Fondation Jean Piaget

La formation des structures de groupe et de groupement

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Présentation

C’est en termes de groupes et de groupements que Piaget caractérise l’organisation des conduites ou actions coordonnées qui caractérisent l’intelligence sensori-motrice ainsi que les structures opératoires de la pensée naturelle (pensée représentative) ou structures de la connaissance qui s’élaborent au cours de la psychogenèse et sont sources de nécessités déductives. Elles correspondent à la manière dont les actions ou opérations du sujet se composent entre elles, formant des structures d’ensemble qui présentent, à titre de systèmes, des lois de totalité indépendantes des éléments sur lesquels elles sont appliquées. Il ne s’agit pas ici de structures thématisées comme le sont celles du logicien puisque le sujet ne réfléchit pas sur les opérations qu’il utilise et n’est pas en mesure de les formuler. Elles renvoient plutôt aux instruments de la conduite que Piaget cherche à formaliser en recourant à des modèles empruntés à la logique symbolique élémentaire. Les opérations constitutives des structures de la pensée peuvent être de nature qualitative (groupements) ou quantitative (groupes) selon la structure d’ensemble à laquelle elles appartiennent. Ce sont en effet les structures qui confèrent aux opérations leur caractère qualitatif ou quantitatif. Au cours de la psychogenèse, la construction de ces structures s’effectue de manière graduelle en trois paliers successifs, selon un processus qui n’est pas linéaire mais implique toujours une reconstruction sur un nouveau palier de ce qui a été élaboré à un palier antérieur et une série d’intégrations successives, sources d’enrichissement. Ces paliers marquent un progrès dans la force de la nécessité, du à la construction de nouvelles opérations présentant un plus grand pouvoir d’intégration par rapport aux opérations du niveau antérieur.

Un premier palier est celui des actions pratiques et matérielles que le sujet effectue sur les objets de son environnement et qui vont progressivement se coordonner entre elles. Les premières structures, de nature sensori-motrice, sont liées à l’organisation des actions et des perceptions qui comportent déjà un certain schématisme et peuvent donner lieu à de multiples relations. Par exemple, ce qui peut être saisi peut être portée à la bouche ; ce qui peut être regardé peut être saisi, mais la réciproque n’est pas vraie puisque tous les objets regardés ne peuvent pas nécessairement être saisis. Ce schématisme des actions est à l’origine des premières coordinations. Piaget appelle groupe pratique des déplacements les compositions des actions qui vont résulter de la coordination progressive des déplacements. Initialement, le jeune enfant ne distingue pas les changements de positions des changements d’états de sorte qu’il n’y a pas de permanence de l’objet. La constitution du groupe de déplacements, qui s’effectue en solidarité étroite avec celle de l’objet lui-même, suppose l’élaboration d’un espace unique dans lequel le sujet parvient à se situer à titre d’objet parmi les autres. Cette première structure n’existe pas dès le départ mais se constitue graduellement et représente la première forme d’équilibre atteinte, au niveau de l’intelligence sensori-motrice, par les déplacements du sujet et ses actions sur l’objet. Lors du passage de l’action à la représentation, le sujet devra reconstruire à un nouveau palier les structures initialement élaborées au plan de l’action. Ce passage d’une logique de l’action à une logique opératoire va s’effectuer de manière très graduelle et impliquer des mécanismes de différenciation, de coordination et d’intégration, sources de nécessités déductives.

Le second palier est celui des opérations concrètes de nature logico-arithmétique et infra-logique qui sont relatives à un seul système de références. Les structures élaborées à cette étape relèvent d’une logique qualitative traduisant le mode d’organisation des opérations, c’est-à-dire des actions intériorisées et réversibles grâce auxquelles le sujet parvient à se représenter les transformations résultant de ses propres actions ou des actions des objets les uns sur les autres. Ces opérations, qualifiées de «concrètes», demeurent cependant limitées dans la mesure où, tout en faisant intervenir la représentation, elles ne peuvent se constituer sans le support d’objets concrets et manipulables. Il s’agit des opérations de classesl et de relationsl qui peuvent être appliquées à des objets discrets (Piaget parle alors de groupements logico-arithmétiques) ou encore à des parties ou éléments d’objets continus (il parle alors de groupements infra-logiques). Ces opérations prennent appui sur des formes de réversibilité distinctes, l’une par inversion (groupements de classes) et l’autre par réciprocité (groupements de relations). La structure de groupement propre à la combinaison de ces opérations se retrouve en huit systèmes distincts ou groupements élémentaires (JP42): quatre de classes et quatre de relations, selon qu’ils sont additifs ou multiplicatifs et qu’ils établissent des correspondances symétriques (ou bi-univoques) ou asymétriques (co-univoques). Ces groupements représentent les premières structures logiques élémentaires susceptibles d’une certaine fermeture et c’est donc avec elles que débutent les premières formes de nécessités. Ces structures seront à leur tour intégrées dans des structures plus riches et plus larges, permettant de regrouper au sein d’une seule et même structure d’ensemble les systèmes d’opérations concrètes antérieurement construits.

Le troisième palier est celui des opérations hypothético-déductives propres à la pensée formelle permettant de raisonner sur des ensembles d’opérations possibles ou sur des propositions qui sont alors considérées à titre d’hypothèses. Il correspond à la formation d’une nouvelle structure intégrant les structures du niveau précédent. Il ’agit de la structure de groupe INRC formée par la composition non plus simplement des opérations, mais des systèmes d’opérations eux-mêmes, ce qui permet de raisonner à partir d’une combinatoire et d’inférer le réel à partir d’un certain nombre de possibles déductibles. Cette structure de groupe combine, au sein d’un seul et même système de transformations, les deux formes de réversibilité par inversion et réversibilité par réciprocité caractérisant respectivement les groupements antérieurs de classe et de relation. Elle présente un niveau d’abstraction plus élevé puisqu’elle consiste en une «structure de structures» ou un «groupement de groupements». En effet, ce qui est combiné, ce ne sont plus des objets, comme à l’étape précédente, mais des opérations réelles ou virtuelles portant sur ces objets ou encore des hypothèses exprimées verbalement et symbolisables par des propositions.

Piaget et Garcia associent la formation de ces différentes structures à la succession des étapes intra-, inter et transopérationnelles que l’on retrouve dans l’évolution sociogénétique de l’algèbre. Les structures opératoires concrètes se situent à un niveau interopérationnel. Elles permettant déjà de constituer des systèmes de transformations en coordonnant entre elles certaines opérations, ce qui leur confère un début de pouvoir déductif, mais elles demeurent limitées faute d’être libérées des manipulations concrètes. Les structures opératoires formelles se situent à un niveau transopérationnel puisqu’elles ne consistent pas simplement à opérer des transformations au sein d’un système, mais comportent une combinatoire qui leur permet de relier entre eux des systèmes de transformations, par exemple la combinaison de déplacements appartenant à deux systèmes de référence.

Le passage d’une structure à une autre traduit à la fois un élargissement du champ de la connaissance possible et un progrès dans la nécessité logique puisque celle-ci relève précisément des compositions effectuées par le sujet. Il s’accompagne d’une amélioration des formes d’équilibre résultant de l’intégration du dépassé dans le dépassant. Piaget insiste toutefois sur le caractère inachevé de ces constructions mentales qui demeurent ouvertes et susceptibles de se prolonger en constructions ultérieures. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il y a alternance continuelle d’états d’équilibre et de déséquilibres donnant lieu à des rééquilibrations qui permettent de passer d’une forme d’équilibre à un autre qui lui est supérieure. Un même processus d’équilibration intervient tant au niveau de la sociogenèse des connaissances qu’à celui de la psychogenèse et c’est pourquoi Piaget parle de mécanismes communs quels que soient le degré d’élaboration ou d’achèvement des connaissances dans la hiérarchie des savoirs.

©Marie-Françoise Legendre

Toute extrait de la présente présentation doit mentionner la source: Fondation Jean Piaget, Piaget et l'épistémologie par M.-F. Legendre
Les remarques, questions ou suggestons peuvent être envoyées à l'adresse: Marie-Françoise Legendre.

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Citations

Groupements
(…) les opérations de la logique qualitative, à quantification uniquement intensive, peuvent donner lieu à des compositions précises, selon des structures dont il est relativement aisé de suivre le développement génétique chez l'enfant. Nous avons donné à ces structures le nom de groupements parce qu'elles sont à la fois parentes des «groupes» mathématiques élémentaires (qui en dérivent psychologiquement) et bien différentes à cause même de ces limitations dues à la dichotomie et à la contiguïté. I.E.G., Vol. II., p. 85
Le groupement constitue (…) une structure intermédiaire entre les réseaux et les groupes : il est un réseau réversible. I.E.G., Vol. II., p. 87

Passage des groupements aux groupes
Le passage du «groupement» qui est de caractère simplement logique, à ceux des «groupes» qui relèvent de la quantification mathématique, marque donc une étape décisive dans la constitution de la quantité. I.E.G., Vol. II., p. 87

Groupements et groupes
(…) seule la structure d’ensemble de la totalité opératoire dans laquelle sont insérés les éléments permet de distinguer la nature, soit logique (quantité intensive), soit mathématique (quantité extensive ou numérique). (…) Il est donc évident que c’est le «groupement» ou le «groupe» des opérations en jeu qui est déterminant et non pas la nature des éléments comme tels, laquelle, s’ils sont isolés, reste indéterminable, à parler rigoureusement. I.E.G., Vol. I, p. 102.

Groupements logiques
(…) les groupements logiques ne sont que le résultat intériorisé et équilibré des coordinations entre actions, coordinations qui, dès leurs formes les plus humbles, présentent des mises en relation entre mouvements successifs, des retours et des détours qui conduiront à la composition, à la réversibilité et à l’associativité opératoire. La logique est donc en germe dès les schèmes de l’activité sensori-motrice et perceptive tout en ne constituant que la forme finale d’équilibre de ces coordinations de départ. I.E.G., Vol. I, p 137.

Groupement des opérations et système de coopération
De plus, le groupement des opérations ne pouvant être l’œuvre d’un seul individu, puisqu’il suppose la coordination des points de vue et leur réciprocité, l’objectivité qu’il constitue implique une dimension inter-individuelle, donc un système de coopération, c’est-à-dire au sens propre de co-opérations entre observateurs multiples. I.E.G., Vol.II., p. 134.

Structure de groupe
(…) la structure de groupe, au lieu d’être tirée de l’expérience, par une abstraction simple à partir de l’objet, est découverte au cours des expériences, c’est-à-dire des actions exercées sur l’objet, mais par abstraction constructive à partir des coordinations même de l’action. I.E.G., Vol. I, p.190.

Construction des structures
(…) il n’existe point de structures a priori, car toutes les structures se construisent. Mais toute structuration implique un fonctionnement antérieur à elle, car sans un fonctionnement continu, lié en son point de départ à l’organisation biologique même, aucune action n’est possible. (…) Ce fonctionnement se poursuit au travers de structures successives dont chacune tire ses éléments par une sorte d’abstraction, des structures précédentes, tout en les regroupant selon une forme d’équilibre supérieure. I.E.G., Vol. I, p. 252.

Hiérarchie de structures
(…) le tableau que fournit la pensée naturelle est (…) celui d’une hiérarchie continue telles que les structures cognitives d’un certain niveau jouent toujours simultanément le rôle de formes par rapport aux structures de niveaux inférieurs (qui sont encore des formes) et le rôle de contenus par rapport aux structures de niveaux supérieurs. C’est ainsi que les structures opératoires concrètes sont des formes par rapport aux schèmes sensori-moteurs (…) mais elles constituent des contenus par rapport aux structures opératoires hypothético-déductives. E.E.G., Vol. 14, E.M.P. p. 264.

Idée (structure) d'ordre
(…) l'idée d'ordre est construite par l'intelligence et s'impose à celle-ci avec nécessité parce que les démarches de l'intelligence sont elles-mêmes ordonnées; et si les démarches sont ordonnées c'est que les opérations qui dirigent ces démarches dérivent d'actions qui comportent déjà un ordre; et si les actions présentent déjà un certain ordre, c'est qu'elles dérivent elles-mêmes des mécanismes nerveux ou biologiques impliquant dès le départ certaines relations d'ordre, etc. L'idée d'ordre résulte ainsi de reconstructions par paliers, et de reconstructions toujours plus larges parce qu'issues d'abstraction réfléchissantes qui généralisent sur chaque nouveau palier les éléments tirés du précédent (…). L.C.S., p. 387.

Structures opératoires de l’intelligence
(…) sous leur forme la plus générale, les structures opératoires de l'intelligence sont des systèmes de transformation, mais telles qu'elles conservent le système à titre de totalité invariante. B.C., p. 60
(...)
Cette conservation du tout au travers des transformations suppose alors un réglage de celles-ci impliquant un jeu de compensations ou de corrections régulatrices. Ce mécanisme régulateur correspond alors (…) à la réversibilité des opérations sous forme d'inversions ou de réciprocités qui permettent de remonter le cours des transformations sans être entraîné dans le flux irréversible de l'entropie croissante (au double sens de la thermodynamique pour la vie et les systèmes d'information pour la connaissance). B.C., pp. 60-61.

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[…] si la biologie est essentiellement, et presque passivement, soumise à son objet, cet objet […] c’est-à-dire l’être vivant, n’est autre chose que le sujet comme tel ou du moins le point de départ organique d’un processus qui, avec le développement de la vie mentale, aboutira à la situation d’un sujet capable de construire les mathématiques elles-mêmes.