Naissance de l'intelligence - Observation 180

[p.293]Une autre invention élémentaire, issue d'une combinaison mentale et non pas seulement d'un apprentissage sensori-moteur, a été celle qui a permis à Lucienne de retrouver un objet à l'intérieur d'une boîte d'allumettes. A 1; 4 (0), en effet, c'est-à-dire immédiatement après l'expérience précédente, je m'amuse à cacher la chaîne dont il vient d'être question dans la boîte même dont nous nous sommes servis pour les essais de l'observation 179. Je commence par ouvrir la boîte aussi grande que possible et par mettre la chaîne dans le fourreau (donc là où Lucienne l'a introduite d'elle-même, mais plus profondément). Lucienne, qui s'est déjà exercée à remplir et vider son seau et divers récipients, s'empare alors de la boîte et la retourne sans hésiter. Il n'y a là, naturellement, aucune invention (c'est la simple application d'un schème acquis par tâtonnement), mais la connaissance de cette conduite, chez Lucienne, est utile pour la compréhension de ce qui suit.

Puis je mets la chaîne à l'intérieur de la boîte d'allumettes vide (à l'endroit où l'on place les allumettes elles-mêmes), mais en fermant la boîte jusqu'à ne laisser qu'une fente de 10 mm. Lucienne commence par retourner le tout, puis essaie de saisir la chaîne par la fente. N'y parvenant pas, elle introduit simplement son index dans la fente et parvient ainsi à sortir un fragment de chaîne; elle le tire ensuite jusqu'à solution complète. C'est ici que débute l'expérience sur laquelle nous voulons insister. Je remets la chaîne dans la boîte et réduis la fente à 3 mm. Il est donc entendu que Lucienne ignore le fonctionnement de la fermeture et de l'ouverture des boîtes d'allumettes et qu'elle ne m'a pas vu préparer l'expérience. Elle est seulement en possession des deux schèmes précédents: retourner la boîte pour la vider de son contenu, et glisser son doigt dans la fente pour faire sortir la chaîne. C'est naturellement ce dernier procédé qu'elle essaie d'abord: elle introduit son doigt et tâtonne pour atteindre la chaîne, mais échoue complètement. Suit une interruption, durant laquelle Lucienne présente une réaction fort curieuse, témoignant à merveille non seulement [p.294] du fait qu'elle essaie de penser la situation et de se représenter par combinaison mentale les opérations à exécuter, mais encore du rôle que joue l'imitation dans la genèse des représentations: Lucienne mime l'agrandissement de la fente.

En effet, elle regarde la fente très attentivement, puis, plusieurs fois de suite, elle ouvre et ferme sa propre bouche, d'abord faiblement, ensuite de plus en plus grande! Evidemment, Lucienne comprend l'existence d'une cavité sous-jacente à la fente, et elle désire agrandir cette cavité: l'effort de représentation qu'elle fournit ainsi s'exprime alors plastiquement, c'est-à-dire que, faute de pouvoir penser la situation en mots ou en images visuelle nettes, elle use, à titre de «signifiant» ou de symbole, d'une simple indication motrice. Or la réaction motrice s'offrant d'elle-même à remplir ce rôle n'est autre que l'imitation, c'est-à-dire précisément la représentation en actes, celle qui, antérieurement sans doute à toute image mentale, permet non seulement de détailler les spectacles actuellement perçus, mais encore de les évoquer et de les reproduire à volonté. Lucienne, en ouvrant sa propre bouche, exprime donc, ou même si l'on veut, réfléchit son désir d'agrandir l'ouverture de la boîte: ce schème d'imitation, dont elle est familière, constitue pour elle le moyen de penser la situation. Il s'y ajoute d'ailleurs sans doute un élément de causalité magico-phénoméniste ou d'efficace: de même qu'elle use souvent de l'imitation, pour agir sur les personnes et leur faire reproduire leurs gestes intéressants, de même il est probable que l'acte d'ouvrir la bouche devant la fente à agrandir implique quelque idée sous-jacente d'efficace.

Sitôt après cette phase de réflexion plastique, Lucienne introduit sans hésiter son doigt dans la fente, et, au lieu de chercher comme précédemment atteindre la chaîne, elle tire de manière à agrandir l'ouverture: elle y parvient et s'empare de la chaîne.

Durant les essais suivants (la fente étant toujours de 3 mm.) le même procédé est retrouvé immédiatement. Par contre, Lucienne n'est pas capable d'ouvrir la boîte lorsqu'elle est entièrement fermée: elle tâtonne, lance la boîte à terre, etc., mais échoue.