Fondation Jean Piaget

L'empirisme

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Piaget considère que les philosophes empiristes ont eu le mérite de chercher une vérification dans les faits en posant le problème d'une manière nouvelle en sa généralité et en son absence de présupposition: comment les idées se forment-elles en réalité, c'est-à-dire telles qu'elles apparaissent à l'observation et à l'expérience ? Ils se sont ainsi référés à une science possible, mais non encore constituée, de l'observation ou de l'expérimentation psychologique en invoquant le rôle de l'expérience dans les sciences déjà constituées comme la physique, mais en se contentant d'observations sur eux-mêmes. Ils ont donc eu recours à une science dont ils entrevoyaient seulement la portée, mais qui n'était pas encore constituée, ouvrant la voie à tout un courant de recherches fondamentales et indéfiniment fécondes. Toutefois, les empiristes eux-mêmes se sont contentés d'invoquer les faits à titre d'exemples et de justifications. C'est par abus de langage qu'ils ont comparé l'expérimentation essentiellement active du physicien à l'expérience perceptive et globale du sujet psychologique en général.

Ce n'est donc pas à la philosophie empiriste qu'il faut se référer pour juger de la valeur des méthodes expérimentales dans la détermination des mécanismes intervenant dans les fonctions cognitives. Piaget considère en effet qu’il est important de distinguer, dans le mouvement empiriste, d'une part, le voeu d'une soumission méthodologique aux faits d'expérience et, d'autre part, une interprétation systématique de la portée et de la signification de l'expérience à deux points de vue distincts: la signification de l'expérience telle que la pratique l'observateur ou le psychologue et celle de l'expérience telle que la connaît et l'organise le sujet qui construit ses connaissances. Le propre de l'empirisme classique est d'avoir fourni une interprétation philosophique de ce qu'est l'expérience à ce double point de vue et de son rôle dans la formation des connaissances, mais avant les premiers balbutiements d'une science expérimentale authentique de la perception et de l'intelligence.

Aussi, Piaget insiste-t-il sur le fait qu'on peut être un psychologue strictement expérimentaliste tout en interprétant la connaissance de façon anti-empiriste. C'est précisément la perspective dans laquelle il s'inscrit, étant lui-même un psychologue expérimentaliste, mais non pas empiriste. En effet, son expérience d'observateur lui a appris que les connaissances construites par le sujet ne sont pas dues à l'expérience seule et que l'expérience en général comporte toujours une structuration dont la philosophie empiriste n'a pas vu l'ampleur.

Pour Piaget, les principales lacunes de l'empirisme sont donc les suivantes:

1. L'argumentation empiriste contre les idées innées n'est pas entièrement probante, car des structures héréditaires peuvent se manifester non pas dès la naissance mais au cours d'un processus de maturation progressive et jouer un rôle dans la formation des opérations de la pensée;
2. L'empirisme classique a sous-estimé le rôle de la logique, qui procède de la coordination générale des actions du sujet et qui conduit ainsi à rétablir le rôle du sujet épistémique dans la connaissance
3. L'analyse psychologique des mécanismes d'apprentissage en fonction de l'expérience nous apprend que cette lecture est toujours fonction d'un cadre logico-mathématique qui joue un rôle de structuration et non pas de simple formulation. Tout apprentissage suppose ainsi une logique et l'apprentissage des structures logiques repose lui-même sur des structures logiques ou prélogiques préalables. L'étude expérimentale de l'expérience contredit donc les interprétations de l'expérience que propose la philosophie empiriste
4. Quand les empiristes se sont proposés de retracer la formation des notions, inaugurant ainsi les recherches génétiques, ils se sont contentés de genèses très schématisées, reconstituées idéalement ou réflexivement, en oubliant que les seules méthodes valables à cet égard sont celles qu'utilisent de façon systématique la méthode historico-critique, la sociogenèse et la psychogenèse.

Piaget établit donc une distinction claire entre empirisme épistémologique et science expérimentale, afin de bien montrer qu'un expérimentaliste n'est pas nécessairement un empiriste. Il constate par ailleurs que plus une science expérimentale est jeune, plus ses représentants sont proches de l'empirisme traditionnel alors que l'usage de modèles logiques et mathématiques permet justement de dissocier clairement la pratique de l'expérimentation et l'interprétation empiriste.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Doctrines empiristes
(...) un vaste courant de pensée épistémologique, représenté surtout dans les pays anglo-saxons, a cherché à dériver toute connaissance de la seule expérience, par opposition à l'hypothèse des idées innées ou à toute interprétation fondée soit sur les universaux platoniciens ou péripatéticiens, soit sur les activités constructrices du sujet (en un sens cartésien ou kantien). L.C.S., p. 24

Empirisme épistémologique vs science expérimentale
On appelle empirisme épistémologique la doctrine selon laquelle toute connaissance proviendrait de l'expérience externe ou interne, l'expérience étant elle-même conçue comme une lecture ou un enregistrement de propriétés déjà tout organisées, soit dans les objets (expérience externe: par exemple lorsque d'Alembert croit pouvoir tirer les nombres entiers de la sensation des objets discontinus), soit dans le sujet (expérience interne: par exemple lorsque Helmhotz croit pouvoir tirer l'idée d'ordre de la succession de nos états de conscience comme s'ils étaient ordonnés par eux-mêmes indépendamment de toute reconstitution active). L.C.S, p. 37
Une science expérimentale, par contre, est une science pour laquelle l'expérimentation constitue une condition nécessaire du savoir. Mais cela ne signifie pas que cette condition soit suffisante, car elle peut être combinée avec d'autres procédés cognitifs tels que la déduction mathématique. Cela ne signifie pas non plus que l'on interprète l'expérimentation sur le modèle empirique de l'expérience, car l'expérimentation ne se réduit jamais à une simple lecture mais comporte une part de structuration intervenant dans les activités de l'expérimentateur et dans l'interprétation des données en apparence les plus immédiates. L.C.S, p. 37

Empirisme
L'empirisme ne se borne pas (...) à insister sur la nécessité de l'expérimentation en toutes les disciplines portant sur les questions de faits (psychologie, etc.), car sur ce point tout le monde est d'accord. Il ajoute à cela une interprétation particulière de l'expérience, tant celle du savant que celle du sujet humain en général (objet des études psychologiques et sociologiques), en réduisant cette expérience à un simple enregistrement des données observables au lieu d'y voir comme d'autres épistémologies une structuration active des objets, toujours solidaire des actions du sujet et de ses essais d'interprétation. E.S.H., p.83

Insuffisances de l'empirisme
La première raison essentielle des insuffisances de l'empirisme tient à ce fait général (...) que l'être vivant (et cela est vrai de ses fonctions cognitives comme de tous ses organes quels qu'ils soient) est composé d'«appareils» tandis que le milieu physique ne consiste qu'en «phénomènes». Or un appareil exécute des travaux, ce qui revient à dire que le milieu est sans cesse transformé par l'être vivant qui l'assimile sur tous les plans: physico-chimique, fonctionnel et cognitif. Il se trouve alors que la connaissance repose à tous les niveaux sur des interactions entre le sujet et les objets, et que, même quand la connaissance prend le sujet comme objet, il y a constructions d'interactions entre le sujet-qui-connaît et le sujet-connu. Il en résulte qu'aucun objet de connaissance quel qu'il soit (sujet compris) n'est jamais connu en lui-même, sinon par approximations successives tendant vers une limite au sens précis du terme, c'est-à-dire reculant à l'infini. L.C.S., p. 590.

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[…] c’est en réalisant un équilibre toujours plus mobile et plus stable que les opérations finissent par prendre une forme logique proprement dite au terme d’une évolution débutant par des conduites étrangères à toute logique stricte […].