LA LOGIQUE FORME D'ÉQUILIBRE DES ÉCHANGES COGNITIFS

Avant de montrer comment ces conditions d'équilibre entraînent la constitution d'une logique, il convient encore de remarquer que ces trois conditions sont réalisées seulement en certains types d'échange, que nous pouvons désigner par définition du terme de coopération, en opposition avec les échanges déviés par un facteur soit d'égocentrisme soit de contrainte. En effet, l'équilibre ne saurait être atteint lorsque, par égocentrisme intellectuel, les partenaires ne parviennent pas à coordonner leurs points de vue: il manque alors la première condition (échelle commune de valeurs) et la troisième (réciprocité) d'où l'impossibilité d'atteindre la seconde (conservation), faute d'obligation sentie de part et d'autre: les mots sont pris dans des sens différents par les interlocuteurs, et aucun recours n'est possible aux propositions reconnues valables antérieurement, puisque le sujet ne se sent point obligé à tenir compte de ce qu'il a admis ou dit. Dans le cas des rapports intellectuels où intervient, sous une forme ou sous une autre, un élément de contrainte ou d'autorité, les deux premières conditions semblent par contre remplies. Mais l'échelle commune des valeurs est alors due à une sorte de «cours forcé», dû à l'autorité des usages et des traditions, tandis que, faute de réciprocité l'obligation de conserver les propositions antérieures ne fonctionne qu'à sens unique (par exemple x obligera x' et non pas l'inverse): il en résulte que, si cristallisé et si solide en apparence que soit un système de représentations collectives imposées par contrainte, de générations en générations, il ne constitue pas un état d'équilibre vrai ou réversible, en l'absence de la troisième condition, mais un état de «faux-équilibre» (comme on dit en physique pour les équilibres apparents dus à la viscosité, etc.); l'intervention de la discussion libre suffira donc à le disloquer. L'état d'équilibre, tel qu'il est défini par les trois conditions précédentes est ainsi subordonné à une situation sociale de coopération autonome, fondée sur l'égalité et la réciprocité des partenaires, et se dégageant simultanément de l'anomie propre à l'égocentrisme et de l'hétéronomie propre à la contrainte.

Mais il importe de préciser que la coopération, telle que nous venons de la définir par ses lois d'équilibre et de l'opposer au double déséquilibre de l'égocentrisme et de la contrainte, diffère essentiellement du simple échange spontané, c'est-à-dire du «laisser-faire» tel que le concevait le libéralisme classique. Il est trop clair, en effet, que sans une discipline assurant la coordination des points de vue par le moyen d'une règle de réciprocité, le «libre-échange» est continuellement tenu en échec, soit par l'égocentrisme (individuel, national ou résultant de la polarisation de la société en classes sociales), soit par les contraintes (dues aux luttes entre de telles classes, etc.). A la passivité du libre-échange, la notion de coopération oppose ainsi la double activité d'une décentration, eu égard à l'égocentrisme intellectuel et moral et d'une libération eu égard aux contraintes sociales que cet égocentrisme provoque ou entretient. Comme la relativité sur le plan théorique, la coopération sur celui des échanges concrets suppose donc une conquête continuelle sur les facteurs d'automatisation et de déséquilibre. Qui dit autonomie, par opposition à l'anomie et à l'hétéronomie, dit, en effet, activité disciplinée ou autodiscipline, à égale distance de l'inertie ou de l'activité forcée. C'est en quoi la coopération implique un système de normes, à la différence du soi-disant libre échange dont la liberté est, rendue illusoire par l'absence de telles normes. Et c'est pourquoi la vraie coopération est si fragile et si rare en un état social partagé entre les intérêts et les soumissions, de même que la raison demeure si fragile et si rare en regard des illusions subjectives et du poids des traditions.

L'équilibre des échanges ainsi caractérisé comporte donc essentiellement un système de normes, par opposition aux simples régulations. Mais alors, il est visible que ces normes constituent des groupements coïncidant avec ceux de la logique même des propositions, bien qu'elles ne supposent pas cette logique en leur point de départ.

En premier lieu, indépendamment des conditions initiales déterminant les propositions de x, soit r(x), et l'accord de x', soit s(x'), ou l'inverse, l'obligation de conserver les validités reconnues, c'est-à-dire la conservation obligée des valeurs virtuelles t(x') et v(x), ou l'inverse, entraîne ipso facto la constitution de deux règles, qui apparaissent ainsi comme des règles de communication ou d'échange abstraction faite de l'équilibre interne des opérations individuelles: le principe d'identité, maintenant invariante une proposition au cours des échanges ultérieurs, et le principe de contradiction conservant sa vérité si elle est reconnue vraie, ou sa fausseté si elle est déclarée fausse, sans possibilité de l'affirmer et de la nier simultanément.

En second lieu, l'actualisation toujours possible des valeurs virtuelles v et t oblige ainsi réciproquement les partenaires à revenir sans cesse en arrière pour accorder les propositions actuelles aux propositions antérieures; la conservation obligée dont il vient d'être question ne demeure donc pas statique, mais entraîne le développement de la propriété fondamentale qui oppose la pensée logique à la pensée spontanée: la réversibilité opératoire, source de cohérence de toute construction formelle.

Enfin, ainsi réglées par la réversibilité et la conservation obligée, les productions ultérieures de propositions r(x) ou r(x') et les accords possibles entre partenaires, s(x') ou s(x) prennent nécessairement l'une des trois formes suivantes: a) les propositions de l'un peuvent correspondre simplement à celles de l'autre, d'où un groupement présentant la forme d'une correspondance terme à terme entre deux séries isomorphes de propositions; b) celles de l'un des partenaires peuvent constituer le symétrique de celles de l'autre, ce qui suppose leur accord sur une vérité commune (du type a) justifiant la différence de leurs points de vue (par exemple dans le cas de deux positions spatiales renversant les rapports de gauche et de droite ou de deux positions dans les relations de parenté telles que les frères de l'un des partenaires soient les cousins de l'autre et réciproquement); c) les propositions de l'un des partenaires peuvent compléter simplement celles de l'autre, par addition entre ensembles complémentaires.

Ainsi l'échange même des propositions constitue une logique, puisqu'il entraîne le groupement des propositions échangées: un groupement propre à chaque partenaire, en fonction de ses échanges avec l'autre, et un groupement général dû aux correspondances, aux réciprocités ou aux complémentarités de leurs groupements solidaires. L'échange comme tel constitue donc une logique, qui converge avec la logique des propositions individuelles.

D'où, à nouveau, la question traitée à propos des opérations concrètes: cette logique de l'échange résulte-t-elle de groupements individuels préalables ou l'inverse? Mais la solution s'impose de façon beaucoup plus simple encore que dans le cas des opérations concrètes, puisqu'une «proposition» est par essence un acte de communication tout en constituant toujours en son contenu la communication d'une opération effectuée par un individu: le groupement résultant de l'quilibre des opérations individuelles et le groupement exprimant l'échange lui-même se constituent ensemble et ne sont que les deux faces d'une même réalité. Jamais l'individu à lui seul ne serait capable de conservation entière et de réversibilité complète, et ce sont les exigences de la réciprocité qui lui permettent cette double conquête, par l'intermédiaire d'un langage commun et d'une échelle commune de définitions. Mais en retour la réciprocité n'est possible qu'entre sujets individuels capables de pensée équilibrée, c'est-à-dire aptes à cette conservation et à cette réversibilité imposée par l'échange. Bref de quelque manière que l'on retourne la question, les fonctions individuelles et les fonctions collectives s'appellent les unes les autres dans l'explication des conditions nécessaires à l'équilibre logique. Quant à la logique elle-même, elle les dépasse toutes deux puisqu'elle relève de l'équilibre idéal auquel elles tendent les unes et les autres. Ce n'est pas à dire qu'il existe une logique en soi, qui commanderait simultanément les actions individuelles et les actions sociales, puisque la logique n'est que la forme d'équilibre immanente au processus de développement de ces actions mêmes. Mais les actions, devenant composables et réversibles, acquièrent, en se haussant ainsi au rang d'opérations, le pouvoir de se substituer les unes aux autres. Le «groupement» n'est donc qu'un système de substitutions possibles, soit au sein d'une même pensée individuelle (opérations de l'intelligence), soit d'un individu à l'autre (coopération sociale entendue comme un système de coopérations). Ces deux sortes de substitutions constituent alors une logique générale, à la fois collective et individuelle, qui caractérise la forme d'équilibre commune aux actions sociales aussi bien qu'individualisées. C'est cet équilibre commun qu'axiomatise la logique formelle. (Études sociologiques, Genève, Droz, 2e éd., 1965, pp. 95 à 99.)