Fondation Jean Piaget

Le comportement, moteur de l’évolution

Position du problème
Lamarckiens et darwiniens
Un choix néo-lamarckien
Les raisons du choix néo-lamarckien
Comportement des végétaux et système génétique


Position du problème

La thèse centrale de toute la biologie de Piaget est celle selon laquelle le comportement a été le moteur principal de toute l’évolution biologique. Cette thèse, qui a d’abord été vigoureusement soutenue par Lamarck et les biologistes lamarckiens, avant d’être reprise par des biologistes darwiniens à la fin du dix-neuvième siècle, puis surtout dans la seconde moitié du vingtième siècle, Piaget l’a d’abord rencontrée sur le terrain de la malacologie:
    En certaines circonstances, et notamment dans les eaux agitées des lacs, les limnées utilisent plus fréquemment le réflexe patellaire leur permettant de ne pas être emportées par le courant de l’eau. Cette plus grande utilisation se traduit par un élargissement de l’ouverture de la coquille et par un rétrécissement de celle-ci, ce qui provoque un degré moyen plus élevé de contracture de la coquille.
C’est là bien sûr un phénomène qui n’a rien d’original. Mais tout le problème tourne autour de la question des rapports entre les comportements et la forme héréditaire des organes qui servent d’instruments à l’accomplissement de la fonction remplie par ces comportements.

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Lamarckiens et darwiniens

Dans les années où Piaget élabore son explication, lamarckiens et darwiniens s’opposent dans les termes qui suivent:
    - Pour les lamarckiens, le comportement et la fonction qu’il remplit expliquent l’apparition d’organes appropriés, d’abord individuels, puis héréditaires. En termes lamarckiens: la fonction crée l’organe, ou du moins le modèle.

    - Pour les darwiniens au contraire, il convient de distinguer deux choses: la forme héréditaire des organes, et la forme que les mêmes organes peuvent prendre en des circonstances qui ne sont pas celles dans lesquelles les organismes de l’espèce considérée vivent normalement. Selon eux, la première ne saurait résulter de la seconde. Plus précisément, la forme héréditaire des organes n’est jamais la résultante des formes similaires qu’ont pu acquérir les individus de l’espèce en une étape où celle-ci ne disposait pas de formes adaptées prédéterminées. C’est cette distinction qui les a conduits pendant des décennies à refuser la thèse d’apparence lamarckienne selon laquelle le comportement est le moteur de l’évolution.
Le scepticisme longtemps affiché par les biologistes darwiniens à l’égard de la thèse du comportement moteur de l’évolution résulte des nombreuses expériences tentées, sans succès, par les lamarckiens pour démontrer que l’effet du comportement sur la forme ou sur toute autre propriété d’un organe se traduit en quelques générations par l’apparition de nouvelles espèces, dans lesquelles les formes initialement induites par les comportements adaptatifs des individus sont ensuite héréditairement déterminées ou programmées.

Comment Piaget prend-il position face à ces explications?

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Un choix néo-lamarckien

Piaget ne peut naturellement pas ignorer les échecs répétés des biologistes lamarckiens. Mais il refuse d’en tirer les mêmes conséquences qu’en tirent bons nombres de darwiniens. Pour lui, comme d’ailleurs pour certains de ceux-ci, il y a peu de doute que le comportement joue un rôle majeur dans l’évolution.

Certes ces échecs répétés démontrent que les formes héréditairement programmées des organes ne sont pas la simple intégration au patrimoine héréditaire d’une espèce des formes acquises résultant du comportement original de certains individus de cette espèce confrontés à des circonstances nouvelles; mais il serait étonnant, voire absurde, que les nombreux problèmes d’adaptation résolus au niveau individuel ne jouent aucun rôle dans la résolution des mêmes problèmes au niveau de l’espèce.

Les cas dans lesquels le biologiste peut constater à la fois la présence d’une adaptation phénotypique d’organismes d’une certaine espèce à un certain milieu, et la présence dans le même milieu d’une adaptation héréditaire d’une espèce liée à la première, sont beaucoup trop nombreux pour qu’il sacrifie l’idée lamarckienne selon laquelle les adaptations individuelles agissent sur les transformations adaptatives plus lentes se déroulant au niveau des espèces.

Le premier argument qui empêche Piaget de céder au scepticisme du darwinisme classique par rapport à un effet possible des acquisitions phénotypiques, induites par le comportement, sur les acquisitions héréditaires est de simple bon sens.

Mais il y a d’autres arguments qui font que Piaget n’a probablement jamais cédé à ce scepticisme, même si pendant quelques décennies il laissera un peu de côté le problème de l’évolution des espèces.

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Les raisons du choix néo-lamarckien

Un premier facteur qui explique le choix néo-lamarckien de Piaget est la grande familiarité qu’il a acquise par rapport aux limnées et à leur mode de vie. Cette familiarité renforce sa conviction selon laquelle les adaptations comportementales des organismes par rapport aux problèmes que leur posent de nouveaux milieux doivent d’une manière ou d’une autre faciliter les adaptations héréditaires.

Le caractère actif des organismes vivants

Il n’y a en effet pas de doute pour Piaget que si, dans certains cas, les individus d’une espèce sont précipités involontairement dans des milieux nouveaux, exigeant des modifications de leur comportement, dans bien d’autres cas, les individus explorent activement ces nouveaux milieux et "choisissent" d’y vivre, quand bien même cela implique des adaptations comportementales. Il apparaît ainsi que, loin d’être passifs dans le grand courant de l’évolution du vivant, les organismes sont actifs.

Les biologistes darwiniens, qui minimisent, ou même nient, le rôle du comportement et de la fonction par rapport à la transformation héréditaire des organes, font au contraire des individus les jouets de l’évolution biologique.

Pourtant le simple fait, aujourd’hui d’ailleurs de plus en plus largement reconnu, que les organismes choisissent pour une bonne part le milieu dans lequel ils vivent démontre qu’ils agissent activement sur le cours de l’évolution de l’espèce à laquelle ils appartiennent.

C’est là certes un fait qui ne tranche en rien la question du rapport entre les modifications phénotypiques et héréditaires des comportements et des organes, mais qui du moins ne peut qu’inciter le biologiste à considérer avec plus d’attention le comportement des organismes.

L’évolution du darwinisme

Cependant l’argument qui a le plus incité Piaget à se pencher à nouveau, dans les années soixante et septante, sur la thèse du comportement moteur de l’évolution est sans conteste le fait que sur le terrain même de la biologie darwinienne la situation a considérablement évolué par rapport aux années vingt et trente, lors desquelles le mécanisme de l’évolution des espèces était identifié au double processus élémentaire des mutations se produisant au hasard et de la sélection après coup des plus adaptées:
    D’une part, les meilleurs théoriciens du darwinisme ont considérablement modifié et enrichi les conceptions du mécanisme de production des variations candidates au processus de sélection naturelle, en atténuant en particulier la place laissée au hasard.

    D’autre part, en ce qui concerne la question du comportement, ils ont fini par accepter l’idée, au départ lamarckienne, de l’importance de ce dernier dans l’évolution des formes vivantes.
Le rôle du comportement et l’évolution des végétaux

Un dernier argument justifie enfin, pour Piaget, la thèse du rôle central du comportement dans l’évolution: l’importance relative du comportement et des transformations évolutives chez les végétaux et chez les animaux.

Ici, Piaget tend à faire oeuvre de pionnier. Lorsqu’il aborde le monde végétal, dans les années soixante, il le fait en accordant autant d’attention à la dimension comportementale des plantes étudiées qu’aux formes prises par elles. Il n’en est dès lors que plus justifié à se ranger à la thèse générale selon laquelle, tout en jouant un rôle, les comportements des végétaux sont d’importance moindre que dans le règne animal, en raison des limitations qu’ils manifestent:
    l’absence de système nerveux, et l’absence, sauf cas exceptionnels, de locomotion et d’actions directes sur les objets (ce n’est qu’en agissant sur eux-mêmes que les végétaux modifient leur rapport fonctionnel avec le milieu).
Or cette moindre importance du comportement se reflète dans «l’absence relative de grandes transformations au sein de l’évolution végétale» (JP76, p. 161).

En définitive, tant la comparaison entre l’importance moindre du comportement et de l’évolution dans le règne végétal par rapport au règne animal que, surtout, le récent changement de perspectives constat dans la biologie darwinienne de la seconde moitié de ce siècle, convainquent Piaget que la certitude acquise lors de ses anciennes recherches sur les limnées n’était pas un leurre: le comportement a effectivement joué un rôle central dans l’évolution des espèces.

Mais comment cela se peut-il? La réponse à ce qui est maintenant admis comme un fait réside dans la réponse qu’il convient de donner au problème des mécanismes généraux de l’évolution.

L’étude du rôle possible du comportement des végétaux comme moteur de l’évolution des espèces auxquelles ils appartiennent a pu à cet égard jouer un rôle non négligeable dans l’explication spéculative que Piaget sera conduit à donner.

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Comportement des végétaux et système génétique

Il reste un point à considérer en ce qui concerne la thèse du comportement moteur de l’évolution. Son élargissement aux faits concernant l’anticipation de la chute des rameaux chez les sédums, et plus généralement à l’ensemble du règne végétal, soulève une question délicate.

Si l’on peut admettre sans difficulté que ces faits relèvent effectivement de l’étude des comportements des végétaux (qui agissent sur eux-mêmes «en vue de renforcer ou d’engendrer des connexions vitales avec l’environnement» JP76, p. 161), il n’en reste pas moins que l’on peut s’interroger sur l’agent de ces actions.

La plante peut-elle être cet agent au même titre que l’est une limnée, dans laquelle l’intégration du comportement se fait au niveau du système nerveux de l’animal? Certainement pas. L’absence de l’intermédiaire fourni par le système nerveux ne peut que resserrer le lien entre le système génétique de la plante et le "schème de réaction" observé par Piaget (JP66_13, p. 232).

Si cela est exact, il en résulterait que, de ce point de vue, le système génétique jouerait un rôle crucial non seulement dans la détermination des comportements héréditaires propres à certaines variétés de sédums, mais également dans la production des comportements phénotypiques de la plante.

Le système génétique comme agent de transformation des végétaux

L’observation des comportements végétaux et la possible prise en considération du fait que, sur ce terrain-là, le système génétique pourrait être l’agent principal, tant de la production de comportements héréditaires que des comportements phénotypiques non programmés, ont certainement permis à Piaget de se rapprocher considérablement de certains biologistes darwiniens tels que Waddington.

L’important pour lui réside en effet dans une thèse complémentaire à celle du comportement moteur de l’évolution, à savoir que l’agent organisateur du comportement est le système biologique et non pas le milieu extérieur.

Lorsque Piaget affirme que le comportement est le moteur de l’évolution, il faut entendre cette thèse non pas dans le sens que pourrait lui prêter l’empirisme, mais dans un sens propre au constructivisme: la régulation et l’organisation du comportement trouvent leur fondement non pas dans le monde extérieur au sujet, ou au système biologique, mais au sein de celui-ci (ou de ceux-ci).

C’est pourquoi, en dépit du fait que Piaget sera toujours attaché à contrecarrer le dogme darwinien de l’absence d’effet direct des transformations phénotypiques sur les transformations héréditaires, il ne rejoindra pas le camp du pur lamarckisme, soit que celui-ci situe l’origine des formes biologiques dans les formes ou les caractéristiques du milieu, soit encore qu’il néglige, sinon le comportement, du moins l’activité organisatrice du système biologique qui en est l’agent.

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[…] les notions mathématiques commencent par être indifférenciées des notions physiques […]. Il en résulte que les notions mathématiques procèdent d’une abstraction à partir de l’action, abstraction due à une prise de conscience progressive des coordinations comme telles et que provoque la différenciation croissante entre elles et les actions physiques particulières qu’elles coordonnent. Réciproquement, nous voyons […] cette même différenciation aboutir à dissocier graduellement les notions physiques de vitesse et de temps des coordinations spatiales qui les dominent d’abord avec excès et de façon déformante, puis les coordonnent simplement dans la suite.