Naissance de l'intelligence – Observation 127

[p.196]Si Jacqueline s'est montrée capable à 0; 8 (8) d'écarter une main étrangère qui faisait obstacle à ses désirs, elle n'a pas tardé à se rendre capable de la conduite inverse: utiliser la main d'autrui comme [p.197] intermédiaire pour produire un résultat souhaité. C'est ainsi qu'à 0; 8 (13), Jacqueline regarde sa maman qui balance un volant d'étoffe avec sa main. Lorsque ce spectacle prend fin, Jacqueline, au lieu d'imiter elle-même ce geste, ce qu'elle fera d'ailleurs peu après, commence par chercher la main de sa maman, la place devant le volant et la pousse pour qu'elle reprenne son activité.

Assurément, il ne s'agit ici que de faire durer un spectacle observé juste auparavant. A cet égard, on peut comparer ces cas à ceux des obs. 112-118. Seulement, un progrès notable s'accomplit par le fait que Jacqueline décompose mentalement le spectacle dont elle a été témoin et utilise la main d'autrui à titre d'intermédiaire. En outre, deux mois plus tard, c'est à une situation nouvelle qu'elle applique ce moyen:

A 0; 10 (30), en effet, Jacqueline me prend la main, me l'applique contre une poupée chantante qu'elle n'arrivait pas à actionner elle-même, et exerce une pression sur mon index pour que je fasse le nécessaire (même réaction trois fois de suite).

Nous étudierons plus tard (vol. II, chap. III, § 3), à propos de l'objectivation et de la spatialisation de la causalité, le détail de ces conduites. Mais il convenait de les citer dès maintenant du point de vue de l'«application des schèmes connus aux situations nouvelles» pour montrer comment elles prennent naissance par coordination de schèmes indépendants. La grande nouveauté d'un tel comportement en est, en effet, la suivante. Jusque vers 0; 8 l'enfant, lorsqu'on produit devant lui un résultat intéressant, cherche à agir directement sur ce résultat: il regarde l'objectif et, suivant les cas, se cambre, agite ses mains, etc. (voir plus haut, obs. 112-118), ou bien, s'il peut atteindre l'objectif (un hochet, par exemple), il le frappe, le secoue, etc. Il lui arrive constamment, d'autre part, de réagir de même en présence de la main seule de l'adulte: si je fais claquer mon médius contre la racine de mon pouce et que je présente ma main à l'enfant, ou bien il se cambre, etc., si elle est inaccessible, ou bien il la frappe, la secoue, etc., pour me faire continuer. Il y a donc là deux sortes de schèmes circulaires secondaires indépendants: actions sur l'objectif et action sur la main (laquelle est conçue dans ce cas comme un objectif quelconque). Or, dans l'observation que nous venons de décrire, Jacqueline se sert de la main d'autrui comme intermédiaire, pour agir sur l'objectif. Qu'est-ce à dire, sinon que, ici comme à propos des schèmes d'«écarter l'obstacle» ou des schèmes plus simples du premier groupe, l'enfant commence à coordonner deux sortes de schèmes jusque-là indépendants? Il cherche à agir sur la main d'autrui, mais en tant que cette main peut agir elle-même sur l'objectif: il met donc en relation l'un des deux schèmes avec l'autre.