DE L'ACTION A LA PENSÉE

En réalité, c'est exclusivement du point de vue fonctionnel que l'on peut retrouver dans l'intelligence sensori-motrice l'équivalent pratique des classes, des relations, des raisonnements et même des groupes de déplacements sous la forme empirique des déplacements eux-mêmes. Du point de vue de la structure, et par conséquent de l'efficience, il demeure entre les coordinations sensori-motrices et les coordinations conceptuelles un certain nombre de différences fondamentales, à la fois quant à la nature des coordinations elles-mêmes et quant aux distances parcourues par l'action, c'est-à-dire à l'étendue de son champ d'application.

Tout d'abord, les actes d'intelligence sensori-motrice consistant uniquement à coordonner entre eux des perceptions successives et des mouvements réels, également successifs, ces actes ne peuvent se réduire eux-mêmes qu'à des successions d'états, reliés par de courtes anticipations et reconstitutions, mais sans jamais aboutir à une représentation d'ensemble : celle-ci ne saurait se constituer qu'à la condition de rendre simultanés les états, par la pensée, et par conséquent de les soustraire au déroulement temporel de l'action. En d'autres termes, l'intelligence sensori-motrice procède comme un film au ralenti, dont on verrait successivement tous les tableaux, mais sans fusion, donc sans la vision continue nécessaire à la compréhension d'ensemble.

En second lieu, et par le fait même, un acte d'intelligence sensori-motrice ne tend qu'à la satisfaction pratique, c'est-à-dire au succès de l'action, et non pas à la connaissance comme telle. Il ne cherche ni l'explication, ni la classification, ni la constatation pour elles-mêmes, et ne relie causalement, ne classe ou ne constate qu'en vue d'un but subjectif étranger à la recherche du vrai. L'intelligence sensori-motrice est donc une intelligence vécue, et nullement réflexive.

Quant à son champ d'application, l'intelligence sensori-motrice ne travaille que sur les réalités mêmes, chacun de ses actes ne comportant ainsi que des distances très courtes entre le sujet et les objets. Sans doute elle est capable de détours et de retours, mais il ne s'agit toujours que de mouvements réellement exécutés et d'objets réels. Seule la pensée se libérera de ces distances courtes et de ces trajets réels pour chercher à embrasser la totalité de l'univers, jusqu'à l'invisible et parfois même à l'irreprésentable: c'est en cette multiplication indéfinie des distances spatio-temporelles entre le sujet et les objets que consistent la principale nouveauté de l'intelligence conceptuelle et la puissance spécifique qui la rendra apte à engendrer les opérations.

Les conditions du passage du plan sensori-moteur au plan réflexif sont donc au nombre de trois essentielles. D'abord une augmentation des vitesses permettant de fondre en un ensemble simultané les connaissances liées aux phases successives de l'action. Ensuite une prise de conscience, non plus simplement des résultats désirés de l'action, mais de ses démarches mêmes, permettant ainsi de doubler la recherche de la réussite par la constatation. Enfin une multiplication des distances, permettant de prolonger les actions relatives aux réalités mêmes par des actions symboliques portant sur les représentations et dépassant ainsi les limites de l'espace et du temps proches.

On voit alors que la pensée ne saurait être ni une traduction ni même une simple continuation du sensori-moteur en représentatif. Il s'agit de bien davantage que de formuler ou de poursuivre l'œuvre commencée: il est d'abord nécessaire de reconstruire le tout sur un nouveau plan. Seules la perception et la motricité effective continueront à s'exercer telles quelles, quittes à se charger de significations nouvelles et à s'intégrer en de nouveaux systèmes de compréhension. Mais les structures de l'intelligence sont entièrement à rebâtir avant de pouvoir être complétées: savoir retourner un objet (…) n'implique pas que l'on puisse se représenter en pensée une suite de rotations; se déplacer matériellement selon des détours complexes, et revenir à son point de départ, n'entraîne pas la compréhension d'un système de déplacements simplement imaginés; et même anticiper la conservation d'un objet, dans l'action, ne conduit pas sans plus à l'intelligence des conservations portant sur un système d'éléments.

Bien plus, pour reconstruire ces structures en pensée, le sujet va se heurter aux mêmes difficultés, mais transposées sur ce nouveau plan, que celles dont il s'est déjà rendu maître dans l'action immédiate. Pour construire un espace, un temps, un univers de causes et d'objets sensori-moteurs ou pratiques, l'enfant a dû se libérer de son égocentrisme perceptif et moteur: c'est par une série de décentrations successives qu'il est parvenu à organiser un groupe empirique des déplacements matériels, en situant son corps et ses mouvements propres parmi l'ensemble des autres. La construction des groupements et des groupes opératoires de la pensée va nécessiter une inversion de sens analogue, mais au cours d'itinéraires infiniment plus complexes : il s'agira de décentrer la pensée, non pas seulement par rapport à la centration perceptive actuelle, mais par rapport à l'action propre tout entière. (La psychologie de l'intelligence, Paris, A. Colin, 1947, pp. 144 à 146.)