Fondation Jean Piaget

Du causal à l'implicatif

[p. 33] L'isomorphisme entre les théories de l'évolution et de la connaissance trouve sa contrepartie dans la relation de l'intelligence à l'organisme: «Du point de vue biologique, l'intelligence apparaît ainsi comme l'une des activités de l'organisme, tandis que les objets auxquels elle s'adapte constituent un secteur particulier du milieu ambiant»[1].

Le point de départ de la connaissance n'est de la sorte ni absolu ni suspendu dans le vide, mais situé dans un organisme adapté dont l'intelligence prolonge l'adaptation sur le plan des échanges immatériels avec le milieu. Or l'adaptation ne peut être définie sans finalisme que comme «un équilibre entre les actions de l'organisme sur le milieu, et les actions inverses» (texte 11). Cela signifie au niveau physiologique par exemple que les entrées et les sorties de matière et d'énergie se compensent de telle sorte que l'organisme se conserve matériellement et reste en équilibre énergétique; alors que du point de vue du fonctionnement cela signifie que les actions assimilatrices de l'organisme qui «absorbe les [p. 34] substances et les transforme en fonction de la sienne»[2] et ses réactions accommodatrices qui consistent à modifier le cycle assimilateur pour tenir compte des particularités de ces substances, sont coordonnées de manière cohérente. Par conséquent l'adaptation peut être définie comme «un équilibre entre l'assimilation et l'accommodation, ce qui revient donc à dire un équilibre des échanges entre le sujet et les objets»[3].

Au niveau physiologique toujours, la coordination entre actions assimilatrices et accommodatrices est déterminée par la structure anatomique des organes. A l'équilibre matériel des échanges correspond donc ainsi une structure, matérielle elle aussi. Le fonctionnement de cette structure: les interactions entre les organes et les substances assimilées qui constituent la physiologie de l'organisme, est composé d'un ensemble d'interactions matérielles de nature causale (au sens habituel de: relevant des lois de la physique).

La structure et le fonctionnement des organes se prolongent en conduites réflexes de l'organisme, dont les compositions forment les comportements dits instinctifs. La digestion par exemple se prolonge en conduites de prédation. La conduite n'est donc toujours qu'un cas particulier d'échange entre l'organisme et le milieu, «mais contrairement aux échanges physiologiques qui sont d'ordre matériel et supposent une transformation interne des corps en présence les «conduites» étudiées par la psychologie sont d'ordre fonctionnel et s'effectuent à des distances de plus en plus grandes dans l'espace (perception, etc.) et dans le temps (mémoire, etc.), ainsi que selon des trajectoires de plus en plus complexes (retours, détours, etc.)[4] (texte 12). Les conduites instinctives constituent ainsi le début de [p. 35] l'adaptation psychologique par opposition à l'adaptation organique. Ce n'est en effet plus la structure anatomique de l'organisme qui réalise l'adaptation au milieu, mais son comportement (texte 13). Or, les conduites instinctives présentent une structure périodique que Piaget appelle rythme (texte 14) et qui est directement liée à la satisfaction des besoins organiques. Néanmoins, cette forme temporelle est propre au réflexe et à l'instinct et distincte de celle, matérielle, des structures anatomiques. Elle «requiert toujours d'une manière ou d'une autre l'alternance de deux processus antagonistes»[5]… Le rythme instinctif assure ainsi un équilibre, restreint et assez rigide, d'échanges encore très proches de l'adaptation organique.

Chez les organismes capables d'apprentissage en fonction de l'expérience l'habitude sensori-motrice vient tout d'abord affiner et compléter le système des réflexes pour progressivement l'englober et former un ensemble de conduites organisées qui a sa structure propre celle de la régulation. L'enchaînement automatique et indifférencié des processus antagonistes du rythme y est remplacé par une réaction bien différenciée de l'organisme en réponse à une perturbation du milieu. Cette réaction est orientée en sens inverse de la perturbation et tend ainsi la modérer. Ce fonctionnement par corrections après coup ne permet qu'un équilibre approché puisque la réaction ne peut intervenir qu'après que les premiers effets de la perturbation se sont fait sentir.

Enfin, chez les organismes capables de représentation, les régulations sensori-motrices sont tout d'abord reconstruites sur le plan représentatif, les complexes d'actions et de perceptions qui forment l'habitude s'intériorisent et deviennent exécutables mentalement. [p. 36] Les connaissances qui étaient «liées aux phases successives de l'action» peuvent alors être fondues grâce à la fonction sémiotique en une représentation d'ensemble simultanée (texte 15) et les actions mentales sur des symboles dépassent, dès lors, indéfiniment «les limites de l'espace et du temps proches». Cette pensée intuitive ou encore préopératoire regroupe ainsi les actions réelles de l'intelligence sensori-motrice en systèmes d'actions virtuelles intériorisées qui, en s'équilibrant, assument une structure propre qui est celle du groupement caractéristique du niveau opératoire de la pensée (texte 16).

La continuité de la vie et de la pensée se traduit ainsi par une création continue de formes qui s'étagent entre les structures matérielles de l'organisme et les édifices immatériels de la pensée logico-mathématique. Les structures organiques se prolongent et s'élargissent en comportements instinctifs, qui sont eux mêmes progressivement englobés par le système des habitudes sensorimotrices, dont les régulations sont assimilables à une composition de rythmes détachés de leur contenu, la phase antagoniste du rythme étant au point de départ de la réaction compensatrice en sens unique de la régulation, laquelle à son tour préfigure la réversibilité de l'opération en pensée.

L'opération apparaît comme la limite supérieure de la régulation, lorsque perturbations et réactions se compensent exactement, produisant «l'opération identique» d'un système d'opérations tels que le groupement logique ou le groupe algébrique. Les calculs ou les déductions dans une structure de ce type atteignent alors la nécessité logique, les compositions d'opérations y étant partout définies, univoques, fermées et réversibles, ce qui assure à la fois le déterminisme des transformations de la pensée et l'invariance de leurs objets avec leurs propriétés. Le sentiment de nécessité est ainsi le concomitant psychologique de la constitution d'une structure.

[p. 37] Dans cette hiérarchie de formes, le fonctionnement des premières, celles de l'organisme, repose comme nous l'avons relevé, sur la causalité physico-chimique de la physiologie des organes, puis de la neurophysiologie des montages réflexes héréditaires. «Mais on ne voit guère la neurologie expliquer jamais pourquoi 2 et 2 font 4, ni pourquoi les lois de la déduction s'imposent à l'esprit avec nécessité»[6]. A l'autre extrême en effet, celui du fonctionnement de la pensée, la succession des états mentaux n'est pas régie par le lien de causalité physique, mais par un lien de nature implicative en un sens élargi. Si une proposition en implique (au sens strict) une autre, la vérité de la première n'est pas la cause physique de la vérité de la seconde, de même au niveau psychologique un état de conscience ne cause pas physiquement l'état suivant, et déjà au niveau de l'habitude ou de l'instinct, cette connexion implicative apparaît déjà sous une forme primitive: le lien entre le stimulus et la réponse n'est pas directement assimilable à celui qui relie l'échauffement d'un solide à sa dilatation, il s'y ajoute en effet un élément de signification adaptative qui n'existe pas dans le lien causal. Cet élément est introduit par le fait que le stimulus ne déclenche une réponse que s'il peut être intégré, assimilé au fonctionnement adaptatif de l'organisme. «Le chien qui salive en voyant sa nourriture ne salivera ainsi au son de la cloche que s'il l'assimile à titre d'indice ou de partie de l'acte total au schème de cette action»[7]. Claparède[8] allait «jusqu'à interpréter le réflexe conditionné par l'implication: le chien de Pavlov salive au son de la cloche, après avoir entendu celle ci en même temps qu'il voyait sa nourriture, parce qu'alors le son «implique» la nourriture». Partout où l'organisme ou l’esprit [p. 38] assimilent de la sorte les objets à leur activité ils les mettent par là même en relation, et introduisent entre «les termes ou leurs rapports» ce «type de connexion spécifique de la vie mentale» (texte 17).

Le problème devient alors de relier ces deux types de fonctionnement, causal et implicatif (texte 18). Or du rythme organique ou instinctif au groupement, le champ de l'équilibre adaptatif augmente (jusqu'à englober l'ensemble des possibles) et sa mobilité s'accroît, passant du «renversable» physique au niveau physiologique, au semi-réversible de la régulation, dont l'équilibre est sujet à des déplacements, pour aboutir à l'inversable des structures de la pensée logico-mathématique dont l'équilibre est permanent et les vérités «éternelles». La transition d'une forme à la suivante représente donc le passage d'un équilibre moins stable à un équilibre plus stable, tant en extension qu'en compréhension. Corrélativement, chacune de ces transitions introduit une plus grande quantité de liaisons simplement possibles, c'est-à-dire implicatives, diminuant ainsi la part relative de liaisons réelles causalement réalisées. Le causal et l’implicatif sont ainsi reliés à travers une hiérarchie de niveaux dont les paliers terminaux viennent à la limite s'identifier avec les systèmes d'implications pures des axiomatiques. «Ainsi s'orientent vers la nécessité des implications logiques ou axiomatiques les formes successives d'équilibre qui, du rythme psycho-biologique, aboutissent à la réversibilité opératoire, par l'intermédiaire des divers paliers de régulations structurales ou affectives»[9].

[1][p.33, note 1] La psychologie de l'intelligence, p. 17.

[2][p.34, note 1] Texte 11.

[3][p.34, note 2] Texte 11.

[4][p.34, note 3] La psychologie de l'intelligence, p. 8.

[5][p.35, note 1] La psychologie de l'intelligence, p. 202.

[6][p.37, note 1] La psychologie de l'intelligence, p. 7.

[7][p.37, note 2] Ibid., p. 118.

[8][p.37, note 3] Ibid., p. 116.

[9][p.38, note 1] Introduction à l'épistémologie génétique, t. III, p. 170.



Haut de page







[…] c’est vers trois ans […] qu’apparaissent, dans le langage, les flexions, les cas et les temps un peu compliqués, les premières propositions subordonnées, bref tout l’appareil nécessaire aux premiers raisonnements formulés. Or ces raisonnements ont aussi pour fonction de construire, derrière la réalité sensible et immédiate, une réalité supposée et plus profonde que le monde simplement donné.

J. Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, 1923, 3e éd. 1948, p. 203