NATURE ADAPTATIVE DE L'INTELLIGENCE

Si l'intelligence est adaptation, il convient avant toutes choses de définir cette dernière. Or, à écarter les difficultés du langage finaliste, l'adaptation doit être caractérisée comme un équilibre entre les actions de l'organisme sur le milieu et les actions inverses. On peut appeler « assimilation », en prenant ce terme clans le sens le plus large, l'action de l'organisme sur les objets qui l'entourent, en tant que cette action dépend des conduites antérieures portant sur les mêmes objets ou d'autres analogues. En effet, tout rapport entre un être vivant et son milieu présente ce caractère spécifique que le premier, au lieu d'être soumis passivement au second, le modifie en lui imposant une certaine structure propre. C'est ainsi que, physiologiquement, l'organisme absorbe des substances et les transforme en fonction de la sienne. Or, psychologiquement, il en va de même, sauf que les modifications dont il s'agit alors ne sont plus d'ordre substantiel, mais uniquement fonctionnel, et sont déterminées par la motricité, la perception ou le jeu des actions réelles ou virtuelles (opérations conceptuelles, etc.). L'assimilation mentale est donc l'incorporation des objets dans les schèmes de la conduite, ces schèmes n'étant autres que le canevas des actions susceptibles d'être répétées activement.

Réciproquement, le milieu agit sur l'organisme, et l'on peut désigner, conformément à l'usage des biologistes, cette action inverse sous le terme d’ « accommodations », étant entendu que l'être vivant ne subit jamais telle quelle la réaction des corps qui l'environnent, mais qu'elle modifie simplement le cycle assimilateur en l'accommodant à eux. Psychologiquement, on retrouve le même processus, en ce sens que la pression des choses aboutit toujours, non pas à une soumission passive, mais à une simple modification de l'action portant sur elles. Cela dit, on peut alors définir l'adaptation comme un équilibre entre l'assimilation et l'accommodation, ce qui revient donc à dire un équilibre des échanges entre le sujet et les objets.

Or, dans le cas de l'adaptation organique, ces échanges, étant de nature matérielle, supposent une inter-pénétration entre telle partie du corps vivant et tel secteur du milieu extérieur. La vie psychologique débute au contraire, nous l'avons vu, avec les échanges fonctionnels, c'est-à-dire au point où l'assimilation n'altère plus de façon physico-chimique les objets assimilés, mais les incorpore simplement dans les formes de l'activité propre (et où l'accommodation modifie seulement cette activité). On comprend alors que, à l'interpénétration directe de l'organisme et du milieu, se superposent, avec la vie mentale, des échanges médiats entre le sujet et les objets, s'effectuant à des distances spatio-temporelles toujours plus grandes et selon des trajets toujours plus complexes. Tout le développement de l'activité mentale, de la perception et de l'habitude à la représentation et à la mémoire, ainsi qu'aux opérations supérieures du raisonnement et de la pensée formelle, est ainsi fonction de cette distance graduellement accrue des échanges, donc de l'équilibre entre une assimilation de réalités de plus en plus éloignées à l'action propre et une accommodation de celle-ci à celles-là.

C'est en ce sens que l'intelligence, dont les opérations logiques constituent un équilibre à la fois mobile et permanent entre l'univers et la pensée, prolonge et achève l'ensemble des processus adaptatifs. L'adaptation organique n'assure, en effet, qu'un équilibre immédiat, et par conséquent limité, entre l'être vivant et le milieu actuel. Les fonctions cognitives élémentaires, telles que la perception, l'habitude et la mémoire, la prolongent dans le sens de l'étendue présente (contact perceptif avec les objets distants) et des anticipations ou reconstitutions proches. Seule l'intelligence, capable de tous les détours et de tous les retours par l'action et par la pensée, tend à l'équilibre total, en visant à assimiler l'ensemble du réel et à y accommoder l'action, qu'elle délivre de son assujettissement au hic et au nunc initiaux. (La psychologie de l'intelligence, Paris, A. Colin, 1947, pp. 13 à 15.)