Fondation Jean Piaget

Image mentale: les recherches

Recherches sur la formation du symbole
Image et opération: position du problème
Méthodologie
Bilan des recherches


Recherches sur la formation du symbole

Les travaux sur l’image mentale réalisés dans les années soixante avec Bärbel Inhelder s’inscrivent naturellement dans la construction de l’oeuvre. Des recherches sur les origines de l’image avaient déjà été réalisées par Piaget vers le début des années trente, c’est-à-dire avant les études sur les notions et les structures opératoires caractéristiques de la pensée concrète.

Les premières recherches sur l’image avaient plus précisément été réalisées dans le contexte des travaux sur les débuts de la fonction symbolique chez l’enfant (JP45). Piaget et Inhelder ne pouvaient pas manquer de reprendre la question de l’image là où les anciens travaux l’avait laissée.

Image et imitation

Dans ces anciens travaux, Piaget avait montré comment l’image mentale est le résultat de l’intériorisation du processus d’accommodation d’un schème d’action ou de perception à la réalité qu’il cherche à assimiler.

Lorsque Jacqueline perçoit un enfant hurler et taper des pieds (obs. 52[FS]), cette perception n’est nullement passive. Jacqueline suit activement des yeux le déroulement de la scène, et il est fort probable qu’elle imite spontanément, mais de façon intérieure et sans conscience d'imitation [à ne pas confondre avec l'imitation intériorisée effectuée ultérieurement et en l'absence du modèle imité], les cris et les mouvements perçus.

Lorsque elle reproduit plus tard ces cris et ces mouvements, il est certain qu’elle aura conscience d’imiter l’action de l’enfant perçue le jour précédent.

L’image mentale va apparaître lorsque le sujet utilisera cette capacité d’imiter de manière intériorisée et différée une scène qu’il a perçue précédemment, dans le but de représenter cette scène ou cet objet.

Le sujet est alors conscient du lien qu’il établit par ce moyen entre la scène ou l’objet représenté, et l’imitation intériorisée qui lui sert à représenter intentionnellement, pour des buts qui peuvent être variés, cette scène ou cet objet.

Il est bien évident que le sujet peut concevoir ce lien dans la mesure où il a, par ailleurs, construit des cadres spatiaux et temporels d’assimilation qui lui permettent de distinguer la scène qu’il est activement en train de reproduire par imitation, de celle originellement perçue.

L’image, une activité du sujet

En proposant cette conception de l’image mentale, Piaget rompait avec celle, traditionnelle, de la philosophie et de la psychologie, selon laquelle l’image se confondrait avec la trace laissée par la perception (passive) d’un objet venant se projeter sur l’une ou l’autre des zones sensorielles du cerveau.

Pour Piaget au contraire, toute perception est active, et c’est donc la reprise d’un schème de perception, ou plus généralement d’un schème d’action, en dehors de son contexte d’emploi originel qui, en son versant accommodateur, constitue l’image mentale au moyen duquel l’enfant se représente une réalité.

En accord cette fois avec les linguistes, et en particulier avec de Saussure, Piaget considérait dans le même ouvrage l’image mentale (et l’image tout court) comme étant l’un des procédés de base de la fonction sémiotique, l’autre étant le langage.

Mais alors la question se pose tout naturellement de savoir quels sont les rapports de cet instrument de représentation qu’est l’image avec la pensée.

Haut de page

Image et opération: position du problème

Lorsque, dans les années soixante, Piaget et Inhelder reposent la question de l’image, le nombre impressionnant des recherches consacrées au développement des notions mathématiques et physiques a mis en évidence la façon dont l’intelligence représentative est le résultat d’une pensée devenue opératoire, qui ne cherche plus dans la description des états d’une situation (par exemple les points d’arrivée de deux baguettes) la réponse à ses questions, mais au contraire place au coeur de ses solutions les transformations qui engendrent ces états (par exemple le déplacement des parties d’un objet).

L’imitation comme source possible de l’opération

Seulement l’image mentale elle-même pourrait fournir la clé de l’apparition de la pensée opératoire.

Il se pourrait en effet que les opérations intellectuelles (les opérations numériques, spatiales, etc.) trouvent leur origine dans l’accommodation des schèmes aux transformations des scènes ou des objets extérieurs.

Une telle solution satisferait l’une des thèses centrales de la psychologie génétique: le rôle essentiel attribué à l’activité du sujet dans la genèse de l’intelligence et de la connaissance.

D’un autre côté, elle contredirait la thèse centrale de l’épistémologie génétique selon laquelle les normes et les formes de l’intelligence et de la connaissance ont leur source dans le sujet et ne sont pas le reflet de formes découvertes par celui-ci dans la réalité extérieure.

Selon cette thèse, les opérations par lesquelles le sujet organise et transforme la réalité extérieure ne sauraient donc être la copie de transformations extérieures, quand bien même ces transformations seraient appréhendées par un processus d’accommodation des schèmes à de telles transformations.

Pourtant il est clair que, sauf peut-être dans les premières semaines qui suivent la naissance, l’enfant ne cesse par son activité perceptive de suivre les déplacements des objets extérieurs. Il est donc tout à fait possible que l’image mentale comme prolongement de cette activité d’accommodation de la perception à la dynamique du monde extérieur fournisse la solution au problème de l’origine des opérations de l’intelligence (il est vrai que la question centrale de l’épistémologie: «comment expliquer l’existence des sciences rationnelles?» resterait alors sans réponse).

Mais bien sûr, face à cette situation, il ne saurait être question pour Piaget de continuer à adopter la thèse constructiviste de l’épistémologie génétique sans rechercher des données empiriques ou expérimentales susceptibles, sinon de la démontrer, du moins de la conforter.

De l’appui mutuel de la psychologie et de l’épistémologie

Le problème général qu’il s’agit de résoudre à travers les études sur le développement de l’image mentale chez l’enfant n’est donc plus celui de l’origine de l’image, mais celui des rapports entre image et intelligence (JP66a).

Plus précisément il s’agit de savoir si la capacité de représenter par l’image les transformations des objets est antérieure à l’acquisition des opérations intellectuelles, et en particulier des opérations spatiales dont la genèse a été décrite dans une série d’ouvrages, ou si au contraire elle lui succède.

Lors des études sur la genèse des notions représentatives, il a certes été montré que ces opérations prolongent les préopérations logiques et mathématiques.

Pourtant, même si ce dernier résultat tend à renforcer l’épistémologie constructiviste qui accorde la primauté au sujet dans l’origine des connaissances et de l’intelligence, il n’apporte pas une réponse absolue au problème de l’origine épistémologique des opérations (cette origine se trouve-t-elle dans le sujet ou dans l’objet?). Il se pourrait en effet très bien que les préopérations soient elles aussi le reflet direct des activités accommodatrices du sujet.

Les nouvelles recherches sur l’image sont importantes pour l’épistémologie. Selon que la réponse apportée par les enquêtes psychologiques fera pencher la balance dans un sens ou dans l’autre, il en résultera en effet, non pas la démonstration, mais un supplément d’évidence en faveur de l’une des deux thèse épistémologiques en présence (l’empirisme ou le constructivisme).

La psychologie avait elle aussi tout à gagner de ces recherches. L’image mentale est un objet d’étude classique de cette dernière discipline. L’enquête psychogénétique conduite par Inhelder et Piaget ne pouvait manquer de jeter un nouvel éclairage sur cet objet. Et sur le plan théorique, elle pouvait permettre d’apporter de nouveaux arguments à l’encontre de la thèse de l’associationnisme dont la psychologie de l’image s’est longtemps nourrie.

Haut de page

Méthodologie

Pour étudier l’image mentale, Inhelder et Piaget ont adopté une stratégie de détour. Les images mentales étant par définition hors de portée des moyens d’observation psychologique, ils ont créé des situations dans lesquelles les sujets étaient conduits à extérioriser leurs capacités imaginatrices.

Soit, par exemple, une tige placée verticalement sur une table et que l’on fait culbuter de 90 degrés (on peut supposer que le pied du bâton est agrafé à la table). Le psychologue demandera aux enfants, soit avant la culbute, soit après, de représenter le tracé du sommet supérieur de la tige, ou encore de faire un dessin de celle-ci la décrivant à différents moments de sa chute.

L’intérêt de cette situation est manifeste. D’abord on peut noter que les culbutes appartiennent à l’univers du sujet depuis sa plus tendre enfance. Le sujet a donc eu mille fois l’occasion de constater le mouvement produit par des objets qui tombent d’une façon proche de celle décrite par la situation expérimentale.

D’autre part, les questions d’anticipation, dans lesquelles les sujets doivent décrire la chute de l’objet avant de la percevoir, apparaissent comme un moyen d’autant plus valable d’extériorisation de l’image mentale que le dessin qu’il s’agit de produire implique peu de difficulté technique.

Si l’enfant ne parvient pas à représenter correctement la trajectoire ou les différents placements de la tige, il est plus que probable que la même difficulté se présentera à lui si on lui demande simplement de se représenter la scène dans sa tête.

D’ailleurs certaines situations permettent de conforter ce postulat de méthode.

Dans ces situations (le déplacement d’un objet par exemple), on peut demander à l’enfant non pas de dessiner un mouvement, mais de réaliser simultanément un même déplacement (il tient un objet similaire dans sa main), puis de le représenter par le même geste, ou encore d’utiliser des dessins déjà faits.

Ces situations aboutissent aux mêmes résultats que les autres.

Haut de page

Bilan des recherches

Toutes les recherches (plus d’une vingtaine, dont certaines sont des adaptations d’anciennes études) aboutissent au même résultat: ce n’est que lorsque l’enfant maîtrise ses propres opérations sur les objets qu’il parvient non seulement à anticiper, mais également à représenter (et à se représenter) après coup, de façon imagée, des transformations extérieures similaires.

Certes on peut, à la lecture de ces résultats, se demander s’ils ne valent pas que pour des situations dans lesquelles les transformations sont semblables aux opérations logiques ou mathématiques.

Seulement il faut bien voir que toutes les transformations extérieurement observables du réel mettent en jeu des modifications "numériques", "logiques", et en tous les cas spatiales (pour ce qui est du visuel tout au moins; mais ce qui est vrai pour celui-ci, concernant les problèmes épistémologiques et psychologiques généraux, a de fortes chances d’être vrai pour l’audition, l’image motrice, etc.).

Image mentale et hallucination

Reste la possibilité de mécanismes de production d’images plus archaïques que ceux étudiés par Piaget et Inhelder ().

Ce pourrait être par exemple le cas des images du rêve ou de l’hallucination. Mais, plutôt que d’images psychologiques, ce qui peut être en jeu dans ces phénomènes est peut-être simplement la mise en activité, par voie archaïque, de schèmes d’action et de perception en dehors de leurs contextes habituels d’application.

Une question qui se pose alors est de savoir si l’image mentale psychologique trouve son origine dans ces mécanismes infrapsychologiques. L’étude sur la formation du symbole apporte une toute autre réponse. Quoi qu’il en soit, il paraît évident que les images mentales intentionnellement composées par le sujet pour se représenter un objet font appel aux mêmes processus que ceux qui interviennent dans les expériences d’Inhelder et Piaget, même s’il s’y ajoute des processus de type activation de schèmes perceptifs.

Ce que démontrent aussi bien les anciennes recherches sur la formation du symbole chez l’enfant, que les nouvelles études sur l’image mentale est que l’image d’un objet ou d’une scène, comme l’image d’une transformation, ne sont en aucune façon réductibles à un processus infrapsychologique du type de celui que manifeste l’hallucination. Elles peuvent utiliser le même appareil perceptivo-moteur que celle-ci. Mais cet usage n’a certainement pas la même source.

En ce qui concerne les images psychologiques, dont les recherches sur l’image mentale montrent qu’elles sont composées de deux sous-classes (les images d’état et les images de transformation), leur origine se trouve assez manifestement dans l’activité d’un sujet psychologique, cette activité se réalisant de façon différente selon le niveau de dveloppement intellectuel atteint par l’enfant.

Quant aux "images hallucinatoires", qui ne sont pas l’objet des recherches de Piaget, le seul aspect qui pourrait intéresser la psychologie génétique est celui des "innovations" qu’elles pourraient apporter à la pensée dirigée (ce qui ne signifie pas, loin de là, que celle-ci ne soit pas capable de faire preuve de créativité).

Bref, pour produire des images de transformations, il faut les concevoir, ou plus précisément les construire au moyen des opérations intellectuelles. La différence essentielle qui subsiste entre l’image de transformation et l’opération pourrait bien alors se réduire au fait qu’une opération telle que celle de la rotation est usuellement employée pour produire une transformation, alors que dans le cas de l’image, l’opération est utilisée pour construire la copie de la transformation extérieure.

Haut de page







La pensée biologique est aussi réaliste que la pensée mathématique est idéaliste. La déduction ne joue, en effet, qu’un rôle minimum dans la construction des connaissances biologiques, et cela dans la mesure où la réalité vivante est liée à une histoire. L’observation et l’expérimentation constituent ainsi les sources essentielles du savoir biologique et il ne vient à l’esprit d’aucun biologiste de considérer l’objet de ses recherches comme le produit de ses propres opérations mentales (sauf en ce qui concerne les coupures en partie conventionnelles de la classification).