Naissance de l'intelligence – Observation 94

[p.141]Obs. 94. - Lucienne, à 0; 3 (5), secoue sa roulotte en imprimant à ses jambes de violents mouvements (plier et détendre, etc), ce qui fait balancer les poupées d'étoffe suspendues à la toiture. Lucienne les regarde en souriant, pour recommencer aussitôt. Ces mouvements sont les simples concomitants de la joie: quand elle éprouve un grand plaisir, Lucienne l'extériorise en une réaction totale y compris le mouvement des jambes. Comme elle sourit souvent à ses chiffons, elle en a ainsi provoqué le balancement. Mais l'entretient-elle par réaction circulaire consciemment coordonnée, ou est-ce le plaisir sans cesse renaissant qui explique son comportement?

Le soir du même jour, alors que Lucienne est tranquille, je fais osciller doucement ses poupées. La réaction du matin se déclenche à nouveau, mais les deux interprétations demeurent possibles

Le lendemain, à 0; 3 (6), je présente les poupées: Lucienne se remue aussitôt, y compris les secousses des jambes, mais cette fois sans aucun sourire. Son intérêt est intense et soutenu, aussi semble-t-il y avoir réaction circulaire intentionnelle.

A 0; 3 (8), je retrouve Lucienne en train de faire balancer ses poupées. Une heure après, je leur imprime un léger mouvement: Lucienne les regarde, sourit, remue un peu puis revient à ses mains qu'elle regardait peu avant. Un mouvement fortuit ébranle les poupées: Lucienne les regarde à nouveau et cette fois se secoue régulièrement. Elle fixe les poupées des yeux, sourit à peine et imprime à ses jambes des mouvements nerveux et francs. A chaque instant, elle est distraite par ses mains qui repassent dans le champ visuel: elle les examine un instant puis revient aux poupées. Il y a, cette fois, réaction circulaire nette.

A 0; 3 (13), Lucienne regarde sa main avec plus de coordination que d'habitude (voir obs 67). Dans sa joie de voir sa main aller et venir entre son oreiller et sa figure, elle se secoue devant cette main comme en face des poupées. Or cette réaction de secousse lui rappelle les poupées, qu'elle [p. 142] regarde immédiatement après comme si elle en prévoyait le mouvement. Elle regarde également le toit qui bouge aussi. A certains moments, son regard oscille entre sa main, le toit et les poupées. Puis son attention s'attache aux poupées, qu'elle ébranle alors avec régularité.

A 0; 3 (16), dès que je suspends les poupées, elle les secoue aussitôt, sans sourire, par ébranlements nets et rythmés, avec un bon intervalle entre chaque secousse, comme si elle étudiait le phénomène. Le succès mène peu à peu au sourire. La réaction circulaire est cette fois incontestable. Idem à 0; 3(24). Mêmes observations au cours des mois suivants, et jusqu'à 0; 6 (10) et 0; 7 (27), en face d'un pantin, à 0; 6 (13) en face d'un oiseau de celluloid, etc.