Fondation Jean Piaget

Le premier modèle scientifique de l'équilibration

I. Ce premier modèle est exposé dans le volume II des Études d'épistémologie imprimé en 1956 (le premier exposait le programme général de recherches du Centre International d'Épistémologie Génétique créé en 1955). Ce volume (EEG2) contient un premier chapitre dans lequel le mathématicien français, Benoît Mandelbrot, père de la théorie des fractales, se penche "Sur la définition abstraite de quelques degrés de l'équilibre", et des notions de perturbation, de stabilité et de réversibilité qui permettent de caractériser ces degrés. La présence auprès de Piaget de ce brillant spécialiste de la statistique mathématique, de la théorie des équilibres physiques et de la cybernétique est significative de l'attention croissante apportée par Piaget dès la fin des années 1940 et le début des années 1950 aux déplacements d'équilibre, au passage d'un état de moindre équilibre vers un équilibre plus grand, bref, au processus d'"équilibration".

Ce terme, notons-le, est utilisé peut-être pour la toute première fois par Piaget, mais sans aucun développement, dans les dernières lignes d'un article de 1949 (JP49_4) dans lequel est montré comment le double usage du langage logistique et du langage de l'équilibre pour décrire la genèse des structures de l'intelligence n'est pas contradictoire avec la description qui pourrait être faite par ailleurs du fonctionnement du cerveau en termes de réseau de neurones (Piaget y esquisse une description très voisine d'esprit, quoique bien moins précise, de celle que McCulloch a proposée de son côté au début des années 1940).

Le même terme est à nouveau présent dans un article de 1953 sur les "Structures opératoires et la cybernétique" (JP53_6), mais cette fois en référence à l'usage qu'en fait W.R. Ashby dans sa conception cybernétique des systèmes auto-organisateurs.

Manifestement, au début des années cinquante, Piaget multiplie les lectures et les contacts scientifiques lui permettant d'aborder de front le problème de l'équilibration des structures, et ceci en plein synchronisme avec ce que les cybernéticiens sont en train d'entreprendre de leur côté.

La modélisation qu'il réalise alors a deux aspects qui la distinguent des travaux qu'il entreprendra quinze ans plus tard, dans les années 1970. Le premier a trait à l'objet modélisé ; le second à la démarche de modélisation elle-même, ou à la nature des instruments utilisés.

II. Première aspect : la modélisation faite en 1954-1955 reprend toutes les grandes étapes du développement de l'enfant, de la genèse des constances et des structures perceptives, jusqu'à celle des structures opératoires concrètes puis formelles. Chacune de ces grandes étapes est marquée par le passage d'un état d'équilibre instable à un état d'équilibre stable, et qui plus est d'autant plus stable d'un niveau à l'autre que les régulations assurant cet équilibre se rapprochent puis atteignent la complétude propre aux opérations des structures de la pensée logico-mathématique.

L'exemple prototypique qui sous-tend toute la démarche de modélisation est celui des comportements observés par les enfants en réponse aux problèmes de conservation, par exemple celui de la conservation de la substance.

Ces comportements révèlent un passage progressif, grâce au processus de décentration, entre (1) des réponses d'apparence stable, centrées initialement sur une caractéristique de l'objet considéré, sans mise en relation avec d'autres caractéristiques de l'objet (par exemple la seule longueur du boudin de pâte à modeler, sans considération de l'épaisseur) susceptibles alors de faire basculer l'enfant vers une réponse opposée, mais dont il n'aperçoit initialement pas l'opposition ; puis (2) des réponses qui oscillent entre telle caractéristique et telle autre (la longueur activement mise en balance avec l'épaisseur) et créant ainsi une instabilité féconde du jugement, et enfin (3) des réponses opératoires qui intègrent les transformations reliant les états successifs de telle manière que toute modification observée ou anticipée dans l'une des caractéristiques est conçue comme complètement ou parfaitement compensée par la modification d'une ou de plusieurs autres caractéristiques (diminution de l'épaisseur du boudin contre augmentation de la longueur, soustraction contre addition de la matière déplacée d'un endroit à l'autre, etc.).

Ce qu'il s'agit de modéliser est donc le passage successif et progressif des centrations exclusives, non rapportées les unes aux autres, à des mises en relation de ces centrations en fonction de la plus ou moins grande prégnance des données perçues, puis le passage de ces mises en relation – source d'oscillations des réponses – aux opérations permettant d'anticiper les transformations possibles et se compensant parfaitement des caractéristiques de la réalité considérée (dans l'exemple, une boule de pâte à modeler modifiée de différentes manières).

Mais encore une fois, ce double passage mis en évidence dans toutes les recherches sur le passage de la pensée préopératoire à la pensée opératoire, qu'elles concernent le temps, l'espace, le nombre, les classifications et les sériations logiques, etc., se retrouve dans la genèse de l'intelligence sensori-motrice et des catégories spatiales, temporelles, causales chez l'enfant de 0 à 2 ans, ainsi que dans la genèse des structures perceptives, les seules différences étant l'étendue plus ou moins grande des domaines sur lesquels portent ces activités et leurs régulations, la stabilité plus ou moins grande des équilibres atteints à chacun des étapes successives du développement cognitif, ainsi que le degré croissant de leur mobilité.

III. Le deuxième grand aspect qui caractérise le modèle de l'équilibration exposé en 1957 concerne la démarche même de modélisation, le choix de ses instruments, à savoir essentiellement le recours à une analyse de la probabilité des réponses successivement observées dans ce double passage d'équilibres ponctuellement stables mais figés et fragiles, vers des équilibres instables lié à l'oscillation du jugement, puis de ces équilibres instable et donc perturbant vers les équilibres tout à la fois stables et mobiles, tout d'abord des groupements pratiques – centrés sur l'action présente – de l'intelligence sensori-motrice, puis des structures de la pensée opératoire concrète puis formelle ou hypothético-déductive.

Pour chacun de ces passages, et sur les quatre plans aboutissant (1) à des structures perceptives, (2) aux groupements pratiques d'actions sensori-motrices, (3) aux groupements et groupes d'opérations concrètes, (4) aux structures de la pensée formelle, Piaget démontre que chacun des types de réponses données au point de départ, au point médian et au point d'arrivée de ces doubles passages ont tour à tour la probabilité la plus grande d'être produits, étant donné le niveau du développement atteint par l'enfant (= "loi de probabilités séquentielles"). En d'autres termes pour chaque étape atteinte, les réponses de plus en plus probables deviennent celles de l'étape qui lui succède.

IV. Le choix d'une modélisation basée essentiellement sur l'examen de la transformation de la probabilité des réponses lors du passage à chaque niveau du développement cognitif au suivant a pour conséquence de ne s'intéresser, à quelques considérations près qui anticipent d'une certaine manière les futurs recherches des années, qu'à ce qui se prête à un tel instrument, à savoir la statistique, serait-ce grossièrement constatée, des centrations des enfants sur tel ou tel aspect de la réalité qu'ils considèrent, et à la coordination croissante de ces centrations.

La réussite indéniable d'un tel choix méthodologique a cependant un prix : le refoulement à l'arrière-plan de tout ce échappe au modèle, et en particulier les processus de création cognitive que l'on ne saurait réduire à la seule extension du champ et à la seule composition des centrations perceptives puis intellectuelles.

Déjà dans ses recherches des années quarante Piaget avait pu constater la présence de mécanismes, tels que l'abstraction logico-mathématique ou encore la prise de conscience, qui ne trouvent pas de place autre que marginale dans le modèle présenté en 1957.

On comprend donc que Piaget, peut-être sous la pression de ses collègues et collaborateurs, dont Bärbel Inhelder, ne pourra se contenter de ce modèle trop exclusivement statistique de l'équilibration et qu'il en arrivera, dans les années septante, à faire pour les mécanismes de construction liés à l'équilibration ce qu'il a fait dans les années 20 à 50 pour connaître la genèse de l'intelligence et des structures cognitives (ainsi que perceptives) : rechercher des faits susceptibles d'enrichir la connaissance concrète de ces mécanismes, y compris le processus d'équilibration lui-même, tout en effectuant parallèlement une analyse épistémologique de cette notion de régulation, et plus précisément cette morphologie comparée des régulations étudiées par les différentes sciences de la nature, qu'il annonçait déjà dans ses écrits des années quarante.

Nous retrouverons ce second axe de recherche en conclusion de notre chapitre. J'en viens maintenant à la dernière conception piagétienne de l'équilibration exposée de façon magistrale dans le 33 volume des Études d'épistémologie génétique paru en 1975 (JP75).

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[…] une opération est essentiellement une action réversible, puisqu’à une opération donnée (comme +A ou +1) on peut toujours faire correspondre son inverse (–A ou –1): c’est cette réversibilité qui fait comprendre à l’enfant la conservation d’une quantité ou d’un ensemble en cas de modification de leur disposition spatiale, puisque, quand cette modification est conçue comme réversible, cela signifie qu’elle laisse invariante la quantité en question.

J. Piaget, Problèmes de psychologie génétique, 1964, (1ère publication en russe, en 1956), in Six études de psychologie, p. 149