FORMES VITALES ET MENTALES

L'intelligence apparaît, au total, comme une structuration imprimant certaines formes aux échanges entre le ou les sujets et les objets environnants, auprès ou au loin. Son originalité tient essentiellement à la nature des formes qu'elle construit à cet effet.

La vie elle-même est déjà « créatrice de formes », comme l'a dit Brachet[1]. Assurément ces « formes » biologiques sont celles de l'organisme, de chacun de ses organes et des échanges matériels qu'ils assurent avec le milieu. Mais, avec l'instinct, les formes anatomo-physiologiques se doublent d'échanges fonctionnels, c'est-à-dire de « formes » de conduites. L'instinct n'est, en effet, qu'un prolongement fonctionnel de la structure des organes : le bec d'un pic se prolonge en instinct percuteur, une patte fouisseuse en instinct de fouille, etc. L'instinct est la logique des organes, et c'est à ce titre qu'il parvient à des conduites dont la réalisation, sur le plan des opérations proprement dites, supposerait souvent une intelligence prodigieuse quand bien même les « formes » peuvent en paraître au premier abord analogue (comme dans la recherche de l'objet en dehors du champ de perception et à des distances diverses).

L'habitude, la perception constituent d'autres « formes », comme la théorie de la Gestalt y a insisté en dégageant les lois de leur organisation. La pensée intuitive en présente de nouvelles encore. Quant à l'intelligence opératoire, elle est caractérisée, nous l'avons vu sans cesse, par ces « formes » mobiles et réversibles que constituent les groupes et les groupements.

A vouloir replacer dans les considérations biologiques d'où nous sommes partis (chap. Ier) ce que nous a appris l'analyse des opérations de l'intelligence, il s'agit donc, pour conclure, de situer les structures opératoires dans l'ensemble des « formes » possibles. Or, un acte opératoire peut ressembler de près, par son contenu, à un acte intuitif, à un acte sensori-moteur ou perceptif et même à un acte instinctif : une figure géométrique peut ainsi être le produit d'une construction logique, d'une intuition préopératoire, d'une perception, d'une habitude automatisée et même d'un instinct bâtisseur. La différence entre les divers niveaux ne tient donc pas à ce contenu, c'est-à-dire à la « forme » en quelque sorte matérialisée qu'est le résultat de l'acte[2], mais à la « forme » de l'acte lui-même et de son organisation progressive. Dans le cas de l'intelligence réflexive parvenue à son équilibre, cette forme consiste en un certain « groupement » des opérations. (La psychologie de l'intelligence, Paris, A. Colin, 1947, pp. 199-200.)

[1] Et, de ce point de vue, les schèmes d'assimilation qui dirigent le développement de l'intelligence sont comparables aux « organisateurs » qui interviennent dans le développement embryologique.

[2] Il est à noter que c'est justement sur cette forme extérieure qu'a surtout insisté la « théorie de la Forme », ce qui devait la conduire à trop négliger la construction génétique.