L'EXPLICATION GÉNÉTIQUE ET OPÉRATOIRE

La psychologie s'étend et oscille entre la physiologie et la logique, telle est la conclusion à laquelle conduit la comparaison des divers types d'explication compris entre la psychoréflexologie et la «psychologie de la pensée». A l'explication purement causale, et organiciste, propre à la physiologie, la réalité mentale n'échappe que sous la forme d'un système d'opérations liées entre elles par des implications nécessaires et non plus par la causalité. Au déterminisme neurologique s'oppose ainsi la nécessité opératoire, et la dualité de ces deux plans s'affirme en toute clarté lorsque le sujet atteint le niveau de la déduction intelligente et de la volonté morale, et lorsque cette déduction spontanée déborde l'expérience de la réalité matérielle, de même que la volonté oppose les valeurs supérieures à la tyrannie des désirs ou des valeurs élémentaires.

Mais la conscience de la nécessité n'apparaît qu'au terme de l'évolution mentale. Que le sujet parvienne, sur ce palier terminal, à grouper entre elles les opérations intellectuelles en un système générateur d'implications nécessaires, ou à grouper entre elles les valeurs au moyen de cette opération affective qu'est la volonté, c'est là une première donnée de fait, essentielle à la constitution d'une psychologie opératoire, mais à coup sûr insuffisante pour comprendre les stades initiaux: la connaissance psychologique des seuls rapports logiques ou des seuls sentiments moraux constituerait un faible instrument d'analyse de l'intelligence ou de la vie affective de l'enfant avant l'apparition du langage, ou des animaux supérieurs dont nous ignorons tout de la conscience probable. Réduire la psychologie au domaine des implications opératoires semble donc au premier abord en limiter abusivement le champ d'investigation et laisser échapper l'essentiel des mécanismes mentaux.

Mais la nécessité, intérieurement sentie par la conscience à un certain palier d'évolution, constitue essentiellement l'indice que les conduites ont atteint un état d'équilibre: or, qui dit équilibre en appelle, par cela même, à tout le processus évolutif aboutissant à cet état terminal. Et qui dit évolution tendant vers une forme d'équilibre affirme par cela même que la compréhension de cette évolution doit tenir compte simultanément des stades initiaux et de l'état final. L'opération intellectuelle ou volontaire, ainsi que les implications entre rapports logiques ou entre valeurs supérieures, ne constituera pas, comme les notions de l'âme substantielle, de la «synthèse» ou même de la «totalité», un principe explicatif valable à tous les niveaux, mais le problème même de la psychologie opératoire, c'est-à-dire la réalité à expliquer en tant qu'aboutissement du processus évolutif dont elle représente simplement une forme d'équilibre atteinte aujourd'hui en ses états terminaux. Nous avons insisté, en effet (…) sur le fait que les sortes d'implications intervenant dans les états perceptifs ou sensori-moteurs élémentaires ne sont pas des implications complètes, c'est-à-dire reliées par des liens de nécessité entière: de telles implications incomplètes attestent donc la réalité d'un mélange initial entre le causal et l'implication même, et le problème se pose par conséquent de savoir comment l'implication complète ou pure se construit peu à peu.

La question des rapports entre le physiologique et le psychologique s'énonce donc tout autrement pour une psychologie opératoire que pour une psychologie substantialiste. Pour cette dernière, il existe dès le départ un corps et un esprit, celui-ci étant alors pourvu de tous les caractères qui le définiront à l'état d'achèvement: il s'agira donc simplement de le concevoir sous une forme virtuelle ou potentielle au cours des stades initiaux. La psychologie opératoire, au contraire, sera génétique, c'est-à-dire que, définissant l'esprit par la nécessité propre aux opérations qu'il devient capable d'effectuer, une telle psychologie se refusera à partir de structures a priori situées à la source du développement et placera la nécessité au terme seulement de ce développement. Celui-ci consistera dès lors en une construction réelle, le problème fondamental de la psychologie opératoire étant d'expliquer comment cette construction est possible et comment elle s'effectue. Ce n'est donc que dans les états terminaux d'équilibre que le rapport du physiologique et de la conscience se présentera sous la forme d'une relation entre la causalité matérielle, d'un côté, et un système d'implications pures, de l'autre côté, parce que seules les opérations finales du développement atteignent cette implication au sens strict du terme.

Entre les états initiaux et ces états terminaux, par contre, la construction de l'esprit entraîne une différenciation progressive de la causalité physiologique et de l'implication mentale. Comment donc l'explication génétique rendra-t-elle compte de cette construction et de cette différenciation du concept et du psychique sans retomber dans les difficultés de la psychologie substantialiste?

C'est ici que la notion de conduite manifeste à la fois sa fécondité et ses équivoques possibles. Une conduite intériorisée, telle qu'une opération de réunion (1 + 1 = 2 ou A + A' = B) est un système d'états de conscience reliés entre eux par des liens de pure nécessité, puisque 2 (ou B) n'est pas causé mais impliqué par 1 + 1 (ou A + A'); mais dire que ce système est une conduite intériorisée signifie, d'autre part, qu'il dérive génétiquement de conduites extérieures ou effectives telles que l'action de réunir manuellement deux objets en une seule collection. Or, cette conduite effective, point de départ de l'opération intérieure qui se constituera grâce à la composition réversible de toutes les actions possibles exécutées sur des objets symboliques, ne consiste pas elle-même, lors de ses stades initiaux, en une opération pure, mais bien en une réalité mixte comprenant simultanément des mouvements du corps, physiologiquement conditionnés, et des états de conscience. Une conduite, en son état initial participe donc simultanément de la causalité organique et de l'implication consciente. C'est pourquoi l'unique psychologie explicative est celle qui fait appel à la conduite, par opposition aux psychologies de la seule conscience, lesquelles aboutissent à ne constituer qu'une logique et qu'une axiologie introspectives et non pas opératoires. Mais, pour expliquer les opérations, la psychologie de la conduite est obligée de relier les formes inférieures d'implication à la causalité organique elle-même. N'est-ce pas alors au prix d'une équivoque fondamentale, consistant sans plus à confondre la vie et l'intelligence, ou la causalité et l'implication à la faveur de l'obscurité propre aux stades initiaux?

Il ne faut pas se le dissimuler, en effet, la psychologie génétique des conduites ne se propose pas moins que de relier les deux termes extrêmes entre lesquels oscille la psychologie, c'est-à-dire la biologie et la logique, et cela par le moyen d'un mécanisme opératoire dont les racines plongent dans la vie organique et dont le développement engendre les implications logico-mathématiques. Pour tout dire, ce programme revient donc à vouloir fermer le secteur du cercle des sciences qui s'étend entre la biologie et les mathématiques, et cette fermeture comprend précisément le passage de l'organique à l'opératoire, par conséquent de la causalité à l'implication. Comment donc procède la pensée psychologique pour avoir l'audace de tenter une telle explication, et comment s'y prend-elle pour ne tomber ni dans la réduction déformante du supérieur (implication opératoire) à l'inférieur (causalité organique), ni préformer la première dans le second?

Le premier point à souligner est que, au sein même de la conduite, la conscience n'est jamais réduite au fait organique, ni par conséquent l'implication (complète ou même incomplète) à la causalité, du fait que chacun s'accorde sous une forme ou sous une autre à tourner la difficulté au moyen d'un principe de prudence et de réduction maximale des hypothèses, qui est le «principe de parallélisme» entre la conscience et ses concomitants organiques (…) Il n'est donc jamais question de tirer purement et simplement le fait de conscience (ou d'implication) du fait organique (ou de causalité), mais uniquement de chercher, dans une conduite déterminée, à quel fait organique peut «correspondre» (par simple isomorphisme ou parallélisme) tel fait de conscience ou d'implication.

Ce principe admis par hypothèse (…) nous pouvons constater que les deux faits fondamentaux, qui, à eux deux, remplissent les conditions nécessaires, et d'ailleurs suffisantes, pour amorcer l'explication opératoire des implications logico-mathématiques, se trouvent être l'un et l'autre susceptibles de présenter un tel isomorphisme ou parallélisme; c'est-à-dire que tout en revêtant une signification précise du point de vue de l'implication consciente, ils correspondent à des concomitants dont la signification est également précise du point de vue de la causalité organique: c'est l'existence de formes emboîtées et c'est la réversibilité de leurs transformations possibles.

Nous avons, en effet, insisté (…) sur cette circonstance remarquable que les «formes» créées par l'organisation vitale se trouvent emboîtées les unes dans les autres de manière telle que la classification des êtres vivants a constitué simultanément la première des structures de connaissance de la biologie et le point de départ de la logique formelle. Un tel fait ne signifie naturellement pas que les implications logiques sont préformées dans l'activité morphogénétique de la vie, mais, entre cette activité et la construction des «formes» de la perception et de la représentation, on peut trouver des intermédiaires, telles les activités réflexes et instinctives qui prolongent les «formes» des organes tout en engendrant par ailleurs des «formes» d'activité mentale.

En second lieu, nous avons vu (…) combien apparaissent essentiels aux biologistes contemporains les divers fonctionnements anticipateurs dont témoigne l'organisme en son ontogenèse (et par conséquent en ses mécanismes génétiques eux-mêmes). Or, les réflexes et instincts eux-mêmes témoignant constamment d'un tel pouvoir anticipateur, on est aujourd'hui conduit à admettre une double série de processus d'anticipation, les uns organiques, les autres mentaux avec, entre deux, les comportements héréditaires de nature réflexe ou instinctive. Cela étant, il est clair qu'entre les anticipations élémentaires et les mécanismes opératoires on trouve une suite continue d'intermédiaires, la réversibilité propre aux opérations de l'intelligence étant ainsi préparée par cette semi-réversibilité nécessaire aux anticipations soit mentales soit organiques. Ici à nouveau, par conséquent, nous sommes en présence d'un mécanisme commun aux faits mentaux et aux faits biologiques et la chose est d'autant plus importante que cette anticipation intervient précisément dans la morphogenèse (dans l’ «ontogenèse préparante du futur» comme dit Cuénot), c'est-à-dire dans les transformations de «formes» elles-mêmes. La réversibilité opératoire, ou plutôt les divers types de régulations qui aboutiront à cette réversibilité mais qui témoignent, eux-mêmes à des degrés variables, d'une semi-réversibilité augmentant d'importance avec les paliers successifs du développement, trouve ainsi un concomitant organique possible dans les fonctionnements anticipateurs déjà à l'œuvre au sein de la matière vivante.

D'une manière générale, l'implication mentale comporte donc un isomorphe (ou un parallèle) dans certaines structures causales organiques, qui assurent, d'une part, la construction de «formes» vivantes emboîtables, et, d'autre part, les mécanismes anticipateurs doués d'un début de réversibilité. Ce dernier point est particulièrement important à noter, car la réversibilité des conduites joue précisément, dans l'explication opératoire, un double rôle tenant à la fois de l'implication et de la causalité: la réversibilité logique, qui se présente sous la forme d'une inversion possible des opérations directes en opérations inverses, fonde la nécessité des implications, tandis que la réversibilité psychologique ou inversion des actions et des conduites comme telles, relie cette réversibilité logique des implications à un mécanisme causal organique que l'on peut qualifier de «renversable» (comme dit Duhem de la réversibilité physique) et qui intéresse la motricité elle-même.

On voit donc que, grâce au principe du parallélisme, sur la signification duquel se trouvent par conséquent reportés tous les problèmes fondamentaux le parallèle (…) entre les explications de l'adaptation biologique et les explications de la connaissance, acquiert un sens psychologique précis, relatif à l'interprétation de l'intelligence elle-même et des mécanismes sensori-moteurs qui la préparent. Ainsi se trouve non pas naturellement rempli, mais au moins justifié, le programme si ambitieux de la psychologie génétique: fournir une explication des opérations de l'intelligence, qui soit de nature à relier les réalités biologiques et logiques selon une série continue conduisant des «formes» élémentaires de la conduite aux structures opératoires elles-mêmes.

Mais en quoi consiste alors en fait l'explication opératoire et comment reliera-t-elle au moyen du parallélisme psychophysiologique, la causalité inhérente à l'aspect organique des conduites à l'implication inhérente aux opérations conscientes? C'est ici qu'intervient la notion d'équilibre, en son double sens soit causal, soit relatif aux implications opératoires. Le passage d'un stade génétique à un autre consiste, en effet, toujours en un passage d'un domaine plus restreint d'équilibre à un domaine plus large, donc d'un équilibre moins stable à cause des limites mêmes du domaine d'application des conduites considérées à un équilibre plus stable (ensuite de l'élargissement du domaine d'application des conduites nouvellement apparues). Par exemple, la perception simple a un domaine restreint d'équilibre, puisqu'elle ne dépasse pas le «champ» des objets présents, et cet équilibre est peu stable, puisque sitôt changé l'un de ces objets, la perception en est altérée; la représentation, au contraire, en portant sur les objets absents comme sur les présents, présente un équilibre à la fois plus large et plus stable; cet élargissement et cette stabilité augmenteront encore lorsque la représentation portera sur les transformations comme telles et non plus sur les seuls états statiques, etc. La psychologie opératoire sera donc essentiellement une théorie des formes d'équilibre et des passages d'une forme à une autre, et c'est en réalisant un équilibre toujours plus mobile et plus stable que les opérations finissent par prendre une forme logique proprement dite au terme d'une évolution débutant par des conduites étrangères à toute logique stricte (…).

Or, la notion d'équilibre appliquée aux conduites suppose assurément, en son point de départ, la causalité organique. On dira par exemple qu'une habitude motrice est en équilibre lorsque rien ne la modifie plus, tandis qu'elle n'était point encore en équilibre durant la phase d'apprentissage et cessera à nouveau de l'être lorsque les circonstances changeront: l'équilibre implique en ce cas un ensemble de relations causales entre les mouvements, les réactions sensorielles de nature physiologique et les actions du milieu. Mais, même en cette forme élémentaire de conduite équilibrée on peut déjà faire correspondre à cet équilibre causal un équilibre entre rapports mentaux, donc entre implications: il y a stabilité des rapports, du point de vue intellectuel, entre les signaux perceptifs et les
schèmes d'action et, du point de vue affectif, entre les significations attribuées aux mouvements et aux objets sur lesquels ils portent, ainsi qu'entre les valeurs. Si nous examinons, à l'autre extrémité de l'échelle, un système de concepts et de relations logiques, nous dirons qu'il est en équilibre s'il peut s'appliquer à des contenus nouveaux sans en être modifié sinon par adjonction de nouvelles classes ou de nouvelles relations ne détruisant pas les anciennes. En un tel équilibre intervient assurément à nouveau un élément causal, intéressant les concomitants organiques de la pensée, mais cet élément joue un rôle beaucoup moins apparent dans les conduites intériorisées constituées par les opérations logiques que dans les conduites extérieures envisagées à l'instant à propos de l'habitude motrice. Par contre, l'équilibre entre implications est évident: c'est le «groupement» lui-même des classes et des relations qui le manifeste, en tant que système d'opérations conscientes à composition réversible rigoureuse.

On pourrait donc soutenir que, dans les formes successives d'équilibre des conduites se constituant au cours du développement, l'aspect causal de l'équilibre joue un rôle relativement décroissant et l'aspect implicatif un rôle augmentant corrélativement d'importance. Mais il faut dire plus, car le lien d'isomorphisme ou de «parallélisme» entre ces deux aspects causal et implicatif de la conduite, se trouve être particulièrement évident, dans le cas privilégié de la notion d'équilibre. Chacun sait, en effet (…) que la notion d'équilibre, même en un domaine purement causal comme le domaine physique, n'est pas déterminée uniquement par les rapports de causalité entre mouvements réels ou actuels, mais aussi par des rapports de nécessité entre les mouvements possibles: le principe des vitesses ou travaux virtuels, par exemple, exprime le fait qu'un système est en équilibre quand les travaux virtuels, conformes aux liaisons qui lui sont attachées, ont une résultante nulle, ce qui signifie donc que l'équilibre est assuré par des rapports nécessaires entre mouvements possibles, et non pas seulement réels. Un équilibre constitue ainsi un état qui est idéal autant que réel, puisqu'il dépend du possible et de la nécessité conditionnelle qui caractérise ce dernier; le réel ne connaît que des degrés plus ou moins approchés d'équilibre par rapport à cette forme idéale. Or, la différence entre la réalit mentale et la réalité physique est précisément essentielle à cet égard: l'équilibre physique est déduit par le physicien et le possible, le nécessaire, ou, en un mot, l'idéal n'existent que dans son esprit, en tant que celui-ci reconstruit le réel; au contraire l'équilibre psychique a ceci de particulier qu'il s'impose à la réalité mentale comme telle et cela même en ce qui concerne l'aspect idéal de la forme d'équilibre (rapports nécessaires entre transformations simplement possibles). En effet, dans les conduites proprement opératoires, le sujet a conscience des opérations possibles autant que des opérations qu'il effectue réellement (par exemple en réunissant A + A' = B, il sait que A = B - A', par inversion possible de l'opération directe) et seule cette conscience des opérations possibles donne au système d'ensemble son caractère de nécessité. Autrement dit, la notion d'équilibre permet de concevoir un isomorphisme (ou «parallélisme») d'ensemble entre le mental et le physiologique en ce qui concerne chacune des formes d'équilibre se succédant au cours du développement: aux transformations d'un système qui, du point de vue organique sont simplement réalisables, donc possibles, mais non plus, ou non encore réelles, correspondent, du point de vue de la conscience, les implications elles-mêmes en tant que rapports nécessaires entre transformations reconstituées ou anticipées; le domaine de l'idéal (au sens étymologique d'idéel), qui semble propre à la conscience, correspond ainsi au domaine du conditionnellement possible en ce qui concerne l'équilibre causal organique. Or, comme le domaine de l'équilibre s'élargit de stade en stade, et que l'équilibre devient d'autant plus stable qu'il est plus mobile, c'est-à-dire lié à des anticipations plus étendues, il est donc clair que cet aspect d'implication augmente d'importance avec le développement des conduites, tandis que l'aspect causal strict (c'est-à-dire réel par opposition au possible) diminue corrélativement. C'est pourquoi la psychologie des conduites, qui utilise des explications reposant à la fois sur la causalité et sur l'implication pour ce qui est des conduites élémentaires, devient de moins en moins causale et de plus en plus opératoire ou implicative à mesure qu'elle s'éloigne des formes primitives et se rapproche de l'équilibre terminal. (Introduction à l'épistémologie génétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1950, t. III, pp. 158-166.)