LES OPÉRATIONS CONCRÈTES

L'apparition des opérations logico-arithmétiques et spatio-temporelles pose un problème d'un grand intérêt quant aux mécanismes propres au développement de la pensée. Ce n'est pas, en effet, par une simple convention, reposant sur des définitions choisies au préalable, qu'il faut délimiter le moment où les intuitions articulées se transforment en systèmes opératoires. Il y a mieux à faire qu'à découper la continuité du développement en stades reconnaissables à des critères extérieurs quelconques: dans le cas du début des opérations, le tournant décisif se manifeste par une sorte d'équilibration, toujours rapide et parfois soudaine, qui affecte l'ensemble des notions d'un même système, et qu'il s'agit d'expliquer en elle-même. Il y a là quelque chose de comparable aux brusques structurations d'ensemble décrites par la théorie de la Forme, sauf que, en l'occurrence, il se produit l'opposé d'une cristallisation englobant l'ensemble des rapports en un seul réseau statique: les opérations naissent au contraire d'une sorte de dégel des structures intuitives, et de la mobilité soudaine qui anime et coordonne les configurations jusque-là rigides à des degrés divers, malgré leurs articulations progressives. C'est ainsi que les moments où les relations temporelles sont réunies en l'idée d'un temps unique, ou que les éléments d'un ensemble sont conçus comme constituant un tout invariant, ou encore que les inégalités caractérisant un complexe de rapports sont sériées en une seule échelle, etc., constituent des moments très reconnaissables dans le développement: à l'imagination tâtonnante succède, parfois brusquement, un sentiment de cohérence et de nécessité, la satisfaction d'aboutir à un système à la fois fermé sur lui-même et indéfiniment extensible.

Le problème est par conséquent de comprendre selon quel processus interne s'effectue ce passage d'une phase d'équilibration progressive (la pensée intuitive) à un équilibre mobile atteint comme à la limite de la première (les opérations). Si la notion de «groupement» décrite au chapitre II a vraiment une signification psychologique, c'est précisément sur ce point qu'elle doit le manifester.

L'hypothèse étant donc que les rapports intuitifs d'un système considéré sont, à un moment donné, soudainement «groupés», la première question est de savoir à quel critère interne ou mental on reconnaîtra le groupement. La réponse est évidente: là où il y a «groupement» il y a conservation d'un tout, et cette conservation elle-même ne sera pas simplement supposée par le sujet à titre d'induction probable, mais affirmée par lui comme une certitude de sa pensée.

Reprenons à cet égard le premier exemple cité à propos de la pensée intuitive: le transvasement des perles. Après une longue période où chaque transvasement est censé changer les quantités; après une phase intermédiaire (intuition articulée) où certains transvasements sont censés altérer le tout, tandis que d'autres, entre vases peu différents, conduisent le sujet à supposer que l'ensemble s'est conservé, il vient toujours un moment (entre 6;6 et 7;8 ans) où l'enfant change d'attitude: il n'a plus besoin de réflexion, il décide, il a même l'air étonné qu'on lui pose la question, il est certain de la conservation. Que s'est-il donc passé? Si on lui demande ses raisons, il répond qu'on n'a rien enlevé ni ajouté; mais les petits le savaient bien aussi, et cependant ils ne concluaient pas à l'identité: l'identification n'est donc pas un processus premier, malgré E. Meyerson, mais le résultat de l'assimilation par le groupement entier (le produit de l'opération directe par son inverse). Ou bien il répond que la largeur perdue par le nouveau bocal est compensée en hauteur, etc.; mais l'intuition articulée conduisait déjà à ces décentrations d'un rapport donné, sans qu'elles aboutissent à la coordination simultanée des relations ni à la conservation nécessaire. Ou bien, surtout, il répond qu'un transvasement de A en B peut être corrigé par le transvasement inverse, et cette réversibilité est assurément essentielle, mais les petits admettaient parfois déjà un retour possible au point de départ, sans que ce «retour empirique» constitue encore une réversibilité entière. Il n'y a donc qu'une réponse légitime: les diverses transformations invoquées – réversibilité, composition des relations compensées, identité, etc. – s'appuient en fait les unes sur les autres, et c'est parce qu'elles se fondent en un tout organisé que chacune est réellement nouvelle malgré sa parenté avec le rapport intuitif correspondant, déjà élaboré au niveau précédent.

Autre exemple. Dans le cas des éléments ordonnés ABC: que l'on soumet à une demi-rotation (de 180º), l'enfant découvre intuitivement, et peu à peu, presque tous les rapports: que B reste invariablement «entre» A et C et entre C et A; qu'un tour change ABC en CBA et que deux tours ramènent à ABC, etc. Mais les rapports découverts les uns après les autres demeurent des intuitions sans lien ni nécessité. Vers 78 ans, on trouve au contraire des sujets qui, avant tout essai, prévoient: 1) que ABC s'inverse en CBA; 2) que deux inversions ramènent l'ordre direct; 3) que trois inversions en valent une, etc. Ici, encore, chacun des rapports peut correspondre à une découverte intuitive, mais tous ensemble ils constituent une réalité nouvelle, parce que devenue déductive et ne consistant plus en expériences successives, effectives ou mentales.

Or, il est facile de voir qu'en tous ces cas, et ils sont innombrables, l'équilibre mobile est atteint quand les transformations suivantes se produisent simultanément: 1) deux actions successives peuvent se coordonner en une seule; 2) le schème d'action, déjà à l'œuvre dans la pensée intuitive, devient réversible; 3) un même point peut être atteint, sans être altéré, par deux voies différentes; 4) le retour au point de départ permet de retrouver celui-ci identique à lui-même; 5) la même action, en se répétant, ou bien n'ajoute rien à elle-même, ou bien est une nouvelle action, avec effet cumulatif. On reconnaît là la composition transitive, la réversibilité, l'associativité et l'identité, avec (en 5), soit la tautologie logique, soit l'itération numérique, qui caractérisent les «groupements» logiques ou les «groupes» arithmétiques.

Mais, ce qu'il faut bien comprendre pour atteindre la vraie nature psychologique du groupement, par opposition à sa formulation en langage logique, c'est que ces diverses transformations solidaires sont, en fait, l'expression d'un même acte total, qui est un acte de décentration complète, ou de conversion entière de la pensée. Le propre du schème sensori-moteur (perception, etc.), du symbole préconceptuel, de la configuration intuitive elle-même, est qu'ils sont toujours «centrés» sur un état particulier de l'objet et d'un point de vue particulier du sujet; donc qu'ils témoignent toujours simultanément, et d'une assimilation égocentrique au sujet et d'une accommodation phénoméniste à l'objet. Le propre de l'équilibre mobile qui caractérise le groupement est, au contraire, que la décentration, déjà préparée par les régulations et articulations progressives de l'intuition, devient brusquement systématique en atteignant sa limite: la pensée ne s'attache plus alors aux états particuliers de l'objet, mais elle s'astreint à suivre les transformations successives elles-mêmes, selon tous leurs détours et leurs retours possibles; et elle ne procède plus d'un point de vue particulier du sujet, mais coordonne tous les points de vue distincts en un système de réciprocités objectives. Le groupement réalise ainsi, pour la première fois, l'équilibre entre l'assimilation des choses à l'action du sujet et l'accommodation des schèmes subjectifs aux modifications des choses. Au départ, en effet, l'assimilation et l'accommodation agissent en sens contraire, d'où le caractère déformant de la première et phénoméniste de la seconde. Grâce aux anticipations et reconstitutions, prolongeant dans les deux sens les actions à des distances toujours plus grandes, depuis les anticipations et reconstitutions courtes propres à la perception, à l'habitude, et à l'intelligence sensori-motrice, jusqu'aux schèmes anticipateurs élaborés par la représentation intuitive, l'assimilation et l'accommodation s'équilibrent peu à peu. C'est l'achèvement de cet équilibre qui explique la réversibilité, terme final des anticipations et reconstitutions sensori-motrices et mentales, et avec elle la composition réversible, caractéristique du groupement: le détail des opérations groupées n'exprime, en effet, que les conditions réunies, à la fois de la coordination des points de vue successifs du sujet (avec retour possible dans le temps et anticipation de leur suite) et de la coordination des modifications perceptibles ou représentables des objets (antérieurement, actuellement ou par déroulement ultérieur). (La psychologie de l'intelligence, Paris, A. Colin, 1947, pp. 166 à 170.)