouvant se produire entre deux séries d’événements? Il lui suffirait d’observer que tel événement s’est produit avant ou après tel autre pour pouvoir formuler un jugement correct au sujet de leur ordre de production.

Seulement, pour pouvoir comparer l’ordre de production de deux séries d’événements, il faudrait que l’enfant dispose déjà de ce cadre d’assimilation apriori dont Kant avait affirmé qu’il était la condition permettant de juger les rapports temporels entre événements, et l’expérience montre qu’il ne le possède pas forcément.

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Bilan des recherches psychogénétiques

Ce que montrent les faits psychogénétiques, c’est que le jeune enfant (l’enfant préopératoire) ne parvient pas à comparer correctement l’ordre temporel entre des séries distinctes d’événements dans tous les cas où intervient une vitesse différente de production des phénomènes des deux séries.

Dans les cas où la vitesse est la même, le problème est alors que la notion de temps reste indifférenciée de la notion d’espace parcouru ou de travail réalisé. Pour que l’enfant acquière une notion distincte du temps, et donc l’intuition apriori du temps, pour qu’il ait conscience du temps et qu’il ne soit pas seulement plongé dans le temps, il faut qu’il puisse constater qu’un événement s’est produit après un autre, sans confondre le temps avec la trace plus ou moins longue laissée par chaque événement (sans par exemple confondre le temps avec l’espace parcouru ou avec le produit du travail). Or c’est précisément ce que peut lui apporter la notion élémentaire de vitesse-dépassement déjà acquise.

Lorsque l’enfant distingue et compare deux séries d’événements en train de se produire parallèlement, le constat d’une différence entre la vitesse de production des événements de la première série et la vitesse de production des événements de la seconde série lui permet de ne plus identifier le temps avec, par exemple, l’espace parcouru, mais de le construire au contraire en rapportant celui-ci à la vitesse. Parce qu’il tient compte de la vitesse, le sujet peut dire qu’un mobile précédait un second mobile non pas seulement spatialement, mais dans un premier temps, et que dans un second temps il lui succédait. Ce qui revient à dire qu’il série la succession des états temporels, succession dont il n’avait pas une notion distincte jusqu’alors.

Quant à la notion de durée, elle sera simultanément acquise en mettant en rapport chacun des intervalles parcourus ou des travaux réalisés dans le cadre des deux séries comparées d’événements, avec les vitesses avec lesquelles ces intervalles ou ces travaux sont parcourus ou réalisés.

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Origine des notions de temps et de vitesse

Les interprétations des recherches de psychologie génétique au sujet de l’origine de la notion de temps sont des plus délicates, d’autant que les mêmes constatations sont faites, après coup, sur l’acquisition de la notion de durée chez le bébé, qui elle aussi serait liée à l’intuition des vitesses de l’action propre ou de déroulement des événements (JP50b, p. 22-23).

La temporalité, condition apriori irréductible de l’expérience?

On pourrait par exemple se demander si la possibilité d’établir consciemment des rapports entre les divers constats de l’expérience physique n’exige pas une forme au moins affaiblie de ce que Kant appelait la forme apriori du temps. Ou bien on pourrait continuer à admettre, avec Bergson et Fraisse, l’existence d’une intuition psychologique primitive de la durée, ces deux thèses se rejoignant dans la notion de conscience ou de subjectivité transcendantales.

De ce côté là, les débats sont certainement sans fin. Ainsi pourrait-on remarquer que les déductions et les intuitions de Kant et de Bergson sont hautement élaborées et que, même si elles sont vraies, ce ne sont certainement pas elles qui fournissent la base de la construction des notions de temps chez l’enfant.

En faisant abstraction de ces zones particulièrement difficiles d’interprétation des phénomènes psychologiques relatifs au temps, il n’en reste pas moins que les faits découverts par la psychologie génétique montrent que les jugements relatifs à l’ordre temporel et à la durée sont basés sur une coordination des notions et des jugements spatiaux et des jugements sur les rapports de vitesse (vitesses propres aussi bien à des mobiles extérieurs, qu’au déroulement de l’action du sujet).

En d’autres termes, ils montrent que la notion distincte du temps, sinon sa présence, semble bien être la conséquence d’une mise en rapport des notions d’espace et de vitesse, ou encore de travail produit et de vitesse de réalisation de ce travail, cette mise en rapport étant effectuée lors de la comparaison de deux séries d’événements se recouvrant dans le temps.

Une dimension physique irréductible du temps

Si la solution originale, que l’étude des faits psychogénétiques et l’analyse de la déconstruction de la notion commune de temps imposée par la physique relativiste suggèrent à Piaget, est correcte, le temps et la vitesse ont alors ceci de particulièrement intéressant que, comparés à l’espace, ils font intervenir une dimension qui implique forcément, à côté de la coordination générale des actions, une prise en compte de la spécificité d’une action particulière: que tel mouvement est plus rapide que tel autre peut se constater par la lecture de l’expérience fournie par le dépassement du second par le premier.

S’il est vrai que le notion de durée n’est pas primitive, et qu’elle est tirée de la mise en rapport de l’espace parcouru (ou du produit d’une action) avec une plus grande vitesse constatée par le dépassement, ou par une intuition primitive de la vitesse, alors ceci expliquerait le statut particulier de la notion de temps par rapport à celle d’espace.

La première appartiendrait au domaine des sciences de la nature par le simple fait qu’elle exige pour son apparition une expérience de type non pas seulement logico-mathématique, comme cela peut être le cas de l’espace, mais physique, une lecture d’une propriété intrinsèque de la réalité étudiée ("intrinsèque" signifiant le nécessaire recours à l’expérience physique, le contact effectif avec la réalité extérieure, que ce soit, comme chez l’enfant, via le canal des sens, ou que ce soit, comme dans la physique moderne, par l’usage d’appareils physiques).

Le temps, l’espace et la physique

Pour Piaget, l’étude de la genèse des notions de temps et de vitesse chez l’enfant, et sa mise en évidence du rôle fondamental joué par le constat empirique de la vitesse-dépassement dans la construction de la notion de temps, renforcent les conséquences épistémologiques de la thèse d’Einstein au sujet de l’existence d’une vitesse absolue, celle de la lumière.

L’affirmation de cette existence n’est pas mathématique. Elle est une hypothèse physique étayée par un certain nombre d’expériences physiques démontrant la relativité du temps et de l’espace par rapport à la vitesse.

Mais la symétrie du temps et de l’espace dans les équations de la physique relativiste ne vaut que pour l’espace physique de cette discipline. L’espace de la géométrie pure n’est pas concerné par ces expériences.

C’est que, contrairement à l’espace physique tel qu’il intervient dans ces équations, l’espace de la science géométrique, aussi bien que la notion d’espace construite par l’enfant, découlent entièrement de la coordination spatiale des déplacements, sans considération de la vitesse de ces déplacements.

L’enfant appuie certes ses jugements géométriques en déplaçant physiquement des objets, notamment pour les mesurer. Mais les vitesses concernées sont alors bien trop petites pour perturber l’usage à finalité purement géométrique et non pas physique du déplacement spatial.

Or, contrairement à l’espace, il n’existe pas de coordinations temporelles des actions qui seraient susceptibles de fournir une science pure du temps, les coordinations temporelles faisant forcément intervenir une dimension de vitesse, indépendamment même de celle de vitesse absolue de la lumière qui intervient dans les équations de la nouvelle physique.

L’étude psychogénétique montre en effet qu’il faut tenir compte des vitesses (y compris de leur égalité) pour formuler des jugements temporels dissociés des jugements spatiaux, alors que cette condition est inutile pour ces derniers, y compris ceux portant sur la réalité physique à laquelle est confronté l’enfant.

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Deux sources de la connaissance physique

L’analyse épistémologique qui accompagne l’étude du développement de la notion de temps n’aboutit pas seulement à confirmer l’intuition d’Einstein sur la primauté psychologique de la notion de vitesse par rapport à celle de durée, elle tend finalement, et surtout, à conforter Piaget par rapport à son intuition, précoce, de l’existence de deux sources de la connaissance:
    – l’une, intérieure au sujet, qui aboutit à la construction de sciences logico-mathématiques pures,

    – et l’autre qui permet la construction de sciences rationnelles de la nature qui font obligatoirement intervenir des lectures de l’expérience physique.
Cette intuition sera d’ailleurs confirmée par l’étude de l’acquisition de l’ensemble des notions de conservation physique, à l’exception de celle de la matière qui aboutit curieusement à montrer le caractère logique de cette dernière notion (du moins à l’échelle où l’être humain vit usuellement les phénomènes physiques).

Le grand intérêt des recherches sur la pensée physique chez l’enfant est ainsi de montrer comment c’est au sein même de la structuration du monde physique qu’interviennent les processus constitutifs de la connaissance logico-mathématique, et notamment ceux de régulation, d’abstraction réfléchissante et de généralisation complétive.

La connaissance physique au sens le plus large, qui inclut la connaissance de nos actions dans leur particularité physique, est à la fois logico-mathématique et physique en raison même de son double mode de construction, et c’est parce que la construction de la notion de temps est soumise à ce double mode que le temps est classé par Piaget parmi les phénomènes physiques.

Mais n’est-ce pas alors au détriment du temps psychologique? Oui, si l’on songe avec Bergson à l’intuition métaphysique de la durée pure; non si l’on a en vue le fait que l’activité psychologique repose sur une base physique et se déroule le long du temps unique de l’univers physique par rapport auquel l’adulte ordonne temporellement la totalité des événements du monde.

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[…] c’est en réalisant un équilibre toujours plus mobile et plus stable que les opérations finissent par prendre une forme logique proprement dite au terme d’une évolution débutant par des conduites étrangères à toute logique stricte […].