Fondation Jean Piaget

Les années 1920 à 1940:
La genèse des structures

I. Peu après avoir publié sa première conception, largement spéculative, de l'équilibration, Piaget se détourne de cette manière toute philosophique de procéder pour se consacrer presque entièrement à la science, comme il l'annonçait d'ailleurs dans Recherche (JP18). Après une brève mais très intense assimilation de la psychologie scientifique alors en vigueur dans les années 1910, et notamment de la psychologie de l'enfant, il s'engage dans un activité scientifique composée pour l'essentiel de nombreuses enquêtes sur le développement de l'intelligence et de la pensée enfantines, ainsi que d'élaborations théoriques reposant constamment sur les multiples faits recueillis lors de ces enquêtes. Des notions telles que celles d'équilibre, d'assimilation, d'accommodation, certes déjà présentes dans le modèle initial, sont reprises dans ces élaborations, mais alors toujours en lien avec les conduites, les jugements et les raisonnements des enfants interrogés sur des problèmes variés ou simplement observés alors qu'ils se livrent à différentes activités (jeux, échanges verbaux, etc.).

Cette articulation constante du travail théorique et de l'enquête psycho-génétique permet à Piaget de différencier ces notions, de préciser leur portée explicative très concrète. Il n'est alors pas question de développer de manière anticipée un modèle général d'équilibration qui pourrait rendre compte du développement sensori-moteur, puis intellectuel et moral, comme cela sera fait dans les années 1950, ainsi qu'on le verra plus loin. Mais plusieurs passages des écrits de psychologie génétique, et ce dès le livre de 1924 sur "Le jugement et le raisonnement chez l'enfant" (JP24_0), montrent que, en arrière-plan, l'auteur n'oublie pas la première solution esquissée au problème de concilier fécondité et nécessité, évolution et permanence.

Ainsi, dans l'avant-dernier chapitre de son ouvrage de 1924, soutient-il la thèse selon laquelle la pensée de l'enfant devient logique dès le moment où, au flux incessant et irréversible des « données immédiates de la conscience », s'opposent « un certain nombre de points fixes, d'états en équilibre, comme les concepts et les relations qu'ils supportent, bref, tout l'univers logique, qui est, au fur et à mesure qu'il se constitue, indépendant du temps et par conséquent en état d'équilibre » (op. cit., 5e éd. 1963, p. 140). Cet équilibre n'est en rien statique. Son caractère mobile est assuré « par la réversibilité des opérations équilibrées » (id., p. 140; les italiques sont de l'auteur).

De même encore, dans ses ouvrages si importants sur "La naissance de l'intelligence" (JP36) et "La construction du réel chez l'enfant" (JP37), Piaget souligne-t-il comment la naissance de cette intelligence et des catégories (objet, espace, temps, causalité) qui l'accompagnent dépendent de l'équilibre progressivement atteint entre assimilation et accommodation.

Enfin, en 1941, alors qu'il vient de terminer avec ses collaboratrices Inhelder et Szeminska des travaux majeurs sur le développement du nombre et des quantités physiques chez l'enfant (d'autres sont encore en cours qui portent sur l'espace, le temps, le mouvement, etc.), il publie deux ouvrages qui vont profondément modifier la vision que l'on se faisait alors de la pensée de l'enfant : "La genèse du nombre" (JP41b) et "Le développement des quantités physiques chez l'enfant" (JP41a). Les faits recueillis, et notamment ceux observés chez des enfants qui n'ont pas encore une notion opératoire des quantités physiques et numériques, lui suggèrent une explication du passage à l'opératoire reposant pour l'essentiel sur la notion de décentration.

II. Dans ces années 20, 30 et 40, une chose est cependant prioritaire pour Piaget : l'étude psycho-génétique des formes de la pensée, en d'autres termes, la mise en évidence des étapes franchies par l'enfant pour atteindre l'équilibre des jugements et des raisonnements propre à la pensée rationnelle. Cette étude aboutit d'ailleurs à une découverte tout à fait spectaculaire, qui apporte pour la première fois dans l'histoire des sciences une explication scientifiquement et épistémologiquement acceptable de la raison humaine (de l'entendement logico-mathématique comme de la raison éthique) : la découverte des structures opératoires de l'intelligence, découverte permise à la fois par les faits recueillis auprès des enfants, ainsi que par le travail de modélisation logique, qui aboutissent à mettre en lumière l'importance des "groupements" d'opérations logico-mathématiques (les notions piagétiennes de "groupement" et d'"opération" devant s'entendre dans un double sens de réalité psychologique d'un côté, d'idéalité ou d'objet mathématique de l'autre).

Les élaborations qu'il s'autorise alors à faire à propos des mécanismes de construction ne sont à ses yeux que des anticipations d'un travail d'envergure à accomplir une fois terminées les enquêtes sur la genèse des structures et des normes de l'intelligence et de la pensée. C'est du moins ce que laisse entendre Piaget au terme d'un long article de 1941 un peu curieusement intitulé "Le mécanisme du développement" (JP41_5), dans lequel il expose une première synthèse des travaux sur les différentes étapes de développement de l'intelligence de l'enfant, de 0 à 13-14 ans (c'est au début des années 1950 que seront découvertes les structures logico-mathématiques de la pensée formelle, dont le groupe INRC rendant possible la composition des opérations de négation par inversion et par réciprocité logiques qui, indépendamment les unes des autres, rendent possible la réversibilité de la pensée concrète chez l'enfant entre 7 et 12 ans environ).

III. Révélatrice de la conception de Piaget jusque dans les années 1940, la question centrale discutée dans ce texte (JP41_5) est celle du rapport entre les groupements mis en évidence dans les enquêtes psychogénétiques et l'évolution de l'intelligence (op.cit. p. 218). La réponse toute provisoire qui en est alors donnée révèle une conception générale de l'évolution qui reste attachée au primat des équilibres terminaux sur le processus même d'évolution.

À tous les niveaux, que ce soit sur le plan de la perception, de l'intelligence sensori-motrice, puis de l'intelligence représentative intuitive et enfin de l'intelligence opératoire concrète puis formelle, le développement est une marche vers des équilibres successifs de plus en plus stables, réalisée grâce à un processus général de décentration, en d'autres termes une marche progressive vers des bonnes formes perceptives, des regroupements d'actions sensori-motrice, des compositions de représentations intuitives, et enfin des groupements d'opérations (d'abord concrètes puis formelles), ces derniers groupements ayant pour particularité d'obéir à des lois de structures mises en évidence en mathématiques et, par Piaget lui-même, en algèbre logique, ce qui se traduit chez les individus par l'apparition d'une véritable conscience intellectuelle ou logique de la pensée (avec la dimension sociale qui nécessairement s'y rattache).

La conclusion qu'en tire Piaget rappelle le rôle central qu'il accordait à la notion d'équilibre idéal dans son modèle spéculatif exposé dans Recherche. Ainsi affirmera-t-il à la page 222 de ce long article la thèse selon laquelle le groupement apparaît « comme la loi immanente d'équilibre qui détermine les formes d'organisation revêtues sur chaque nouveau palier par la pensée en déséquilibre », les groupements opératoires terminaux atteignant cependant seuls un équilibre non soumis aux contingences de l'action matérielle, ce qui, dans Recherche déjà, était reconnu au seul équilibre idéal, contrairement aux équilibres réels.

IV. En dépit de cette centration sur les groupements, comme « loi immanente… qui détermine les formes d'organisation » successives, et donc sur l'équilibre final, notons enfin, pour en terminer avec cette période, que cet article annonce tout de même les futures recherches dans lesquelles l'équilibration prendra le pas sur l'équilibre. Dans ses conclusions en effet, Piaget pose le problème qui l'occupera de plus en plus dans les trois décennies suivantes, à savoir celui des « régulations ou "déplacements d'équilibre" » (p. 278). Après un résumé approfondi de la théorie des équilibres thermodynamiques et de leurs propriétés éminemment statistiques, auxquels il tend à rapprocher les équilibres encore peu stables des "bonnes formes" perceptives – ce contrairement aux groupements, qui eux sont plus proches des équilibres propres aux compositions idéalement réversible de la mécanique classique –, il souligne combien il y aurait intérêt à viser une sorte de « morphologie comparée des régulations qui permettrait de discuter les rapports entre ces diverses régulations ou déplacements d'équilibre et le "groupement lui-même" ou permanence de l'équilibre » (p. 284). Ce qu'il ne pouvait prévoir, c'est que la réalisation de ce programme s'accompagnera d'une sorte de déplacement du centre de gravité de sa théorie : celle-ci ne focalisera plus de manière privilégiée sur les points d'arrivée – les opérations logico-mathématiques en tant qu'aboutissement des régulations, réalisant l'équilibre (relatif) de la pensée –, mais sur les processus créateurs de nouveauté qui seront la marque de l'équilibration majorante décrite dans les années 1970. Mais avant d'en arriver là, une étape intermédiaire sera nécessaire lors de laquelle Piaget abordera cette fois de front la modélisation du processus d'équilibration qui aboutit aux structures (et constances) perceptives, puis aux groupements pratiques de l'intelligence sensori-motrice et à l'objet permanent qui en est l'une des conséquences, enfin aux groupements et groupes de la pensée logico-mathématique, ainsi qu'aux nombreux invariants opératoires qui manifestent leur fermeture – tous ayant été mis en lumière dans les très nombreuses recherches sur le développement non seulement de l'intelligence et des catégories de l'esprit, mais aussi des perceptions et des échanges sociaux. On va cependant voir à propos de ce premier modèle scientifique que, si l'équilibration, cette fois nommément désignée, est au centre même de l'interrogation, ce sont néanmoins toujours les équilibres auxquels elle conduit qui restent au cœur de la conception piagétienne générale de la raison humaine (et tout spécialement, bien sûr, l'équilibre propre aux structures logico-mathématiques).

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Ce que la notion de force ajoute à celle de pure accélération, ce sont […] les compositions opératoires auxquelles elle donne lieu, et notamment l’emploi qui y est fait des vitesses ou des travaux virtuels, c’est-à-dire de mouvements déterminés en tant que devenant nécessaires si certaines situations possibles se réalisent, mais non pas en tant qu’actuels.